Corps de l’article

La cocaïnomanie, un phénomène complexe particulièrement répandu au Québec peut être analysée à partir de lunettes sociologique, psychologique, biologique, politique et économique. Elle est d’autant plus complexe lorsqu’elle est associée à d’autres problématiques telles l’itinérance, la désaffiliation sociale, la criminalité, les troubles de santé mentale, les infections virales (VIH/sida, hépatites). Lorsque concomitantes, ces problématiques mènent souvent à une plus grande exclusion sociale et compliquent ainsi les interventions. Que la question soit abordée sous l’angle du VIH/sida, de la santé mentale ou de l’itinérance, certaines personnes cocaïnomanes sont touchées par plusieurs de ces facettes. Aussi, ces personnes posent un défi de taille particulièrement dans l’élaboration de mesures d’intervention puisqu’elles sont plus inaccessibles.

Partant de l’expérience d’équipes cliniques et de recherche de Montréal, cet article s’intéresse particulièrement aux mesures d’intervention qui permettraient d’établir un contact avec les cocaïnomanes les plus désaffiliés socialement. Ces derniers vivent dans l’instabilité résidentielle, souffrent de problèmes de santé physique ou de santé mentale souvent peu traités, sont aux prises avec des problèmes judiciaires, sont très à risque d’infections virales et consultent de façon erratique les ressources à leur disposition. Bien que ces consommateurs soient peu décrits dans la littérature comparativement aux autres, ces cocaïnomanes désaffiliés sont bien connus des urgences médicales, des ressources avec exigences peu élevées telles les programmes d’échange de seringues (PES) et les travailleurs de rue. Selon les expériences sur le terrain, leur grande désorganisation psychosociale complique l’élaboration de stratégies pour les rejoindre et améliorer leur condition de vie.

Problématiques liées aux cocaïnomanes désaffiliés

Problématique de liens : désaffiliation sociale et « déliaison » des services

Les cocaïnomanes ne constituent pas un groupe homogène bien que les écrits rendent peu compte de cette diversité. Certains cocaïnomanes ont davantage tendance à « s’exclure » socialement et sont plus sévèrement exclus par la société tandis que d’autres sont plus intégrés et acceptés malgré leur consommation de cocaïne. En effet, selon Schneeberger (2000, 56), « ce ne sont pas tous les consommateurs de cocaïne qui se désorganisent, se transforment en criminels ou sabotent les liens avec leur entourage ».

Les cocaïnomanes les plus désaffiliés sont plus difficiles à rejoindre par les intervenants du réseau d’aide. Plus la cocaïne occupe une place importante, plus le lien social s’effacera. Toutefois, cette dynamique de liens sociaux est beaucoup plus complexe et implique certainement d’autres facteurs.

D’une part, les personnes vivant en marge, à cause de la discrimination et de leur histoire d’abus, ont développé une méfiance extrême qui les maintient loin des services (Noël et al., 1999 ; Beauchemin, 1996 ; Parazelli, 1996). Ces personnes répètent souvent le traumatisme du rejet, de l’abandon, de l’abus dans leur relation aux autres, y compris leur relation avec les intervenants. Cette méfiance se pose en obstacle à la possibilité de leur venir en aide. De plus, elles sont privées d’un sentiment d’utilité sociale et de la possibilité d’exercer leur citoyenneté (Bouchard, 1996 ; Parazelli, 1996). Elles sont en rupture et ce, plus particulièrement avec les institutions représentant l’autorité et la norme. Selon l’expérience clinique, les cocaïnomanes désaffiliés ne font pas exception. Eux aussi vivent la méfiance, l’exclusion, la rupture et c’est souvent de façon erratique qu’ils consultent les ressources communautaires.

Plusieurs équipes mobiles et travailleurs de rue tentent de rejoindre les consommateurs désaffiliés afin de répondre à leurs besoins fondamentaux. Par contre, ces interventions ne permettent pas le développement de la socialisation au sens d’y exercer un rôle social. Comment est-t-il possible alors pour ces personnes désaffiliées de redevenir citoyennes, de vivre des expériences valorisantes de socialisation nécessaires à une insertion sociale (Parazelli, 1996) ? L’Itinéraire [1], un regroupement proactif pour les personnes itinérantes de Montréal, est l’un des rares exemples qui illustre la possibilité d’instaurer des environnements permettant l’exercice de la citoyenneté.

