Corps de l’article

Les benzodiazépines (BZD) sont apparues en pharmacothérapie au début des années soixante déclenchant une véritable révolution dans le domaine des agents anxiolytiques. Elles apparaissent dès lors comme des drogues miraculeuses puisqu’elles procurent un soulagement notable et rapide des symptômes d’anxiété. Aussi, elles peuvent induire le sommeil à des doses peu élevées tout en étant sécuritaires comparativement aux barbituriques et elles sont exemptes des effets secondaires de ces dernières. Les benzodiazépines ont toutefois rapidement perdu leur réputation de « drogues miracles » à la suite du développement de la tolérance, de la dépendance (se traduisant par une difficulté à en cesser l’utilisation), de l’incidence d’effets secondaires sur certaines fonctions cognitives, de l’incidence d’abus, tant dans un contexte d’utilisation médicale contrôlée que dans un contexte non médical.

Malgré ces constats, les benzodiazépines représentent encore la famille de psychotropes la plus prescrite dans les pays industrialisés. On estime qu’entre 10 et 20 % de la population consomme des psychotropes sur une période de plus de 12 mois, les benzodiazépines représenteraient 80 % de cette consommation (Laurier et al., 1990).

Le principal prescripteur de BZD est le médecin de famille (omnipraticien), et les problèmes les plus fréquents pour lesquels les benzodiazépines sont prescrites sont le trouble d’anxiété généralisée ou une plainte subjective de nervosité, d’anxiété ou de stress et d’insomnie, le trouble panique, certains troubles phobiques, certaines plaintes psychosomatiques telles la migraine de tension et la dermatite. Elles sont aussi prescrites comme relaxants musculaires dans le traitement de divers troubles (Klein et al., 1994). La prescription augmente avec l’âge et les benzodiazépines sont plus souvent prescrites à des femmes. Du nombre total d’utilisateurs, on estime que de 15 à 30 % d’entre eux en feraient un usage chronique (Livingston, 1994 ; Simon et al., 1996).

Il est de plus en plus reconnu que le débat sur l’utilisation chronique des benzodiazépines représente un défi multidisciplinaire. Que ce soit aux niveaux psychosocial, psychologique, pharmacodynamique, clinico-épidémiologique ou politique, plusieurs aspects de la vie de la personne doivent être considérés dans l’évaluation des risques et bénéfices de leur utilisation de même que dans la gestion clinique de certains troubles. Il demeure par ailleurs, encore difficile de mesurer l’impact social de l’usage ou du sevrage des benzodiazépines.

Au cours des dernières années au Québec, plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question de l’utilisation des benzodiazépines. Le but de ce numéro est de faire une mise à jour de la recherche sur l’utilisation prolongée des benzodiazépines.

Les articles du présent numéro reflètent à la fois la qualité et la diversité de la recherche qui s’effectue actuellement au Québec. Les collaborateurs soulignent l’importance d’adopter une approche multidisciplinaire qui tient compte de l’ensemble des compétences professionnelles des différents domaines. Ils abordent, chacun à leur manière, les enjeux majeurs du débat sur l’utilisation des benzodiazépines allant de leur utilité, leur efficacité et leur rapidité d’action versus les risques associés à une utilisation prolongée tels que la dépendance et la perte de capacité d’adaptation de l’individu en passant par les différentes dimensions de la santé à considérer dans la gestion de leur usage. Un tel chemin sinueux est jalonné d’une variété de facteurs démographiques, psychosociaux et liés à la santé qui sont sous-jacents au recours aux benzodiazépines : événements de vie, personnalité, famille, soutien social, estime de soi, occupation professionnelle, avis professionnel et habitudes de prescription. Comme l’ont démontré plusieurs études, tous ces facteurs jouent un rôle dans la prédiction de l’usage à long terme et du développement de la dépendance. Une autre problématique à considérer est l’importance d’adopter une approche intégrant des interventions pharmacologiques et psychologiques dans le cadre du sevrage.

Les études démontrent que les personnes souffrant de troubles d’anxiété graves et persistants et les personnes aînées sont les populations particulièrement à risque de faire un usage chronique de benzodiazépines. Bien que ces personnes aient des besoins qui s’avèrent plus importants que la population générale, ces dernières demeurent ambivalentes sur l’usage de médications benzodiazépiniques (Collin, 2001). Ainsi, on a pu constater que les personnes aînées préféreraient ne pas se plaindre des effets indésirables actuels ou potentiels et seraient davantage préoccupées à faire face à leurs problèmes courants qu’à d’éventuels problèmes (Rouleau, 2002). Il semble également que ces populations disposeraient de moins de ressources psychosociales et seraient davantage confrontées aux exigences de la dépendance et du sevrage des benzodiazépines. Aussi, elles auraient moins accès à des alternatives de traitement en raison semble-t-il d’une vision stéréotypée de leur réalité clinique.

