Résumés
Résumé
Cet article vise à répondre aux questions suivantes : Comment Qohélet conçoit-il les rapports entre le monde humain et le monde animal ? S’agit-il d’un rapport qui met l’accent sur les différences entre ces deux mondes ou sur leurs ressemblances ? Ces rapports sont-ils envisagés sous l’angle d’une coexistence pacifique ou conflictuelle ? Entre les humains et les animaux, y a-t-il un rapport de cohabitation ou de domination ? Les réponses à ces questions permettront de découvrir, d’une part, que les frontières entre le monde animal et le monde humain sont poreuses et, d’autre part, qu’il existe des rapports de domination dans chacun des deux mondes, et entre ces deux mondes, ces rapports n’étant d’ailleurs pas étrangers à la théologie de Qohélet.
Abstract
This article aims at answering the following questions: How does Qohelet conceive of the relationship between the human world and the animal world? Is it a relationship that emphasizes the differences between these two worlds or their similarities? Are these relations envisaged from the angle of peaceful or conflictual coexistence? Between humans and animals, is there a relationship of cohabitation or domination? The answers to these questions will make it possible to discover, on the one hand, that the borders between the animal world and the human world are porous and, on the other hand, that there are relations of domination in each of the two worlds, and between these two worlds, these relations being moreover not foreign to the theology of Qohelet.
Corps de l’article
Dans la première partie de cette étude[1], j’ai examiné plusieurs passages où Qohélet brouille les frontières entre les êtres humains et le monde animal[2], et ce, en montrant, entre autres, qu’il y a une communauté de destin entre les êtres humains et les animaux, ainsi qu’une communauté hybride humains-animaux. Dans cette deuxième partie, je poursuis mon analyse en examinant sept autres passages[3] où Qohélet non seulement perturbe les frontières entre les êtres humains – notamment l’homme ! – et le monde animal, mais réduit aussi les humains à du gibier. Qui plus est, dans quelques-uns de ces passages, contrairement à maints auteurs bibliques qui affirment que l’être humain est appelé à dominer sur le monde animal[4], Qohélet ose même inverser les rapports hiérarchiques entre eux, jugeant que certains animaux sont supérieurs aux êtres humains.
L’ignorance et l’impuissance des êtres humains, même les plus performants, révèlent qu’ils sont comparables à des proies prises dans un piège funeste (Qo 9,11-12)
Après avoir assimilé les êtres humains à des animaux domestiques, Qohélet, en 9,11-12, les compare à des animaux qui ne partagent pas le même espace qu’eux, à savoir les poissons qui vivent dans l’eau et les oiseaux qui ont accès au ciel :
Je me suis tourné et j’ai vu sous le soleil
que la course ne revient pas aux plus rapides,
ni le combat aux héros
et ni même le pain aux sages
et ni même la richesse aux intelligents
et ni même la faveur aux savants,
car temps et contretemps leur arrivent à tous.
En effet, l’être humain ne connaît pas son temps :
comme les poissons pris dans le filet funeste
et comme les oiseaux pris au piège,
comme eux, les fils de l’être humain sont attrapés au temps funeste,
quand il tombe sur eux à l’improviste[5].
Par le biais de cinq observations (v. 11b-f) et deux comparaisons (v. 12b-c) qui s’organisent autour de deux justifications introduites par ky (v. 11g et 12a), Qohélet affirme que l’injustice provient du fait qu’il n’y a pas de lien automatique entre la qualité et la quantité de l’effort et son résultat. Par conséquent, l’éthique ne peut être l’avenue épistémologique pour réfléchir sur les échecs et les réussites des entreprises humaines. C’est plutôt l’anthropologie et indirectement la théologie qui expliquent ici pourquoi la force, les efforts, la persévérance, la sagesse, le discernement et le savoir n’offrent aucune garantie de succès. La réponse est simple : l’ignorance et l’impuissance de l’être humain, comparé à des proies prises dans des pièges funestes, font de lui une victime livrée au contrôle de Dieu, qui détermine de façon incompréhensible le sort funeste de chacun. Il est vrai que Qohélet, en 9,11-12, ne mentionne pas explicitement le nom de Dieu, mais l’ensemble du livre fait clairement voir que c’est lui qui décide du sort de tous les êtres humains (par exemple, cf. 9,1, mais aussi 3,11 ; 7,14 et 11,5 où l’on apprend que Dieu fait tout).
