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Parallèlement à la grande chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles, période où l’on a cru que le diable avait le pouvoir d’agir dans le monde à travers son armée de suppôts, les affaires de possession démoniaque se multiplièrent, mettant en scène presque exclusivement des femmes et souvent des religieuses. On connaît ainsi les trois célèbres affaires de possession dans les couvents d’Aix (1611), de Loudun (1634) et de Louviers (1643) au XVIIe siècle[1], mais ce sont loin d’être les seules ni les premières. En 1528 à Lyon, les exorcismes de la jeune Anthoinette de Grollée[2] tourmentée par le fantôme d’une soeur ayant péché sans avoir eu le temps de se repentir, auraient attiré plus de quatre mille personnes, offrant aux autorités catholiques l’occasion d’affirmer l’existence du purgatoire contestée par les luthériens. Les possessions servirent en effet d’emblée à défendre les dogmes du catholicisme : lors des exorcismes de Nicole Obry à Laon en 1566, Beelzebub annonça ainsi, après la fuite des autres diables à Genève, qu’il avait reçu pour mission d’« assembler tous les hommes en une religion, et les faire tous un »[3], et Marthe Brossier, en 1599, « disoit merveilles contre les huguenots »[4]. Comme le constatera ironiquement Michelet, « Satan se fait ecclésiastique »[5]. L’Église vit ainsi dans la possession un moyen de faire reconnaître, à travers l’efficacité des exorcismes, la preuve éclatante de la présence réelle du Christ dans l’eucharistie, et en fit un outil de propagande dans sa lutte contre les réformés et tous les hérétiques et « athéistes », ce qui ne pouvait qu’encourager le phénomène.

Dans la possession, les démons, par autorisation divine, s’introduisent dans le corps et la psyché d’un individu, contre sa volonté : catalepsie ou force surhumaine, membres retournés, vomissement d’insectes, d’ordures, de morceaux de chair sanglante, tout atteste que le corps de l’« énergumène » – nom grec de celui qui est possédé du démon – est en proie à des forces surnaturelles. Par ailleurs, preuve que son esprit n’est plus à lui, le possédé parle des langues étrangères qu’il ne connaît pas, et montre un savoir jugé surhumain : les connaissances théologiques des religieuses furent ainsi pour leurs exorcistes, qui les croyaient femmes ignorantes, le signe d’une intervention diabolique.

Les possédées s’emparent en effet de la parole masculine réservée aux prêtres : si en bons diables, elles couvrent d’injures obscènes le Christ, la Vierge et les saints, elles finissent par se soumettre aux conjurations des exorcistes et dès lors admonestent, prêchent, invitent à la conversion. La voix entendue par le public est étrangement rauque, masculine, aussi les exorcistes ne semblent ni entendre ni voir la femme qui est devant eux. Ses hurlements et ses contorsions sont ceux des démons qui la possèdent[6] et qui font naître des sentiments de terreur dans le public de ce « théâtre de la possession »[7], si bien analysé par Michel de Certeau. Les diables portent des noms, ont des caractéristiques propres, et les exorcistes armés de l’hostie ont pour mission, dans un combat exténuant qui peut durer des semaines ou même des années – car ils sont parfois nombreux et particulièrement tenaces –, de les contraindre à quitter le corps des possédées. Ces dernières ne seraient donc que l’enveloppe passive et sans volonté d’une puissance diabolique. Preuve en est, que lorsque les démons les laissent en paix, elles se révèlent à nouveau des religieuses pieuses et soumises.

Mais quelle est la part de cette femme, de sa vie, de son état mental, de sa foi, dans la parole qu’elle profère et le corps qu’elle exhibe ? Si on choisit d’exclure l’intervention réelle des démons – ce qui est mon hypothèse –, il resterait le pouvoir de suggestion des exorcistes : l’énergumène serait dès lors une femme manipulée par une institution masculine qui organiserait une mise en scène propice à la défense de ses dogmes. Si l’on ne peut exclure complètement cette hypothèse, on peut néanmoins s’interroger : est-elle vraiment si passive ? La possession n’est-elle pas d’abord une « initiative » féminine, le schéma le plus courant étant celui d’une religieuse dont les comportements « extraordinaires » – qui deviennent souvent collectifs – sont examinés par des autorités qui finissent, après beaucoup d’hésitations, par y voir la main du diable ? Ne serait-ce pas aussi l’occasion pour une religieuse soumise à la clôture et au silence du couvent, de faire entendre sa voix dans un espace public dont elle est exclue ?