Les réactions face aux populations marginalisées, entre autres, les cocaïnomanes, ont aussi un impact sur les services. Ces personnes jugées « indésirables » font souvent face au refus des services et sont référées ailleurs créant ainsi une circularité stérile des référenves (Poirier, 1996). La multitude des problématiques chez une même personne peut devenir une raison, souvent involontaire, d’exclusion. Selon l’expérience américaine de Drake et al. (1991), par exemple, les personnes souffrant de comorbidité de toxicomanie et de troubles graves de santé mentale sont souvent refusées par les services ou encore reçoivent leur congé prématurément. Une autre réaction est la prise en charge de ces personnes. Ainsi, elles sont privées de toute possibilité de développer des sentiments d’estime de soi et d’efficacité personnelle nécessaires pour modifier elles-mêmes leurs conditions de vie (Poirier, 1996).

La problématique de liens existe également à l’intérieur même des services qui sont souvent morcelés, sans coordination et en compétition. Cette absence de cohérence vient ainsi entraver l’accessibilité et la disponibilité des ressources. De plus, le caractère temporaire et spécialisé des services ne favorise pas le développement d’un sentiment d’appartenance et d’un lien durable qui s’avèrent essentiels à l’insertion sociale (Fortier et Roy, 1996). Le manque de coordination est d’autant plus marquant lorsque les problématiques sont multiples (Drake et al., 1991).

Risques d’infections virales (VIH/sida et hépatites)

À cause de ces ruptures de liens, les cocaïnomanes désaffiliés ont un contact précaire avec le réseau d’aide. Les interventions préventives auprès de cette population à risque d’infections virales telles que le VIH/sida et les hépatites sont donc plus compliquées. En effet, contrairement aux héroïnomanes qui s’injectent entre deux à quatre fois par jour (Hankins [2]), les cocaïnomanes peuvent s’injecter quotidiennement jusqu’à 30 fois et ainsi, sont davantage exposés au partage du matériel d’injection contaminé (Schneeberger, 2000 ; Noël et al., 1999 ; Chevalier et Laurin, 1999).

De plus, 65 à 90 % des usagers de drogues injectables (UDI) au Québec, sont des cocaïnomanes (Schneeberger, 2000) et les UDI infectés sont aussi principalement des cocaïnomanes (Noël et al., 1999 ; Parent et al., 1997). Les études québécoises sur les UDI reflètent donc, en grande partie, la réalité des consommateurs de cocaïne. Dans cette province, le nombre de cas de sida associé à l’usage de drogues par voie intraveineuse est passé de 7,9 % en 93-94 à 21,9 % en 1997 (Turmel et al., 1998). La diminution de l’usage d’héroïne au profit de la consommation de cocaïne pourrait expliquer cette hausse. L’injection de cocaïne est particulièrement prédominante à Vancouver, Toronto et Montréal (Réseau juridique canadien VIH/sida, 2002/2003).

À Montréal, les données indiquaient une incidence du VIH de 8,3 par 100 personnes-années et une prévalence de 18 % (Alary et al., 1998). Selon un document du réseau SurvUDI de 2001, ces taux ont un peu diminué à 6,0/PA et 16,7 % respectivement (Alary, 2001). Cependant, la prévalence demeure plus élevée que le seuil de 10 % de séroprévalence critique (Hankins). De plus, selon les données de l’UHRESS [3], les UDI infectés, majoritairement des cocaïnomanes, sont deux fois moins nombreux à accéder aux traitements que les autres personnes atteintes du VIH (Lahaie, 2002 ; Rouleau, 2000). À Montréal, chez les jeunes de la rue âgés entre 12 et 25 ans, 2,04 % étaient infectés du VIH lors d’une étude effectuée en 1995. Parmi ces jeunes, 20 % consommaient de la cocaïne régulièrement, 36 % s’étaient injectés et les drogues injectées de choix étaient l’héroïne (45 %) et la cocaïne (45 %) (Roy et al., 1995) [4]. Aussi, selon l’étude de la cohorte St-Luc de Montréal, 70 % des UDI recrutés sont atteints de l’hépatite C (Côté, 1999).