Pour bien illustrer l’impuissance et l’ignorance des êtres humains, Qohélet les compare à des proies, plus précisément à des poissons (dgym) et à des oiseaux (ṣprym). En effet, il n’y a pas que les mots « filet » (mṣwdh)[6] et piège (pḥ)[7] qui font clairement référence à la pêche et à la chasse. Il y a aussi les verbes yqš, « attraper » (Dt 7,25 ; Is 8,15 ; 28,13 ; Jr 1,24 ; Ps 124,7 ; 141,9) et ’ḥz, « prendre » (Is 5,29 ; Jb 18,9 ; Ct 2,15), ainsi que l’adverbe pt’m, traduit ici par « à l’improviste », qui revient trois autres fois dans un contexte de chasse (Jb 22,10 ; Pr 3,25-26 et Jr 18,22) et quatre autres fois en compagnie du verbe npl, « tomber » (Jos 11,7 ; Is 47,11 ; Jr 15,8 et 51,8).
D’entrée de jeu, la Bible nous parle des poissons (dgym) et des oiseaux (ṣprym) comme des créatures dominées par l’être humain (Gn 1,26.28 ; 9,2 et Ps 8,9)[8]. C’est sans doute pourquoi la majorité des textes bibliques présente, implicitement ou explicitement, les poissons comme de la nourriture pour les êtres humains[9]. Or, loin de dominer sur le règne animal, l’être humain est comparable à une proie prise (’ḥz ; cf. 2,3 ; 7,18) dans un filet (mṣdh) funeste (r‘h) et un piège (pḥ).
La comparaison de l’être humain à un poisson (dg) pris au filet ne revient qu’une autre fois dans la Bible : en Ha 1,14-17, qui annonce, en guise de châtiment, l’élimination prochaine des Judéens. Dans la Bible, Dieu utilise également différentes sortes de filet comme arme pour emprisonner ceux qui ont rompu l’alliance (mṣdh : Ez 12,13 ; 17,20 ; Ps 66,11 ; mṣwd : Jb 19,6 ; ršt : Ez 32,3)[10]. Toutefois, la différence entre Qo 9,12 et ces textes est majeure. D’une part, en 9,11-12, le contexte littéraire n’est plus celui de l’alliance entre Dieu et son peuple, mais simplement celui de tous les jours de la vie. L’observation évoquée dans cette péricope porte bien sur ce qui peut arriver soudainement à n’importe qui. D’autre part, le filet n’est plus une arme qui sert à mater et à punir les pécheurs ou les ennemis, mais simplement l’image du destin arbitraire qui peut frapper tous les êtres humains, sans aucune distinction (cf. 9,2.11).
Le mot pḥ, traduit par « piège » pour éviter la répétition du mot « filet », est utilisé 22 fois, sur un total de 27 emplois, pour désigner le piège qui guette le pécheur ou l’ennemi[11]. Une fois de plus, Qo 9,12 est le seul texte de la Bible qui utilise cette image sans aucune connotation morale : ici, le piège n’est pas réservé à celui qui a rompu l’alliance ou à l’ennemi d’Israël ; loin d’être un instrument qui vise à rétablir la justice, il correspond au sort funeste (r‘) qui peut atteindre aveuglément tous les êtres humains.
Le mot r‘, qui qualifie ici le filet (v. 12b) et le temps (v. 12d), signifie littéralement « mauvais » (cf. 1,13). La traduction par « funeste » a l’avantage de rendre à la fois l’idée de fatalité déjà évoquée par le mot « temps » et l’idée de mort exprimée par les images de pêche et de chasse (v. 11b-c). On pourrait aussi traduire cette expression par « filet de malheur » et « temps de malheur » (cf. « jour du malheur » en Qo 7,14). Le sort funeste qui s’abat (npl) à l’improviste ou subitement (pt’m) sur les fils de l’être humain n’est pas seulement la mort, mais aussi divers événements malheureux. Le v. 11 en fournit quelques exemples.