Nous disposons pour tenter de répondre à ces questions de trois textes écrits par les possédées elles-mêmes, dont deux publiés du vivant de leurs auteures : l’Histoire admirable et veritable de Jeanne Fery de 1586[8], l’autobiographie manuscrite de Jeanne des Anges, probablement écrite en 1644, et qui n’a été éditée qu’au XIXe siècle[9], et enfin l’Histoire de Magdelaine Bavent[10], parue en 1652[11]. En prenant la plume, fût-ce à la demande d’un confesseur, ces femmes se réapproprient leur histoire, dans des récits si singuliers qu’on a pu, à tort, les croire écrits par des folles[12], et qui nous invitent à voir dans les démons la manifestation partiellement métaphorique d’une mise à l’épreuve de leur foi, une étape dans un chemin initiatique.

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Jeanne Féry, Madeleine Bavent et Jeanne des Anges sont des religieuses, mais leur statut social est bien différent ; tandis que les deux premières sont de simples soeurs, des roturières qui l’une et l’autre firent un apprentissage dans un atelier de couture avant d’entrer au couvent, Jeanne des Anges, née Jeanne de Belcier est la mère supérieure du couvent des ursulines de Loudun. La possession, qui dura de 1632 à 1637 et conduisit en 1634 à l’exécution du prêtre Urbain Grandier accusé d’être sorcier, la rendit si célèbre qu’elle accéda au statut de quasi-sainte, en présentant dans un voyage triomphal en France en 1638, sa « main sculptée par le diable » – les diables en sortant de son corps avaient écrit sur sa main « Maria » « Joseph » et « Jesus » en lettres de sang – ainsi que la chemise miraculeuse ayant reçu l’onction de saint Joseph, qu’elle déposa sur le ventre d’Anne d’Autriche alors enceinte du futur Louis XIV. Elle a laissé de nombreuses lettres et sa fascinante histoire ne cesse d’être l’objet de livres et de films[13].

Le texte qui lui aurait été demandé par la supérieure de l’Ordre pour éclaircir « ce qui s’est passé dans sa possession »[14] et que l’éditeur du XIXe siècle a appelé « autobiographie », est écrit sur le modèle de la Vie de Thérèse d’Avila, et se présente comme un retour critique et lucide sur le passé, un exercice spirituel de contrition permettant le passage vers la grâce. Si elle continue à accuser Urbain Grandier de lui avoir jeté un sort[15], elle se reconnaît néanmoins une part de responsabilité. Les sept démons, que s’efforcèrent ensuite de chasser les exorcistes, agissaient en effet si « conformément aux affections qu’[elle] avait dans l’âme », qu’elle ignora d’abord qu’elle était possédée[16], ne parvenant pas à distinguer ses « volontés »[17] des leurs : « je prenais tous leurs sentiments, j’épousais tous leurs interêts comme si ç’eut été les miens »[18]. La phrase où elle affirme qu’Urbain Grandier se « servait des démons pour exciter en moi de l’amour pour lui : ils me donnaient des désirs de voir et de lui parler »[19] paraît dès lors pour le moins ambiguë, la passion amoureuse étant mise sur le compte d’un charme diabolique.

Des sept démons qui la possèdent, Asmodée, le démon de la chair, est désigné comme le « démon en chef », celui qui la bat violemment, ce dont elle sort « toute meurtrie »[20]. Léviathan le démon de l’orgueil, Béhemot, celui de l’impiété qui lui fait maudire sa condition de religieuse, Isaacaron, qui seconde Asmodée dans le désir d’impureté, et enfin Balaam, le démon bouffon qui lui trouble « l’imagination » sont caractérisés de façon précise, ayant chacun leur rôle à jouer. En revanche, des deux derniers, Grésil et Aman, Jeanne ne peut pas dire grand-chose, car, écrit-elle, « ils furent chassés les premiers, avant que j’eusse assez de liberté pour reconnaître ce qu’ils faisaient en moi »[21]. Les noms des diables sont peu originaux et leur nombre renvoie aux péchés capitaux. Malgré les souffrances physiques qu’ils lui infligent, Jeanne les laisse pourtant agir avec une certaine complaisance : le « petit agrément » qu’elle ressent quand ils l’agitent de façon extraordinaire en public, devient « l’extrême plaisir d’en entendre parler » et surtout l’« aise »[22] d’être la plus tourmentée. Elle ne cache pas sa jouissance d’être l’objet d’une exhibition publique que flatte en elle le démon de l’orgueil.