De plus, la consommation de cocaïne fait obstacle aux bénéfices des programmes de méthadone, responsables d’une baisse notable des risques chez les héroïnomanes. Ceux d’entre eux qui consomment de la cocaïne adhèrent beaucoup moins au traitement de méthadone ou encore l’abandonnent (Friedman et al., 1991). Chose inquiétante, l’injection de cocaïne est l’un des facteurs qui prédit le plus la séropositivité et la séroconversion chez les héroïnomanes (Chaisson et al., 1989 ; Des Jarlais et al., 1988).

Les problèmes de santé mentale chez les toxicomanes sont également préoccupants. Par exemple, parmi les toxicomanes infectés suivis par l’équipe mobile de l’UHRESS, 32 % avaient un diagnostic psychiatrique (Lahaie, 2002). Selon Drake et al. (1991), 10 à 20 % des itinérants souffrent de cette comorbidité. Ces personnes seraient encore plus résistantes à accepter l’aide (Drake et al., 1991) et plus à risque d’infections virales que les itinérants n’ayant pas de problèmes de santé mentale (Song, 1999).

Aussi, les comportements sexuels à risque chez les toxicomanes ont peu diminué malgré les mesures préventives (Cottler et al., 1998 ; Kumar et al., 1998 ; Millson et al., 1995). Millson et al. (1998) ont constaté auprès de 582 UDI, que chez les hommes ayant des relations hétérosexuelles, seulement 20 % utilisent toujours le condom et 50 % ne l’utilisent jamais, tandis que chez ceux ayant des relations homosexuelles, les chiffres sont de 38 % et 43 % respectivement. Ces risques ont de graves répercussions sur l’entourage. D’ailleurs, aux États-Unis, 48 % des femmes ayant le sida l’avaient contracté par un partenaire sexuel UDI (Hankins).

Plusieurs chercheurs concluent que l’instauration de programmes d’échange de seringues (PES), distribuant des condoms et des seringues stériles, a permis une baisse du taux d’incidence des infections virales chez les UDI. Par ailleurs, à Montréal, Bruneau et al. (1997) ont constaté que l’usage de cocaïne comme drogue de choix, le nombre d’injections mais aussi l’utilisation des PES représentent des facteurs de risque prédisant la séroconversion chez les UDI. Ceux utilisant les PES sont aussi plus jeunes et plus désaffiliés. Ainsi, les PES rejoindraient les populations les plus à risque. Toutefois, bien que nécessaires, ils sont insuffisants dans la lutte contre les infections virales chez les UDI. D’autres mesures préventives doivent être développées autour des PES (Bruneau et al., 1997).

De plus, les connaissances des UDI sur les dangers reliés au VIH et aux hépatites n’empêchent pas la prise de risques. Selon une recherche de Wolitski et al. (1996), bien que 80,7 % des 774 UDI consultés détiennent des informations sur les risques d’infections virales, 76 % rapportent échanger. Malheureusement, ce sont souvent les personnes les moins à risque qui se servent le plus des informations pour se protéger (Levine et al., 1993).

En conclusion, malgré les PES et les informations transmises sur les infections virales, plusieurs UDI qui sont majoritairement des cocaïnomanes à Montréal, demeurent à risque. Le développement de réseaux d’UDI infectés et à haut risque autour des PES est inquiétant puisque même un faible taux de risque mène à un nombre élevé d’infections dans un contexte où la séroprévalence est élevée. Considérant la grande mobilité géographique des UDI et les échanges de seringues qu’ils ont avec leurs partenaires sexuels et d’injections, leur état sérologique et hépatique représente une préoccupation pour leur entourage et la population en général (Bruneau et al., 1997 ; Des Jarlais et al., 1997). De plus, la désaffiliation sociale est criante chez cette population et s’avère un obstacle de taille pour les rejoindre et prévenir les risques.