En résumé, pour bien faire comprendre que les êtres humains sont soumis au plan incompréhensible de Dieu, qui a prévu son temps pour chaque chose et un sort funeste pour chacun, Qohélet n’hésite pas à les comparer à des proies prises dans un piège funeste. Autrement dit, du point de vue théologique et eschatologique, il n’y a aucune différence entre les êtres humains et les animaux, la seule hiérarchie existante étant celle entre Dieu et les êtres vivants, animaux humains et non humains.
Le rapport homme – femme révèle la véritable identité de l’homme : il n’est qu’une bête de proie (Qo 7,26)
Réfléchissant sur l’oeuvre de Lacan, Derrida écrit que « l’homme est un animal mais il parle, et il est moins une bête de proie qu’une bête en proie à la parole[12] ». Selon Qo 7,26, l’homme, au sens masculin du terme, est bien une bête de proie, dont la liberté est menacée, et c’est la femme (’šh) et non plus la divinité, comme en Qo 9,11-12, qui incarne la chasseresse :
Et je trouve, moi,
plus amère que la mort la femme,
car[13] elle est filets
et son coeur des rets,
ses mains des liens.
Qui plaît à Dieu lui échappera,
mais le raté se laissera capturer par elle.
C’est ce qu’indique clairement le vocabulaire qui évoque la chasse : les « filets » (mṣdym)[14], les « rets » (ḥrmym)[15] et les « liens » (’swrym)[16]. En outre, même les verbes « échapper » (mlṭ) et « capturer » (lkd) font maintes fois référence au monde de la chasse. En effet, le verbe lkd apparaît avec le verbe yqš, employé en Qo 9,12 (cf. Is 8,15 et 28,13), avec le substantif pḥ, « filet », également employé en Qo 9,12 (cf. Is 24,18 ; Jr 48,44 ; Am 3,5) et avec le substantif ršt, « filet » (cf. Ps 9,16 et 35,8). Du verbe lkd dérive aussi le mot mlkwdt, un hapax signifiant « trappe » en Jb 18,10. Quant au verbe « échapper », il apparaît aussi dans des versets qui évoquent le monde de la chasse, comme le filet (pḥ : Ps 124,7[2x]) et la fosse (šḥt : Ps 107,20) qui désignait à l’origine le piège à gibier (Ps 9,16 ; 35,7 ; Ez 19,8). Ce portrait de la femme chasseresse contraste avec celui de la femme du récit de Gn 2 : à la femme-aide (‘zr), qui vient sauver l’adam qui n’a pas su trouver de vis-à-vis parmi les animaux, s’oppose l’homme-gibier ou l’homme sauvage qui doit se sauver de la femme-piège. Contrairement à Gn 2,18, où Yhwh Dieu déclare qu’il n’est pas bon (l’ ṭwb) pour l’adam d’être seul, Qohélet est d’avis que celui qui plaît (ṭwb) à Dieu échappera à la volonté et au pouvoir de la femme[17]. Telle est l’unique sotériologie du livre de Qohélet !
En somme, dans ce v. 26 où s’entrecroisent la chasse et la sexualité, s’opère au moins une double perturbation des frontières : d’une part, on passe de l’animal domestique, évoqué en 2,7 ; 3,18-20 et 12,11, à l’animal sauvage et plus précisément au gibier, lequel ne représente que l’homme comme proie sexuelle, tandis que la femme incarne la chasseresse ; d’autre part, Qohélet inverse les rôles entre l’homme et la femme, car la chasse n’est plus une prérogative masculine, comme c’est le cas dans le reste de la Bible[18], ni une activité virile réservée surtout aux rois, comme c’était le cas au Proche-Orient ancien[19]. Par ailleurs, sachant qu’il y avait au Proche-Orient ancien des déesses qui étaient des chasseresses[20], peut-être pourrait-on même estimer que Qohélet, dans ce v. 26, brouille les frontières entre la femme chasseresse et le monde divin[21].
Face au monde animal, l’être humain est non seulement inférieur en sagesse pratique (10,8ab), mais aussi en sagesse spéculative (10,11)
Dans une étude de la zoo-poétique chez Qohélet, on ne peut passer sous silence Qo 10,8-11, car c’est un passage qui remet en question les rapports hiérarchiques entre le monde humain et le monde animal. Toutefois, comme ce texte a déjà fait l’objet d’une analyse méticuleuse de la part de Lavoie, je m’inspirerai ici des principales thèses qu’il défend en ce qui concerne les relations entre le monde animal et le monde humain[22].