Les diables, qui veulent la contraindre de renoncer à sa pureté – il faut entendre par là qu’ils l’incitent à se donner sexuellement à eux – en prenant diverses formes, humaines, animales et monstrueuses, la frappent jour et nuit[23]. Elle éprouve une forme de vanité – diabolique ? – à avoir la force de les repousser, mais devant sa résistance, ils lui font croire qu’elle est enceinte. Sa grossesse, inexplicable autant que déshonorante, la pousse par désespoir au suicide ; soucieuse néanmoins du salut de l’enfant qu’elle croit porter, elle veut d’abord l’extraire de son ventre pour le baptiser ; alors qu’elle s’apprête à s’ouvrir le flanc, le couteau lui est arraché ; un bras, qui s’est détaché du crucifix, lui tend la main tandis qu’une voix se fait entendre et l’invite à se « convertir » et avoir « recours à son sauveur », lui révélant que le crime qu’elle s’apprêtait à commettre l’aurait « précipitée dans les enfers ». Cette intervention divine provoque un bouleversement ; dès lors, écrit-elle son « intérieur fut entièrement changé »[24]. Elle est néanmoins affrontée aux nouvelles ruses des démons qui, dotés du don de métamorphose, prennent toutes les formes, dont celle de son confesseur, le Père Surin, ou de Laubardemont, le commissaire de Richelieu. Isaacaron, le démon de la luxure, continue de la tenter toutes les nuits. Ce tourment ne cessera que lorsqu’il sera chassé lors d’un exorcisme, mettant fin à cette fausse grossesse, Jeanne rendant « par la bouche les amas de sang qu’il avait faits dans [s]on corps »[25]. Mais la possession ne cesse pas pour autant, et elle continue à se laisser séduire et effrayer par les démons, tout en tentant de les combattre, soutenue désormais par des apparitions divines nocturnes.

En décembre 1634, le Père Surin, jésuite habité d’une intense ferveur et qui sera à son tour possédé pendant dix ans, devient son exorciste et son directeur spirituel ; contrairement à ses prédécesseurs, il sait qu’elle est aussi habitée par ses propres démons et qu’il s’agit avant tout d’un combat intérieur. Pour résister à ses « tentations infâmes » et pour contrer ses « rages » et ses « folies presque continuelles »[26], il lui propose une demi-heure d’oraison journalière, et l’invite à un examen de conscience. Ressentant progressivement les bienfaits de cette pratique, et sentant la « lumière » revenir dans son âme[27], elle demande en juin 1635 à faire une « confession générale ». Elle communie tous les jours pendant six semaines, ce qui provoque l’ire des démons qui prennent alors la forme d’un lion aux yeux de feu qui se précipite sur elle pour la dévorer[28], ou d’un « grand dragon jetant le feu par la gueule »[29].

Surin l’exhorte à reconnaître que c’est sa « résistance à Dieu » qui rend impossible sa délivrance, et que l’exorcisme est vain si elle n’y met sa volonté. Elle a alors cette formule saisissante à propos de « ses » diables :

À la vérité, je n’eus pas peu d’affaires à me défendre de leurs artifices, car ils s’étaient tellement accommodés à mon naturel, que, à la réserve des grandes violences, un démon et moi, c’était la même chose[30].

C’est donc bien elle-même qu’elle doit combattre. Léviathan, le démon de l’orgueil lui semble néanmoins « indomptable », car elle veut faire « quelque chose de grand » et ne cesse de nourrir « mille autres desseins de vanité, et cela sous de beaux prétextes de la gloire de Dieu et du salut des âmes »[31]. Aussi les pratiques extrêmes de mortification qu’elle s’impose – elle se jette dans la neige l’hiver, se brûle dans le feu, se frappe avec une discipline jusqu’au sang – ne parviennent-elles pas à chasser les démons. En janvier 1637, terriblement affaiblie par ces cinq années de tourments, Jeanne se meurt et reçoit l’extrême onction, quand saint Joseph accompagné d’un ange lui apparaît dans une « grande nuée » et lui applique une onction sur le côté droit. Elle se trouve dès lors « entièrement guérie », se relève, et rend grâce à Dieu en chantant un Te Deum avec les autres religieuses. La chemise touchée par « cinq gouttes » de l’onction de saint Joseph a une « odeur admirable »[32]. Jeanne entame alors la seconde partie de son récit, celle d’une religieuse délivrée des diables, et peut-être même sanctifiée par l’épreuve, et qui dialogue maintenant avec son « bon ange ».