Quel rôle les professionnels de la santé jouent-ils dans le débat actuel sur les benzodiazépines ? Ils sont à la fois les prescripteurs et les experts de la santé chargés de dispenser des soins et représentent donc les instances les mieux placées pour offrir des solutions alternatives à l’usage chronique de benzodiazépines. Bien entendu, ces professionnels de la santé doivent eux-mêmes être mieux informés des alternatives de traitement qu’ils pourraient suggérer à leurs patients. Toutefois, la population générale et les décideurs politiques doivent aussi être informés des solutions alternatives telles que les traitements psychologiques comme la thérapie cognitivo-comportementale (TCC). Ces approches ont démontré leur efficacité dans le traitement des troubles d’anxiété et de l’insomnie (Barlow, 2002). Comme en discutent certains auteurs du présent numéro, la TCC peut même faciliter le sevrage des benzodiazépines. Toutefois, de telles alternatives de traitement ne sont pas très accessibles au grand public en raison à la fois d’un manque de cliniciens formés à cette approche, de lacunes au niveau de l’information des professionnels de la santé et plus important, du peu de ressources financières. Le dilemme des professionnels de la santé ne reposerait peut-être pas tant sur le manque d’information sur l’existence de ces alternatives mais plutôt sur le manque de ressources, tant matérielles que financières, pour les rendre disponibles à leurs patients. Aussi, ces derniers ont souvent peu d’intérêt pour ce genre de démarche et se font plus insistants à se procurer un anxiolytique qui agit rapidement. Pour les professionnels, il devient donc difficile de suggérer des solutions alternatives.

Les collaborateurs du présent numéro incluent des médecins, des psychologues-chercheurs, des neuropsychologues, des sociologues et des épidémiologistes dans une sorte de microcosme représentant la collaboration idéale pour la gestion de l’usage des benzodiazépines.

Ainsi, les travaux empiriques passés en revue par Quévillon et Bédard mettent en lumière l’un des paradoxes importants des benzodiazépines. Ils démontrent comment cette médication, dont le but est d’améliorer la capacité d’adaptation de l’individu, peut causer des détériorations cognitives nuisant au fonctionnement et, ultérieurement, à la capacité d’adaptation et l’autonomie, surtout des personnes âgées. Les auteurs font le point sur l’importance de trouver des alternatives de traitements pour les personnes âgées. Ils mettent en lumière la difficulté de combiner les effets des benzodiazépines sur les cognitions avec la thérapie psychologique, celle-ci nécessitant non seulement une réponse cognitive alerte, mais aussi un accès à une vaste gamme d’émotions.

L’article de Mainguy et Landry présente les lignes directrices de la prescription et les considérations cliniques pour le sevrage des BZD qui incluent une évaluation médicale approfondie, l’histoire médicale et de la prise de psychotropes ainsi que la motivation du patient à avoir recours à cette médication ou à vouloir la cesser. Ils présentent les dilemmes auxquels sont confrontés les cliniciens dans les cas plus complexes, et la façon d’équilibrer la gestion de l’anxiété avec la possibilité de développer une dépendance. Ils suggèrent fortement l’ajout de la thérapie psychologique et discutent de l’épineux problème de la rechute à la suite de l’arrêt ou la tentative d’arrêt du traitement médicamenteux.

L’équipe de Gosselin et al. présente un exemple de l’applicabilité et de l’efficacité de la TCC pour faciliter le sevrage et promouvoir ultérieurement la gestion de l’anxiété chez des personnes souffrant d’un trouble d’anxiété généralisée. Les auteurs démontrent comment l’application systématique de la TCC, à l’aide d’un protocole ciblant spécifiquement le traitement des inquiétudes peut engendrer une amélioration du statut clinique sur les plans du sevrage des BZD et de la gravité du trouble d’anxiété. Les mesures couvrant divers aspects du fonctionnement cognitif, comportemental et psychosocial attestent de l’importance de la TCC durant le sevrage.