Du point de vue de la traduction, les v. 8-9 peuvent être rendus de deux façons différentes, la première évoquant une fatalité et la deuxième une possibilité :
Qui creuse une chausse-trappe y tombera et qui perce un mur, un serpent le mordra. Qui déplace des pierres se fait du mal avec elles ; qui fend des bûches se met en danger avec elles.
Au v. 8a, Qohélet parodie une image populaire du psautier, qui vise à justifier le principe de la rétribution immanente[23]. Cette parodie vise à défendre deux thèses subversives : 1) la justice est loin d’être infaillible et c’est le hasard qui triomphe (cf. 9,11-12) ; 2) l’être humain, quelle que soit son attitude morale ou religieuse, est assimilé à une véritable bête sauvage. Après avoir ravalé un chasseur à du gibier (cf. le vocabulaire de la chasse au v. 8a), Qohélet poursuit sa réflexion en décrivant une situation où c’est encore l’être humain et plus précisément un homme qui est victime, mais l’attaque cette fois-ci provient d’un serpent (v. 8b). Là où l’homme n’arrive pas à capturer un animal (v. 8a), le serpent, lui, réussit à vaincre un homme (v. 8b) ! Cette image, qui illustre la supériorité du serpent sur l’homme, rappelle, sous le ton de la parodie, que la morsure de serpent est le fruit du hasard qui frappe à l’aveugle et non la conséquence d’une juste rétribution[24]. Alors que Qohélet dépeint au v. 8a un chasseur pris à son propre piège et réduit ainsi à du gibier, au v. 8b, il présente un animal capable de se défendre contre un homme qui s’en prend à sa demeure, un mur protecteur contre les animaux ! Autrement dit, là où l’homme ne réussit pas à capturer un animal (v. 8a), l’animal, lui, réussit à vaincre un homme (v. 8b) !
Quant au v. 9, qui exploite peut-être la même image de chasse, il met en évidence le fait que l’homme ne contrôle rien avec certitude et n’est donc jamais en sécurité. Avec le v. 10, le ton est certes plus positif, mais la sagesse, qui présente un avantage relatif, n’est qu’une simple habileté technique, un simple savoir-faire qui n’a rien d’exceptionnel puisqu’on le retrouve aussi chez plusieurs animaux. En effet, maints animaux sont qualifiés de sages : les fourmis parce qu’elles sont prévoyantes et travailleuses (Pr 6,6-8 ; 30,24-25), les damans parce qu’ils font preuve d’habileté technique (Pr 30,24.26), les sauterelles parce qu’elles ont le sens de l’organisation et de la démocratie (Pr 30,24.27), les lézards parce qu’ils ont des capacités physiques exceptionnelles (Pr 30,24.28), l’Ibis parce qu’il annonce la crue du Nil et le coq parce qu’il annonce la levée du jour et les pluies d’automne (Jb 38,36).
En ce qui concerne le v. 11a, il peut être traduit de trois façons différentes :
Si le serpent mord avant d’avoir été charmé, alors il n’y a pas de profit pour le charmeur.
Si le serpent mord parce qu’il n’a pas été charmé, alors il n’y a pas de profit pour le charmeur.
Si le serpent qui ne peut être charmé mord, alors il n’y a pas de profit pour le charmeur.
Dans la Bible, le serpent qui refuse de se faire charmer représente habituellement le méchant et l’ennemi[25]. Toutefois, la morsure du serpent n’est pas ici la conséquence d’un châtiment par suite d’une faute morale ou religieuse, comme c’est le cas en Jr 8,17. Aussi, loin de représenter un méchant qui est voué à la destruction, comme au Ps 58,5-12, le serpent est ici celui qui triomphe de l’homme et, plus précisément, celui qui est censé dominer les serpents ! Comme en Gn 3, le serpent est plus rusé que l’être humain qui était pourtant destiné à dominer tous les animaux, même celui qui rampe sur la terre (Gn 1,26.28) ! En outre, comme l’art de charmer des serpents faisait partie de la mantique et que le serpent était lui-même le symbole par excellence de la connaissance et de la mantique, ce n’est pas la seule sagesse pratique qui ne procure qu’un avantage relatif (10,10), mais c’est aussi la sagesse spéculative, voire les pratiques magiques (10,11).