Mesures préventives dans le domaine du sida

Philosophie de la réduction des méfaits et programmes à bas seuil d’accessibilité, c’est-à-dire aux exigences peu élevées

La philosophie de la réduction des méfaits et les interventions qui en découlent représenteraient le premier niveau d’intervention préventive. Cette philosophie vise la réduction des conséquences néfastes de la consommation, dont les risques d’infections virales, chez les consommateurs non motivés à changer leurs comportements toxicomaniaques ainsi que leur entourage (Schmidt et Williams, 1999). Cette philosophie permet de rejoindre beaucoup de personnes, souvent les plus réfractaires, et lutte contre le sida de façon plus réaliste par opposition à l’idée utopique d’abstinence comme seule alternative. Par contre, la philosophie de la réduction des méfaits, fort répandue au Québec, fait souvent ombrage à d’autres mesures préventives fort importantes.

Les programmes à bas seuil d’accessibilité (PBS) découlent de la philosophie de la réduction des méfaits et ont donc été conçus pour rejoindre les consommateurs désaffiliés et peu motivés à changer leur consommation. Ces PBS sont peu exigeants et sont ainsi accessibles aux personnes les plus désorganisées par leurs difficultés. Les programmes d’échange de seringues (PES), certains programmes de méthadone, les centres de jour, de soir et de nuit et les programmes d’employabilité adaptés aux toxicomanes existent au Québec. Les Européens ont poussé plus loin cet aspect de la prévention du VIH en instaurant des sites d’injections sécuritaires dans les villes et les prisons, des automates à seringues, des lieux de pause et de réparation du corps où les toxicomanes peuvent prendre une douche, soigner des blessures, avoir de nouveaux vêtements, etc. ainsi que la prescription de stupéfiants, mesures controversées en Amérique du Nord (Office fédéral de la santé publique, 1998).

L’accès à du matériel d’injection stérile caractérise les programmes de prévention du VIH auprès des UDI au Québec (Noël et al., 1999). Les PES à Montréal assurent la distribution de seringues, de condoms, de tampons d’alcool et de bouteilles d’eau à partir de sites fixes où il existe une forte concentration de UDI. Les intervenants offrent également des services tels que la référence, le dépistage, l’information et l’écoute. En plus de la présence de travailleurs de rue et de milieu, certains PES bénéficient du travail de pairs aidants. Le projet STOP SIDA UDI-pharmacie encourage aussi la vente de seringues stériles par les pharmacies. Le développement d’un réseau parallèle d’échange de seringues a permis également la collaboration d’organismes tels que les CLSC, Stella, Séro-zéro et de lieux fréquentés par les consommateurs tels que les hôtels, les salons de tatouage, les peep show, les piqueries. Les PES rejoignent les toxicomanes les plus désaffiliés et représentent ainsi un lieu privilégié afin d’y greffer d’autres mesures préventives.

Le suivi intensif dans le milieu (outreach) est aussi une étape critique pour entrer en relation ou refaire le lien avec un individu désaffilié et éventuellement créer un lien de confiance porteur de changements. Par exemple, l’équipe « Itinérance » du CLSC des Faubourgs a adapté le PACT [5], programme efficace d’intervention outreach par une équipe multidisciplinaire, à la réalité montréalaise pour rejoindre les itinérants ayant des troubles de santé mentale. Elle a créé des liens avec les partenaires de la communauté tels que les ressources communautaires, les policiers, les familles, les propriétaires de logements, etc. Plus les liens sont nombreux entre les différents éléments du réseau, plus les services sont efficaces. Ces services intégrés permettent un travail d’équipe centré sur l’individu plutôt que sur les services (Mercier et Beaucage, 1997 ; Jobidon et al., 1995). Travaillant dans la prévention du VIH, les troubles de santé mentale ne peuvent être négligés. Aussi, l’équipe mobile de l’UHRESS offre un suivi de type outreach aux UDI atteints du VIH, la majorité étant des cocaïnomanes (Lahaie, 2002).

La combinaison de travailleur outreach et d’anciens consommateurs ou de consommateurs actifs (peer-outreach workers) serait la plus efficace dans le domaine du sida (Swan, 1995). Fidèles à la philosophie de la réduction des méfaits, ils offrent une série d’alternatives hiérarchisées face aux risques : arrêter la consommation de drogues, arrêter l’injection ou utiliser son propre équipement d’injection ou ne pas échanger. Les intervenants outreach fournissent également du matériel d’injection sécuritaire et des condoms, des informations sur les comportements sécuritaires à adopter, offrent des références pour des tests de dépistage, des thérapies et des services sociaux et médicaux.