Les diables de Jeanne des Anges gardent une extériorité, puisqu’ils lui apparaissent sous des formes diverses, lui parlent, la frappent, mais elle reconnaît en même temps, sous l’influence de son confesseur, une identité entre les démons et sa propre « nature », sa méchanceté, son orgueil, sa sensualité. Aussi, la possession apparaît-elle comme une révélation de son être et le long chemin des exorcismes comme un renoncement à Satan. Si le public voyait Léviathan ou Balaam comme des démons venus de l’enfer, Jeanne savait que c’étaient là les noms de son être torturé.

Penchons-nous maintenant sur un texte antérieur, plus étonnant encore, celui de Jeanne Féry, religieuse de vingt-cinq ans appartenant au couvent des Soeurs noires de Mons. L’Histoire admirable et veritable[33], parue en 1586, est composée de deux parties, d’abord un compte rendu des exorcismes faits par le chanoine Mainsent puis le récit écrit par la possédée elle-même, dont Marie-Madeleine a miraculeusement tenu la plume.

Corps « déchiré par les diables », vomissements d’« ordures » et de « punaises », blasphèmes, menaces, tentatives de suicide, la possession de Jeanne Fery fut aussi spectaculaire que celle de Jeanne des Anges. Les exorcismes durèrent un an et demi, d’avril 1584 au 12 novembre 1585, date de l’ultime combat contre les démons. La grande « chambre », choisie pour accueillir les exorcistes et les témoins, fut « remplye d’une infinité de diables pleins de rage et de furie », qui « s’entrebattans et hurlans l’un l’autre avec cris et hurlemens terribles, commençarent l’un après l’autre, deschirer le corps de la patiente ». Aidée de Marie-Madeleine, Jeanne Ferry remporta néanmoins la victoire. La fin de la possession est marquée, comme chez la supérieure de Loudun, par le fait qu’elle se « trouva dudict accident completement guerie ». Elle enjoint alors l’assistance, « ravie d’esbahissement et admiration », à louer Dieu et à chanter un Te Deum[34].

Les démons de Jeanne sont liés à son histoire familiale. Son père l’a donnée au diable dans un juron, alors que sa femme venait le chercher à la taverne, l’enfant dans les bras. Jeanne rencontre à quatre ans un beau jeune homme qui lui propose d’être son « père » et lui offre « quelque pomme et pain blanc »[35]. Ce substitut d’un père maltraitant[36] et qui porte le nom de « Cornau » sera le plus difficile à chasser et prendra des formes terrifiantes : ainsi le 9 novembre 1584, il « se representa jettant feu et flammes par sa gueule et oreilles, et trainant sa queue grosse et longue en figure extremement hideuse et espouvantable », accablant la religieuse de « frayeur et tourment[37] ». Mais durant son enfance, il lui apportait des « douceurs » et la rendait insensible aux « frappures »[38] qu’elle subissait dans sa famille.

Lorsqu’elle atteint douze ans, le diable-père lui déclare néanmoins qu’il est temps de sortir de sa « vie d’enfant », et qu’il faut désormais qu’elle donne son « consentement ». Une « multitude de démons » apparaît alors, l’un d’eux lui faisant « prendre de l’encre et du papier » pour qu’elle abjure son « Baptesme » et son « Christianisme »[39]. Elle leur fera ensuite don de quatorze hosties consacrées et signera dix-huit « obligations » ou pactes – renonçant à la « meschante Communion des Chrestiens et ce faux Dieu, lequel ils adoroient comme un meschant mis en une croix[40] », à toutes « bonnes lectures », à sa « profession » – et tout cela devant les diables en liesse. Si le fait d’avoir été donnée enfant au diable la dédouane d’une responsabilité entière, Jeanne ne se distingue donc guère du magicien ou du sorcier, ces suppôts de Satan qui montent à la même époque sur le bûcher.