Ainsi, face au monde animal, l’homme est inférieur non seulement en sagesse pratique (v. 8ab), mais aussi en sagesse spéculative (v. 11). Contrairement au serpent qui représente le détenteur des connaissances magiques et divinatoires (Gn 3), l’homme ne sait pas forcément à quel moment opportun il doit agir (cf. la première traduction) et n’est aucunement assuré de maîtriser le serpent (voir la deuxième et troisième traduction). Enfin, contrairement à ce qu’affirme Gn 1,28, il ne domine aucunement le serpent. Bref, Qohélet remet une fois de plus en question les rapports hiérarchiques entre le monde humain et le monde animal.
La supra-humanisation de l’oiseau du ciel et du possesseur de deux ailes contraste avec l’impuissance des êtres humains (Qo 10,20)
Qo 10,20 fait partie d’une péricope qui commence au v. 16. Cette péricope est amusante du fait de sa dimension hyperbolique et parodique, car Qohélet y interdit de maudire le roi, fût-ce même en pensée, alors que lui, un roi, est le premier à ne pas respecter son propre conseil (cf. Qo 10,16), qui correspond pourtant à un article de la loi (cf. Ex 22,27) sévèrement puni en cas de transgression (2 S 19,22) ! Après avoir animalisé l’être humain (cf. 9,11-12 ; 10,8), Qohélet, au v. 20, humanise[26] le monde animal :
Même dans ta pensée, ne maudis pas le roi ;
dans ta chambre à coucher, ne maudis pas le riche,
car l’oiseau du ciel fera marcher la voix
et le possesseur de deux ailes révélera la parole.
L’oiseau apparaît ici comme un « animal-miroir » en ce qu’il reflète une activité typiquement masculine, à savoir l’espionnage et la délation, deux pratiques bien connues dans le milieu royal[27]. Cet andromorphisme est aux antipodes de l’andro/anthropocentrisme, car il ne décrit pas un privilège de l’homme ou de l’être humain ; au contraire, il suppose une commune animalité entre l’homme ou l’être humain et l’oiseau. Étonnamment, cet andro/anthropomorphisme suppose même une supériorité de l’oiseau sur l’être humain. En effet, un examen du verbe ngd, « révéler », en Qohélet, indique que le « possesseur de deux ailes » ou le « maître de deux ailes » (b‘l hknpym ; cf. Pr 1,17) a un pouvoir que l’être humain n’a pas. C’est ce que montrent les trois autres emplois du verbe ngd en Qohélet qui ont l’être humain (’dm) pour sujet : dans les trois cas, le verbe apparaît sous une forme interrogative (avec my) qui vise à souligner son non-savoir (Qo 6,12 ; 8,7 et 10,14). Ainsi, contrairement à l’être humain, qui ne peut rien révéler, l’oiseau, lui, a même le pouvoir de révéler une parole ultra-secrète, comme l’indique le parallélisme « dans ta pensée » et « dans ta chambre à coucher » (litt. « dans ta connaissance » et « dans les chambres de ta couche »).