Interventions préventives sur les croyances et valeurs des toxicomanes

D’autres modèles de prévention mettent l’accent sur les connaissances, les croyances et les valeurs afin de diminuer des comportements à risque. Par exemple, les publicités de sensibilisation telles que la campagne STOP SIDA [6] en Europe (Office fédéral de la santé publique, 1998), visent la promotion du préservatif et encouragent la solidarité contre le sida. Cette campagne, comme bien d’autres, utilise les affiches, les annonces à la télévision, la presse, la radio, etc. Par ailleurs, la pratique de jeux de rôle dans des conditions sécuritaires est souvent nécessaire afin que les personnes reproduisent les comportements sécuritaires appris lorsqu’elles se trouvent dans les situations risquées (Levine et al., 1993).

Tortu et al. (2000) encouragent également un travail de sensibilisation et d’éducation plus global. Il est clair pour ces auteurs que la promotion du condom chez les femmes prostituées est largement insuffisante. Les intervenants doivent s’engager à répondre aux besoins économiques, sociaux, médicaux et psychiatriques de ces femmes. L’intervention plus globale implique également la prévention de la grossesse, de la violence conjugale ou sexuelle, etc. Ainsi, les groupes d’entraide pour femmes visant à réduire les risques d’infections par l’apprentissage d’habiletés de négociation et d’une meilleure communication sur la sexualité seraient plus efficaces que la simple promotion du condom (Downing et al., 1999).

Les interventions propres au Health belief model de Rosenstock et al. (1994) insistent, pour leur part, sur les croyances. Dans ce modèle, il est admis qu’une personne adoptera des comportements sécuritaires si elle croit que le sida ou les autres MTS représentent une menace importante pour sa santé. Ces interventions démystifient alors la croyance que les dangers sont dans la cour du voisin et sont d’autant plus importantes depuis l’arrivée de médicaments plus efficaces ayant créée une certaine banalisation des risques. La personne doit croire également que les comportements sécuritaires proposés sont efficaces. Si la menace est perçue comme insurmontable, la personne abandonnera la bataille. La peur paralysante et sans solution est inefficace comme stratégie préventive. Finalement, la personne doit se sentir compétente dans l’adoption de comportements sécuritaires face aux dangers. Ainsi, ces sentiments de compétence et d’efficacité personnelles peuvent être développés par des jeux de rôle.

Bandura (1994) ajoute l’influence de l’environnement sur l’adoption de comportements sécuritaires. Cet auteur met l’emphase sur l’importance de l’influence des pairs dans l’adoption de valeurs et de normes encourageant la protection contre les infections virales et les MTS (Social cognitive theory). Les pairs, par opposition aux intervenants extérieurs au réseau, ont une influence beaucoup plus importante et crédible. Le modèle de protection proposé par un pair est aussi plus convainquant et plus accessible. Selon Bandura, le changement de comportement chez un individu apparaît grâce à l’influence de son réseau social.

Interventions motivationnelles dans le domaine du sida

D’autres théories cognitives comportementales [7][8]9 visent à modifier les comportements à risque d’infections virales en intervenant sur les cognitions, les valeurs, les croyances, les habiletés et les normes sociales (Peterson et DiClemente, 2000). Elles ne sont efficaces que si la personne est motivée à changer et sont souvent peu accessibles aux personnes les plus désaffiliées, à moins d’un travail sur la motivation. Ainsi, cette approche peut être utile afin d’adapter les interventions à l’état motivationnel d’une personne plutôt que de confronter constamment la personne non motivée à changer et à augmenter ainsi ses résistances aux changements (Carey et al., 2000 ; Miller et Rollnick, 1991). Le modèle Information-motivation-behavioral skills (IMB) combine les informations, les stratégies motivationnelles et cognitives comportementales (Peterson et DiClemente, 2000).

Le groupe comme unité de changement : l’empowerment dans le domaine du sida

Les approches favorisant le changement par le biais d’un travail sur les forces et compétences des réseaux de consommateurs de drogues et des communautés sont fort intéressantes. D’une part, elles impliquent un plus grand nombre d’individus et ont un effet boule de neige et aussi, elles favorisent la prise en charge des risques par les consommateurs eux-mêmes. Ces approches, visant le groupe comme unité de changement, pourraient permettre aux consommateurs de se réapproprier un pouvoir valorisant dans la lutte contre le sida (Goeppinger et Baglioni, 1985). Les mouvements de mobilisation de consommateurs de drogues vers une cause commune, la collaboration de pairs aidants ainsi que le travail de réseau sont des stratégies à considérer afin de rejoindre les cocaïnomanes les plus désaffiliés de Montréal et leur redonner un rôle social actif et valorisant.