Belleville et al. discutent de l’utilisation des BZD dans la gestion de l’insomnie, un autre trouble pour lequel celles-ci sont très fréquemment prescrites à long terme. Les auteurs présentent des arguments sur l’efficacité de stratégies alternatives incluant la TCC spécifiquement conçue pour les problèmes d’insomnie. Les effets paradoxaux des BZD sur le sommeil incluent la modification de l’architecture du sommeil ; elles en prolongeraient la durée mais en diminueraient la qualité. Plusieurs effets néfastes, dont la perte d’efficacité de la médication, sont associés à l’utilisation à long terme.Deux articles se penchent sur les processus cognitifs en jeu dans le sevrage des BZD. Bélanger et al. mesurent les attentes de résultats à l’égard de l’arrêt de cette médication. Ils examinent l’hypothèse selon laquelle les attentes seraient sous-jacentes à certaines difficultés rencontrées durant le sevrage. Les auteurs présentent le développement d’un nouvel instrument de mesure en discutant de la validité clinique des items du questionnaire. Il semble que les attentes de résultats positifs surtout pour le fonctionnement cognitif et émotionnel post sevrage, seraient associées à la réussite du sevrage. Le fait de n’avoir aucune attente face à l’issue de l’arrêt de la médication serait aussi associé à la réussite du sevrage.

O’Connor et al. pour leur part, décrivent le plan d’un manuel d’intervention (PASSE) qui repose sur les données empiriques d’une étude antérieure et qui cible, en plus de ces processus psychosociaux, les inquiétudes et les attentes relatives à la performance et aux motivations individuelles à cesser le traitement médicamenteux. Ce programme cognitivo-comportemental a été comparé à une intervention non directive prodiguant seulement du soutien social, et à un sevrage supervisé standard d’un autre groupe. Les deux groupes qui ont reçu une intervention durant le sevrage ont connu des résultats supérieurs au groupe sevrage seul. Les résultats du groupe de TCC, qui a un léger avantage sur le groupe soutien social, suggèrent qu’en plus des symptômes d’anxiété, des facteurs psychosociaux peuvent être ciblés pour faciliter le sevrage. Les auteurs suggèrent la tolérance psychologique, un méta concept pouvant représenter une avenue à explorer dans la prédiction de la réussite du sevrage.

Proulx et al. soulignent la confusion qui règne en psychogériatrie sur la recherche dans le domaine des benzodiazépines. Il ne semble pas y avoir de consensus sur la définition de la dépendance aux BZD à adopter. La recherche sur les populations aînées est souvent conduite auprès de groupes disparates qui varient grandement dans leurs capacités physiques et leur degré d’autonomie, défiant ainsi toute comparaison. Il se pourrait aussi que les instruments de mesure utilisés pour évaluer la population adulte générale ne soient pas adéquats pour les personnes aînées. Les problèmes propres au vieillissement exigent que cette population soit considérée différente des utilisateurs adultes tant en termes des effets de cette médication que du sevrage.

Enfin, Préville et al. proposent un cadre conceptuel, un modèle qui pondère les facteurs inhibants et facilitants liés à la santé, au milieu social, et au rôle des professionnels en tant que prescripteurs. Chacune des composantes aurait un rôle calculé dans la route menant à la consommation prolongée des anxiolytiques, sédatifs et hypnotiques, principalement des BZD. La consommation de benzodiazépines constitue à la fois un comportement de santé et un comportement social. Ce modèle explicatif peut être adapté aux populations étudiées, et suggère qu’une perspective psychosociale plus vaste sur l’utilisation des BZD est non seulement souhaitable mais faisable.

Des recommandations et des défis peuvent être tirés des études du présent numéro. Toutefois, il y a peu de place aux réjouissances. Il est clair qu’aucune discipline ne détient la réponse sur l’usage des benzodiazépines. Même des définitions fondamentales comme la « dépendance » font appel à des termes multidisciplinaires. Métaphoriquement, l’utilisation chronique des BZD peut être illustrée par la route empruntée au cours d’un voyage. Que cette route serpente le milieu familial ou le milieu professionnel, le parcours se déroule parfois dans des conditions saines et des conditions parfois affligeantes, un climat parfois amical ou parfois hostile. Cette route peut mener ou non à l’usage des BZD, au sevrage ou à l’usage chronique. Le défi est d’identifier les risques psychosociaux associés à la chronicité à chaque étape du trajet. Tel que le démontre l’ensemble des articles présentés, la recherche est en train de pivoter vers une approche intégrée mais malheureusement, la gestion clinique de l’utilisation chronique semble encore loin. La vision d’une approche intégrative de la pratique médicale, des interventions psychologiques et de la réalité sociale, suggérée par plusieurs auteurs dans le débat sur l’utilisation des BZD, est loin de la réalité actuelle. Davantage de ressources et de formation, une plus grande accessibilité des services, ainsi qu’un bon vouloir inter-disciplinaire sont grandement nécessaires à ce stade-ci.

Sur une note plus positive, cet échantillon de travaux des chercheurs dans ce domaine ne manque ni de rigueur, ni de curiosité intellectuelle, particulièrement au Québec. Les efforts des chercheurs et des cliniciens québécois pour trouver des solutions concrètes continueront certainement de porter leurs fruits dans les années à venir.