Le célèbre livre d’Ahiqar présente une justification semblable à celle du v. 20c, mais par le biais d’une simple métaphore : « Par-dessus tout, veille sur ta bouche, et sur ce que tu as entendu, reste discret ; car un mot est un oiseau, et bien sot celui qui le lâche. » (Ligne 98)[28] Par ailleurs, ce pouvoir de parler et de révéler attribué à l’oiseau n’est pas propre au livre de Qohélet. Le thème de l’oiseau messager apparaît déjà en Gn 8,6-12 et dans l’Épopée de Gilgamesh (11,1,145-154)[29]. En Ap 8,13, c’est un aigle qui déclare à voix haute un message de malheur. Pour sa part, Job reconnaît que l’oiseau des cieux a un savoir qu’il peut enseigner aux êtres humains (Jb 12,7)[30]. Dès le début du deuxième millénaire avant l’ère chrétienne, des objets provenant d’Anatolie et de Syrie du nord représentent des colombes qui sont des messagères de l’amour[31]. En Syrie, le mot hébreu traduit par « oiseau » au v. 20c, ’ôp, était le nom du dieu du ciel[32]. Selon Saracino, comme l’expression b‘l knp désignait à Ougarit un démon (KTU 1.46), l’image de l’oiseau en 10,20 a probablement une origine mythologique ou démonologique[33]. Toutefois, ce n’est pas qu’en Syrie et à Ougarit que l’oiseau était perçu comme un animal possédant des connaissances extraordinaires. Par exemple, le conte d’Elkunirša, conte hittite probablement d’origine cananéenne, rapporte qu’Ishtar se déguisa en oiseau pour dénoncer l’infidélité de la parèdre d’Elkunirša[34]. Ovide connaît aussi un récit semblable : c’est parce qu’il découvrit l’infidélité de Coronis de Larisse et qu’il révéla sa faute secrète que le corbeau de Phébus perdit sa blancheur et devint noir (Métamorphoses, 2,531-633)[35]. En Grèce, Aristophane évoque également le savoir exceptionnel des oiseaux : « aussi dit-on communément : “Personne ne sait où est mon trésor, si ce n’est, sans doute, quelque oiseau” » (Les oiseaux, 601)[36]. Dans la sourate 27,20-24, la Huppe arrive de Saba avec une information pour le roi Salomon : « j’ai trouvé qu’une femme est leur reine : elle est comblée de tout, possède un trône magnifique / j’ai trouvé qu’elle et son peuple se prosternent devant le soleil en place de Dieu. Satan leur pare leurs actions et les détourne du chemin, de sorte qu’ils ne se dirigent pas bien[37]. »
En somme, Qohélet n’est pas le seul à présenter l’oiseau de manière anthropomorphique ; toutefois, Qo 10,20 n’en demeure pas moins un texte étonnant en ce qu’il présente l’oiseau comme un être humano-animal, voire un être suprahumain, car il a non seulement la capacité de parler, mais aussi celle de révéler ce qui est caché[38].
Le bonheur, symbolisé par l’huile du parfumeur, est corrompu par le pouvoir militaire, symbolisé par la mouche meurtrière (Qo 10,1)
Qo 10,1a fait partie d’un ensemble qui va de 9,17 à 10,1. Le v. 1a, le seul qui retiendra ici mon attention[39], se lit comme suit : « Des mouches meurtrières empestent une huile de parfumeur ». Il s’agit littéralement « des mouches de mort ». Si l’on comprend le substantif mwt, « mort », comme un adjectif, on peut alors rendre l’expression par le pluriel « mouches mortes » ou le singulier « mouche morte ». Cette transformation d’un substantif en adjectif n’est pas impossible, comme le montrent les exemples suivants : bgdy hqdš, « les vêtements saints » (Ex 29,29), m’zny ṣdq, « la balance juste » (Lv 19,36), mlky ḥsd, « rois cléments » (1 R 20,31), etc.
Toutefois, la traduction de zbwby mwt par « mouches meurtrières » semble être la meilleure. C’est celle du texte dit de la Septante (muiai thanatousai, « des mouches faisant mourir ») et du Targum (kdybb’ dgrym mwt’, « comme une mouche qui cause la mort »)[40] et elle est bien justifiée du point de vue grammatical. En effet, la Bible hébraïque contient de nombreux autres exemples où le mot mwt est employé pour désigner ce qui est meurtrier : kly-mwt, les « armes de mort », c’est-à-dire les « armes meurtrières » (Ps 7,14) ; mšbry-mwt, les « briseurs de mort », image qui renvoie à la puissance des vagues qui entraînent la mort (2 S 21,5 et Ps 18,5 corrigé) ; mwqšy mwt, les « pièges de mort », c’est-à-dire les pièges meurtriers » (2 S 22,6 ; Ps 18,6 ; Pr 13,14 ; 14,27), etc. Il n’est pas interdit de penser que le mot mwt puisse ici faire allusion à la mort personnifiée[41], mais l’expression zbwby mwt n’en demeure pas moins bien démythisée. Par ailleurs, en dehors de 2 R 2,2.3.6.16, où le mot zbwb apparaît dans l’expression Baal Zeboub, litt. « Baal de la mouche » – déformation de Baal Zeboul, Baal le Prince ou Baal de la demeure céleste, divinité cananéenne particulièrement vénérée à Eqrôn et qui deviendra plus tard un démon, voire le chef des démons[42] –, le mot zbwb n’apparaît qu’en Is 7,18, à côté de l’abeille, qui est elle aussi un symbole d’hostilité[43].