L’expérience Junkiebond, un mouvement de mobilisation des UDI aux Pays-Bas au début des années 1980, a inspiré certains chercheurs (Sufian et al., 1991 ; Cohen et Tsemberis, 1991) à favoriser l’émergence d’un lien d’appartenance et d’une mobilisation des consommateurs dans la lutte contre le sida, comme l’ont fait les personnes homosexuelles dans les années 1980-1990 (McKusick et al., 1990 ; Bandura, 1994). L’organisation des UDI autour des préoccupations reliées au VIH, est déterminante dans l’efficacité des mesures préventives. Ces regroupements permettent de convaincre leurs membres d’une réduction des risques en faisant la promotion de nouvelles normes et valeurs et favorisent le support entre eux. Ce type d’approche facilite également la possibilité d’une voix politique chez les UDI. À Vancouver, le réseau VANDU [10] est un exemple de mobilisation des consommateurs.

Les Social Gatherings de la Californie, autre exemple de regroupement des consommateurs contre le sida, a permis une cohésion porteuse de changements. Les rencontres mensuelles, présentées comme des pique-niques, visent la participation des UDI, des consommateurs de cocaïne fumée et de leur réseau, et permettent la discussion sur les diverses facettes de la prévention du sida et des autres infections dans un contexte informel non menaçant (Wood et Rhodes, 1998). En plus de permettre une réflexion sur les comportements à risque, un support entre pairs et l’identification à des modèles, ces rencontres permettent d’instaurer une certaine solidarité nécessaire à la responsabilisation des consommateurs à l’égard de leurs comportements à risque. À Montréal, le Regroupement UDI, encore à un état embryonnaire, se situe dans le même cadre philosophique d’empowerment (Gibbs et al., 1994). L’Itinéraire, pour sa part, est bien instauré et vise également la mobilisation des ressources et forces des personnes désaffiliées dans l’exercice de la citoyenneté et d’un rôle social valorisant.

La contribution des pairs aidants est une autre stratégie visant l’utilisation des ressources. Issues du même milieu et ayant connu ou connaissant encore les mêmes difficultés, ces personnes représentent des modèles accessibles pour les toxicomanes désaffiliés. Non seulement la coopération de pairs aidants permet de rejoindre et d’influencer plus de personnes autrement difficiles à rejoindre par les intervenants étrangers au mode de vie des consommateurs (Broadhead et al., 1998), mais elle a un impact positif sur l’aidant. En effet, la thérapie de l’aidant de Reissman (1965) propose qu’une personne du réseau donnant de l’aide à ses pairs a une meilleure image d’elle-même à travers ce rôle et se convainc en sensibilisant l’autre à l’adoption de comportements sécuritaires. Elle sent aussi la pression d’être un bon exemple et a donc le désir de développer de nouvelles habiletés et de s’améliorer afin d’être en mesure d’aider. Ce rôle peut ainsi distraire la personne de ses propres préoccupations tout en permettant le développement de ses compétences.

Par exemple, les Peer-Drieven Intervention de Broadhead et al. (1998) consistent à diriger, former et payer des pairs aidants dans le but d’intervenir comme les professionnels ou les travailleurs de rue. Ces personnes deviennent des modèles d’implication sociale active, en plus de permettre une sensibilisation sur les comportements à risque. Ce type de stratégie augmente la prise de responsabilité et redonne du pouvoir aux personnes. Les personnes recrutées par les pairs aidants sont elles-mêmes sensibilisées à imiter leur recruteur. Ce type de modèle comprend une augmentation des connaissances, le développement d’habiletés, des éléments de motivation et de renforcement, la pression des pairs à changer, et la répétition qui permet d’ancrer les notions.