Toutes ces « obligations » sont avalées par la religieuse – l’effort des exorcistes sera de les lui faire recracher – et se trouvent dès lors conservées en double exemplaire ; l’une dans son corps, l’autre dans les registres de l’enfer. Il s’agit donc d’un contrat dont les deux parties gardent la trace, et qui se traduit par un échange : les diables, après l’avoir destituée de « de toute science divine », lui donnent en effet « l’intelligence de pouvoir observer leur loi » et une « science par où [elle] pourrai[t] vaincre tous ceux qui [lui] parleroient » ; le démon « Art magicque » se met à son service et la « transport[e] de jour de jour et de nuict », tel un nouveau Faust, où elle le désire, ; elle assiste dans de « merveilleux temples », dans des « palais », à des cérémonies grandioses, qui la convainquent encore davantage de la puissance des « faux dieux »[41]. Devant des assemblées qui rassemblent des milliers de diables, elle devient une grande prêtresse du satanisme, couvre de blasphèmes et de crachats les figures du Christ et de la Vierge, profane les hosties et enfin, ultime tentation, s’offre en sacrifice à « Beleal » que les démons tiennent « pour leur Dieu ». Pendant « trois jours », le diable « Sanguinaire » découpe une « piece de chair » dans son corps, la faisant souffrir « douleur sur douleur », et recueille son sang dans un « linge blanc ». Cette imitation diabolique de la Passion répond à la promesse d’être « semblable à Dieu » et « adoré[e] » comme lui. Les démons lui promettent alors de la faire « la plus grande d’entre eux », et lui donnent pour mission de convertir « tous les Chrestiens »[42] au culte de Satan.

Alors qu’elle s’apprête à poignarder une hostie, du sang en jaillit et une lumière chasse tous les démons. Jeanne, convaincue d’avoir été « abusee » et « seduicte par les diables », tente de se pendre – ou plutôt le diable « Homicide » s’efforce de l’étrangler – mais il en est empêché par quelque « méchante bougresse » qui se révèlera être Marie-Madeleine[43]. Commence alors le douloureux chemin de la rédemption. Toujours menacée par les diables, craignant de ne pas échapper à l’enfer dont elle a de terribles visions[44], Jeanne doute sans cesse de son salut. Mais elle est sauvée par la sainte, qui n’a cessé de la protéger puisqu’elle l’avait aussi incorporée : montrant à nouveau des signes de possession alors que les démons ont tous été chassés, les exorcistes la mettent dans une cuve d’eau grégorienne, et lui plongent la tête sous l’eau, jusqu’à ce que « levant la teste, dressans les yeux vers le ciel, et les bras estendus en haut, ouvrant la bouche fort large, fut apperçeu, entre la langue et le palais, un gros billet de papier »[45]. Marqué d’une croix, ce billet contenait la promesse de Marie-Madeleine de l’arracher aux démons.

Il faut maintenant se projeter un demi-siècle plus tard à Louviers, pour rencontrer notre dernière « énergumène ». Madeleine Bavent, soeur tourière du couvent des Hospitalières de Saint-Louis et de Sainte-Elisabeth. Par suite de l’enterrement en 1642 dans le choeur de l’église du « magicien » Mathurin Picard, leur directeur spirituel, les soeurs montrèrent des signes de possession. Madeleine, qui semble avoir été la première à être affectée, fut néanmoins rapidement accusée par les autres d’être la complice du prêtre sorcier, et d’être elle-même une sorcière. Soumise à une enquête criminelle et à des confrontations avec les autres possédées lors d’exorcismes publics, emprisonnée près de cinq ans dans les basses-fosses de l’évêché d’Évreux, convaincue du crime de sorcellerie, elle ne fut pourtant pas exécutée, contrairement au Vicaire Boullé qui fut brûlé avec le cadavre de Picard le 21 août 1647 sur la place du Vieux Marché de Rouen. Ayant mis en cause la fondatrice de l’Ordre, la Mère Françoise de la Croix, le Parlement de Rouen avait en effet décidé de conserver la « magicienne » en vie afin qu’elle lui soit confrontée.

Madeleine Bavent écrivit son texte, en 1647, avec l’aide du Père Desmarets son confesseur. En faisant un « bref narré de [sa] malheureuse histoire, en forme de Confession derniere et testamentaire », elle espérait assurer son salut mais aussi sa défense dans le procès à venir. Dans cet « abbregé de l’histoire de [sa] vie criminelle[46] », elle raconte sa découverte des moeurs perverties qui règnent dans le couvent, suite à l’introduction de pratiques mystiques pour le moins suspectes. Séduite par le père Picard, elle aurait été initiée contre son gré à la sorcellerie démoniaque et aurait participé à des sabbats dont les suppôts étaient tous des religieux. Lors de sa détention, elle maudit Dieu et multiplie les tentatives de suicide ; « acharnée contre Jésus-Christ », elle lui reproche de vouloir « la damner », de l’« exclure de sa rédemption » et décide de se donner aux démons :

Je les conviay à prendre mon ame et mon corps, & à emporter tout. Je les solicitois par mes postures sales à jouïr de moy, si cela servoit de quelque chose pour les attirer. Je les priois de me vanger s’ils pouvoient[47].