Les critères de recrutement par rapport aux compétences des pairs demeurent malheureusement flous dans la littérature. Comment recruter des pairs aidants qui auront une influence positive sur leur congénères ? Par contre, les résultats démontrent que ces interventions sont plus efficaces que l’utilisation seule des travailleurs outreach professionnels. Les pairs aidants outreach jouent un rôle plus actif, rejoignent plus de UDI, plus de groupes ethniques différents et plus de personnes de différents emplacements géographiques et exercent une pression que les professionnels ne peuvent exercer (Broadhead et al., 1998).

La contribution des satellite exchangers (SE), consommateurs actifs collaborant avec les PES, représente une autre façon de mobiliser les ressources du milieu. Ces derniers ramassent les seringues des usagers dans la communauté et en distribuent de nouvelles et véhiculent des messages crédibles auprès de leurs pairs par rapport à la prévention du VIH (Valente et al., 1998). À Baltimore, 10 % des SE contribuent à plus de 64 % de toutes les seringues distribuées. Ces personnes ont accès à des UDI qui ne consultent pas les PES. De plus, parce qu’ils sont consommateurs eux-mêmes, les SE sont accessibles en tout temps et à des moments critiques de la consommation.

Le Network Approach de Neaigus (1998) encourage, pour sa part, l’intervention auprès des réseaux de consommateurs afin de modifier les valeurs et les attitudes d’un groupe et réduire les risques encourus par les personnes. Par une ouverture, une meilleure communication sur le sida et les autres MTS et les comportements sécuritaires, cette approche vise à intensifier l’influence entre les membres du réseau afin de diminuer les risques. Ces interventions sont plus efficaces et ont aussi l’avantage évident de rejoindre plus d’individus. Les interventions de réseaux peuvent s’adresser à plusieurs dynamiques, soit la dyade, les groupes d’appartenance ou les réseaux sociaux.

Les interventions travaillant sur les dyades visent les couples pour réduire les comportements sexuels et d’injection à risque entre partenaires sexuels. Ces interventions visent la dynamique et particulièrement la communication dans le couple face aux risques (Broadhead et al., 1998). Les rencontres auprès de groupes d’appartenance permettent également de discuter des normes et des valeurs qui favorisent le risque et tentent d’instaurer, en groupe, des stratégies de prévention des risques. Ces groupes peuvent permettre également d’identifier un leader capable d’avoir une influence positive sur son réseau. Souvent, ces leaders, ayant à coeur leur rôle de modèle, adoptent des comportements sécuritaires (Broadhead et al., 1998). Selon Latkin (1998), cette façon d’intervenir permet une réduction efficace des comportements à risque chez les leaders et les autres consommateurs de leur réseau. Le travail sur les réseaux sociaux, pour sa part, rejoint les partenaires de la communauté. Ainsi, les barmans, les opérateurs de piqueries et de dépanneurs, les dealers, etc. se font attribuer un rôle actif dans la prévention des infections virales (Broadhead et al., 1998).

Contrairement à la tendance actuelle de prise en charge des consommateurs par la société, les stratégies favorisant la mobilisation des consommateurs, des pairs aidants et le travail de prévention auprès des réseaux, redonnent du pouvoir et de l’estime aux consommateurs à travers un rôle social actif dans la lutte contre le sida et les autres MTS. Ces stratégies permettent également de rejoindre efficacement les personnes les plus désaffiliées socialement.

Promotion de la santé dans la prévention du sida

Les programmes préventifs favorisant la promotion de la santé renforcent également les ressources et compétences individuelles et collectives dans le but de permettre un plus grand contrôle des personnes sur leur propre santé. Les programmes de promotion de la santé visent plusieurs domaines de la vie (famille, travail, loisirs, etc.) qui favorisent le renforcement de facteurs de protection face à des situations indésirables. Par exemple, parmi les programmes proposés par l’Office fédéral de la santé publique (1998), les programmes « Drogues et Sports » visent à promouvoir le mouvement, le jeu et le sport dans le but de favoriser une expérience plaisante autre que la consommation en plus d’être en contradiction avec des gestes autodestructeurs comme la prise de drogues et de risques.