Mais au lieu des diables, c’est un ange qui lui apparaît et lui intime de reconnaître Jésus pour son sauveur. La même scène se répète donc dans les trois récits : au moment de la tentation du suicide et/ou de la damnation sans remède, une apparition divine salvatrice conduit la possédée à entamer le chemin du repentir. Madeleine avoue pourtant avoir commis au sabbat des transgressions abominables : orgie, cannibalisme, messes sataniques où les « prestres du sabbat » bafouent les hosties en les utilisant dans les relations sexuelles, crucifixion d’hosties, sacrifice de jeunes enfants. Mais si elle rapporte toutes ces horreurs « en esprit de sincérité », elle laisse néanmoins aux « esprits plus intelligens de faire le discernement nécessaire » entre ce qui est « réel » et ce qui est « marque d’illusion »[48], rappelant que Satan est le maître du mensonge.

Quoi qu’il en soit, la séparation entre l’univers démoniaque et le monde réel se défait. Dans sa description du sabbat, il est ainsi fort peu question de démons ; certes, ils sont « demy-hommes et demy-bestes » ou encore sous « figure d’hommes », mais elle n’a jamais vu le diable en forme de « bouc »[49] ni assisté à la moindre cérémonie d’adoration. Ils n’ont d’ailleurs pas de noms, contrairement aux « Léviathan » ou « Dagon » évoqués par les autres possédées, ses accusatrices. En revanche, dans l’enceinte du couvent, les démons sont bien présents et se manifestent sous des formes animales, cerf-volant et surtout chats lubriques, comme le montre l’aveu de « la plus noire de toutes les actions de [sa] vie » : Picard l’aurait prise debout « contre les balastres de la chapelle », « après avoir passé une Hostie à ses parties honteuses », pendant qu’un « certain chat » – qui quelque temps auparavant l’avait violée en la prenant par force sur son lit et en lui faisant « sentir des tourmens etranges » – « était accouplé par derriere » avec le prêtre[50].

C’est donc dans le couvent même qu’elle subit les assauts du diable, le monastère de Louviers étant décrit comme le lieu de toutes les perditions. L’hérésie adamite y règnerait en effet depuis sa fondation en 1616, introduite par Le Père David, premier directeur spirituel du couvent :

Il disoit, qu’il falloit faire mourir le peché par le peché, pour rentrer en innocence, et ressembler à nos premiers parents, qui estoient sans aucune honte de leur nudité devant leur premiere coulpe. Et sous ce langage de pieté apparente que ne faisoit-il point commettre d’ordures et de saletez ? Les Religieuses passoient pour les plus saintes, parfaites et vertueuses, qui se despouilloient toutes nuës, et dansoient en cet estat ; y paroissoient au Choeur, et alloient au Jardin. Ce n’est pas tout : on nous accoûtumoit à nous toucher les unes les autres impudiquement ; et ce que je n’ose dire, à commettre les plus horribles et plus infames pechez contre la Nature […][51].

Les cérémonies obscènes et blasphématoires du sabbat se présentent comme un reflet à peine déformé de ce qui se passe derrière les murs du couvent. Depuis la condamnation du prêtre Louis Gaufridy dans l’affaire de la possession des Ursulines d’Aix en 1611, le monde du sabbat est représenté comme une Église inversée, avec sa hiérarchie et ses cérémonies. Gaufridy avait par ailleurs obtenu de son pacte avec le diable le pouvoir de « souffler » les femmes, c’est-à-dire de les séduire en leur soufflant au visage, et il aurait emmené au sabbat la jeune religieuse Madeleine Demandols pour la faire violer par Satan, et faire ainsi d’elle une « magicienne ». Madeleine Bavent se dit donc elle aussi séduite et trompée par le sorcier Picard ; il lui aurait ainsi fait signer des pactes avec le diable – qui seront retrouvés lors des exorcismes – dont elle ignorait le contenu. Aussi ses « sabats », écrit-elle, ont été « plus passifs qu’actifs, et plûtost soufferts que recherchez »[52].

L’Histoire parut à Paris en 1652, et il n’y eut pas de nouveau procès. Madeleine Bavent échappa donc au bûcher[53], et il semblerait, d’après les Discours theologiques sur l’histoire de Madeleine Bavent (1659) du Père François Humier, qu’elle fut accueillie dans un monastère parisien, montrant un extrême repentir, et se préparant à devenir « sans doute dans le Ciel une Saincte Magdelaine »[54].