Toute activité (écriture, arts, sports, etc.) favorisant une meilleure estime et confiance en soi, une expérience plaisante et permettant le développement des compétences peut mobiliser une personne vers le changement et redonner du pouvoir dans la lutte contre le sida et les autres MTS. Ces activités devraient être privilégiées pour rejoindre les cocaïnomanes les plus désaffiliés puisqu’elles ne représentent pas une menace à leur mode de vie et à leur choix de consommation. Le projet Spectrozoïde, atelier de création artistique à Spectre de rue, programmes d’échange de seringues, en est un exemple.

Le développement de la sphère du travail chez les consommateurs permet également de vivre une expérience de réussite et motiver ces personnes à se questionner sur leurs objectifs de vie. Le projet T.A.P.A.J. [11][]à Spectre de Rue offre des contrats ponctuels aux jeunes consommateurs désaffiliés (nettoyage de vitrines et de terrains vagues, arrachage d’herbe à poux, réalisation murale, etc.). Ce projet vise à ouvrir la porte à des alternatives de travail autres que le travail de rue (prostitution, vente de drogues, quête, etc.) et de développer un sentiment d’estime et de conscientisation sociale.

La promotion d’activités, particulièrement les activités « intenses » ou « extrêmes », et du travail valorisant socialement serait à développer auprès des cocaïnomanes puisque leurs tendances hypomaniaques pourraient être compensées par des excès moins dommageables (Woodham, 1987).

Conclusion

Les cocaïnomanes montréalais, particulièrement les plus désaffiliés, représentent une population très à risque par rapport aux infections virales et posent un défi dans la planification des mesures préventives d’autant plus qu’ils sont beaucoup plus nombreux que les héroïnomanes. De plus, les traitements pharmacologiques tels que la méthadone, qui permet d’accéder aux héroïnomanes difficiles à rejoindre, n’a pas d’équivalent chez les cocaïnomanes.

Non seulement ces cocaïnomanes sont difficiles à rejoindre mais les interventions préventives les plus utilisées au Québec contribuent peu au développement d’un rôle social actif, valorisant et mobilisateur de changements. Bien des cocaïnomanes, dont l’estime a été écorchée, deviennent exclus de la possibilité d’exercer un rôle actif dans la prévention du VIH et des autres MTS, du sentiment d’utilité sociale nécessaire à une estime porteuse de changements.

Bien que les programmes à bas seuil d’accessibilité, inspirés de la philosophie de la réduction des méfaits, aient des avantages incontestables dans la réduction des risques concernant la consommation de drogues, ils contribuent parfois à placer les consommateurs dans une position de dépendance passive et dévalorisante. En effet, la prise en charge par la société dépouille ces individus de sentiments de compétence et de pouvoir personnel qui pourraient leur permettre de définir entre eux des solutions face aux risques d’infections virales. Ainsi, la distribution de seringues, de condoms, les interventions de type outreach représenteraient une première étape essentielle mais non suffisante dans la lutte contre les infections virales.

À partir du lieu privilégié de contact avec les personnes les plus désaffiliées que représentent les programmes d’échange de seringues, il serait possible de développer une mobilisation de leurs forces et de leurs compétences (empowerment). Certaines initiatives existent déjà et mériteraient un appui. Cette mobilisation dans la lutte commune des toxicomanes contre le sida telle que les regroupements comme Junkiebond et VANDU, ainsi que la promotion de la santé permettent un sentiment d’estime et de confiance chez ces toxicomanes souvent désabusés. En exerçant un rôle social actif, ils se sentiraient partie prenante de la lutte sociétale contre le sida et les autres MTS plutôt que de se sentir incompétents ou passifs par rapport aux services. Le défi est de taille et viserait à atténuer le lien de dépendance des toxicomanes afin de leur permettre de se réapproprier un pouvoir dans la lutte contre le sida et dans l’amélioration de leur qualité de vie.

Bien sûr, le développement de sentiments d’estime et de compétence personnelle nécessaires à la mobilisation vers des changements concernant les risques d’infections virales est loin d’être évident chez des personnes qui ont souvent été échaudées par leurs expériences passées. Il ne sera possible que dans le développement d’un lien de confiance durable. Malheureusement, l’organisation actuelle des soins ne favorise pas une cohérence des services à long terme. Les services sont souvent fragmentés, sans coordination et en compétition. En tant qu’intervenants, nous devrons nous mobiliser vers une meilleure cohérence des services afin d’améliorer l’efficacité des mesures préventives.