Ces trois récits parvenus jusqu’à nous décrivent tous un itinéraire de chute et de rédemption dans lequel la possession n’est pas un accident. Comme l’écrit Jeanne des Anges, « je ne croyais pas qu’on pût être possédé sans avoir donné consentement au pacte avec le diable »[55]. Nos possédées ont donc conscience d’avoir désiré cette possession, cet abandon à la tentation démoniaque. Certes, les manifestations physiques spectaculaires, les hallucinations, les délires relèvent aussi selon toute probabilité d’une fragilité psychique, que les psychiatres du XIXe siècle de l’école de Charcot nommeront « hystérie démonopathique », mais ils traduisent surtout les violents conflits intérieurs de femmes affrontées à la question de leur vocation religieuse et de l’enfermement monastique.

Si la lucidité de l’aristocrate Jeanne des Anges, destinée dès l’enfance au couvent par décision familiale, lui permet de clairement percevoir que l’ambition et le désir de plaire lui ont fait jouer le rôle de la possédée, il se peut qu’elle soit parvenue à ses fins ; sa possession a fait d’elle une « stigmatisée du diable », lui permettant d’atteindre une forme de sainteté et surtout la célébrité. L’épisode de la possession est l’expression des tourments d’un sujet empêché de réaliser ses rêves de puissance. Il en est de même chez Jeanne Féry, mais sur un tout autre plan. La tentation démoniaque est cette fois-ci une adhésion volontaire à la religion satanique, et les noms des diables, « Traistre », « heresie », « Turcs », « Payens », « Sarrasins », « Blasphemateurs », mais aussi « Vraye Liberté », traduisent une révolte contre le dogme chrétien.

Le cas de la soeur noire de Mons est lié au contexte historique[56] : les années 1580 sont celles de la reconquête catholique des Pays-Bas méridionaux, et les violences religieuses comme les arguments des réformés ont pu ébranler la foi de la jeune religieuse. Elle rapporte en effet une rencontre, lors d’une procession du Saint-Sacrement, avec un « personnage », probablement un protestant, qui refuse comme elle que l’on puisse adorer un « dieu qu’on porte en ses mains », et n’accepte que celui qui « est en haut ». Aussi se révolte-t-elle contre l’image humiliante et « honteuse » du crucifié fait homme :

je ne sçavois considerer qu’un Dieu se fust laissé mettre en une croix […] et me disoient ces meschans diables l’occasion que Dieu estoit ainsy mis en une crois tout nud, estoit pour attirer le monde à toute meschanceté et pailladise avec luy[57].

Elle rejette donc la corporéité d’un Dieu fait homme, sous la forme d’une fascination-répulsion qui la pousse à revivre sur un mode diabolique et donc dégradant la Passion du Christ. Autrement dit, la possession de Jeanne traduit sous une forme paroxystique la perte de la foi chrétienne dans le contexte troublé des guerres de Religion[58]. Mais, elle est aussi le signe qu’elle ne supporte plus l’acceptation d’un dogme auquel elle doit se soumettre sans avoir le droit de penser par elle-même. On se souvient que les diables lui ont donné une « science par où [elle] pourrai[t] vaincre tous ceux qui [lui] parleroient », et sa longue résistance aux exorcismes est expliquée par leur menace de la rendre pareille à une enfant de quatre ans « du tout ignorante et idiote ». Après le départ des démons, elle redevient donc une petite fille mangeant du « lait bouilly » et jouant à la poupée, à qui il faut apprendre son « A.B.C. » et son catéchisme[59]. Les religieux décident alors de limiter ses apprentissages et surtout évitent de lui réapprendre à écrire, puisqu’elle « s’estoit laissée séduire des malings esprits par cedules et obligations qu’elle leur avoit escript[es] »[60]. La conclusion de l’ouvrage est explicite : les révélations divines « se doivent plutost admirer en toute humilité, que d’en rechercher curieusement la raison »[61]. La sainte ignorance est opposée à la diabolique curiosité. Jeanne recommence sa vie en se soumettant aux dogmes de l’Église, et en renonçant au savoir et à l’écriture. Elle parvint pourtant à écrire du 25 au 29 novembre 1585, la « relation de ce qu’elle avoit ressenti », non « par son industrie seule et pur instinct naturel, ains [mais] par inspiration divine »[62] et à imposer ainsi la parution de son texte à des autorités réticentes : comment en effet douter d’une intervention surnaturelle puisque la religieuse ne savait pas écrire ou plutôt ne savait plus écrire ?

Le cas de Madeleine Bavent traduit elle aussi une déception face à l’engagement religieux mais d’un tout autre ordre : la sexualité omniprésente, comme les accusations d’adamisme, invitent en effet à se demander si les pères David et Picard, seuls hommes habilités à franchir la clôture du couvent, n’auraient pas abusé sexuellement des religieuses. S’agissant de Picard, qui, un an avant sa mort, avait perdu sa charge de directeur spirituel, Madeleine donne une explication qui n’est pas tout à fait invraisemblable : « sur quelques plaintes faites de ses déportemens peu honnestes vers les Religieuses, le Confessionnal luy estoit interdit »[63]. Or, elle rapporte que l’entreprise de séduction du prêtre a commencé alors qu’elle se confessait à lui. Contrainte à des relations sexuelles, elle n’a cessé de demander, en vain, à avoir un autre confesseur ; chargée d’un péché qui ne pouvait être absous, elle s’est alors crue damnée, ce qui est peut-être à l’origine de ces hallucinations de chats obscènes et violeurs la poursuivant dans l’enceinte du couvent. Ce n’est là qu’une hypothèse dont nous ne saurons jamais si elle est fondée, mais qui montre qu’à l’instar de Jeanne des Anges et de Jeanne Féry, c’est bien une forme de déception par rapport à la vie conventuelle, mais aussi un rejet de la puissance masculine, non pas seulement intellectuelle et spirituelle, mais ici sexuelle[64], qui est chez ces trois femmes le point de départ d’une possession par les démons qu’elle ont recherchée ou croit avoir méritée.

Conclusion

Ces trois textes sont écrits après l’épisode de la possession et en proposent donc une reconstruction qui prend une forme reconnue par l’Église, celle de l’autobiographie spirituelle. Si le modèle est particulièrement net chez Jeanne des Anges, il est aussi à l’oeuvre, quoique de façon parfois confuse et désordonnée, chez Jeanne Féry et Madeleine Bavent, puisque ce sont des « récits de conversion »[65]. Lorsque les possédées sont des religieuses assez savantes pour avoir accès à l’écriture, elles sont ainsi portées par l’essor du mysticisme féminin favorisé par la Contre-Réforme, et la possédée, à l’instar de la mystique, s’abandonne aux puissances surnaturelles fussent-elles maléfiques : le diable, n’agissant qu’avec la permission divine, devient une épreuve qui leur est envoyée par Dieu. Mais toutes ont conscience que le fait d’être possédée est le signe qu’elles n’ont pas pu ou voulu résister aux pièges de Satan. Aussi sont-elles devenues des « diaboliques » dont la chute aurait été irrémédiable sans une intervention miraculeuse de Dieu et de ses messagers.

Ces femmes mettent par ailleurs en scène un corps féminin : c’est la grossesse imaginaire de Jeanne des Anges, le cancer purulent du sein – probablement un ulcère – de Madeleine, le corps en morceaux de Jeanne qui part avec l’urine et le vomi. Ce corps dépecé par les diables traduit la peur et la haine de la chair, perçue comme la porte d’entrée du démon, mais dans le récit rétrospectif qui en est fait, il devient ce corps souffrant, si valorisé dans le catholicisme du XVIIe siècle, où nombre de religieuses, pour se mortifier, léchaient les plaies des malades pour atteindre le ciel. Les auteures s’efforcent donc de donner un sens à ce désordre physique et mental, à cet effondrement du moi envahi par les démons, et reconstruisent par l’écriture un chemin jugé assez exemplaire pour que deux de ces textes, qui proposent pourtant à leurs lecteurs un effroyable catalogue de blasphèmes et de transgressions, aient été publiés. Ils nous éclairent ainsi sur le phénomène de la possession démoniaque dans les couvents de femmes. Loin d’être, comme le veut une certaine vulgate, la manifestation hystérique d’une frustration sexuelle chez des femmes contraintes à la chasteté, elle est la traduction d’une crise beaucoup plus large et complexe, mais aussi chaque fois singulière, concernant leur vocation religieuse. Aussi n’est-il pas surprenant que les exorcismes – et donc la reconnaissance de leur parole et de leur corps souffrant – leur aient permis à la fois de « guérir » de leurs démons intérieurs et de s’arracher spirituellement à l’emprise du Malin.