Or, les deux insectes évoquent une double attaque militaire et meurtrière. Dans les textes de la tradition judéo-hellénistique, la mouche (muia) est également considérée comme un insecte meurtrier. C’est par exemple le cas en Sg 16,9, où elle est jumelée à la sauterelle. Dans De Vita Mosis I 130, Philon d’Alexandrie présente les mouches (muias) et le chien comme les bêtes les plus effrontées et les plus insatiables de butin (anaides). Quant à la mouche, elle est non seulement la plus hardie (thrasutatos) parmi tout ce qui vole, mais elle est également décrite à l’aide de verbes qui ont des connotations militaires : elle vient vers son ennemi (le verbe epiphoitaō signifie « faire une incursion dans un territoire ennemi »), elle se jette sur lui pour l’attaquer (epitrechō) et elle est invincible (aettetos)[44]. Il est vrai que l’expression zbwby mwt est ambiguë, mais la traduction « mouches meurtrières » est justifiée du point de vue grammatical et du point de vue de l’analyse comparée. En outre, cette traduction a l’avantage de montrer que l’expression zbwby mwt appartient au riche vocabulaire politico-militaire qu’on retrouve dans le contexte immédiat[45].
Le verbe yb’yš, qui se rattache à l’expression « mouches meurtrières », dérive du verbe b’š, « puer ». Comme il est au hiphil, il a le sens de « rendre puant », « empuantir ». Il est ici au singulier, alors que le sujet est au pluriel. Il peut s’agir d’un singulier distributif qui fait référence à chaque mouche. Par ailleurs, il est bien connu que les noms pluriels des choses ou des animaux peuvent être considérés comme équivalant à des collectifs : le verbe se met alors au singulier (cf. par exemple Jl 1,20 ; Is 59,12, etc.). En outre, une telle absence d’accord entre le verbe et le sujet n’est pas inusitée en Qohélet (cf. 1,10.16 ; 2,7).
Le mot qui suit, yby‘, dérive de la racine nb‘, « jaillir ». Ce verbe est également au mode hiphil et devrait donc être littéralement traduit par « faire jaillir ». Le substantif mbw‘ a le sens de « fontaine » (12,6), tandis que l’expression mbw‘y mym désigne les « eaux jaillissantes » (Is 35,7 ; 49,10). Quant au verbe nb‘, il renvoie une fois à l’image du « fleuve jaillissant » (Pr 18,4). Dans tous les autres cas, il est employé métaphoriquement pour désigner le flot de paroles[46] ou le souffle de la sagesse (Pr 1,23). Le verbe peut avoir ici le sens de « faire tourner », d’où « faire fermenter ». On peut considérer que ce verbe est un auxiliaire du verbe b’š et traduire les deux verbes par « faire puer en permanence ». On peut aussi interpréter l’expression yb’yš yby‘ comme un hendiadys verbal asyndétique qui souligne la nature exubérante de l’odeur, d’où la traduction « empester ». En résumé, l’explication selon laquelle le verbe « faire fermenter » ou « infecter » est une extension raisonnable du sens premier du verbe nb‘ constitue la solution la moins problématique et la plus fidèle au texte massorétique. Cette explication a aussi l’avantage de permettre de considérer les deux verbes comme des synonymes, lesquels constituent, par le fait même, un hendiadys verbal asyndétique qui souligne la gravité de la corruption causée par les mouches meurtrières.
Le mot šmn, « huile », est le symbole du bonheur, comme l’indiquent clairement les deux seuls autres emplois de ce mot en Qo (7,1 ; 9,8). C’est aussi ce que confirme le dernier mot du stique, le qal participe rwqḥ, « préparateur de parfum ». En 10,1a, Qohélet fait donc allusion au bonheur, symbolisé par l’huile du parfumeur, qui est corrompu par le pouvoir militaire, symbolisé par les mouches meurtrières. Autrement dit, Qohélet poursuit le même objectif qu’en 9,18b, mais en employant un langage symbolique : de même qu’un seul gaffeur politique détruit beaucoup de bonheur, ainsi des mouches meurtrières (symbole du pouvoir militaire) corrompent l’huile du parfumeur (symbole du bonheur).
L’enseignement de la sagesse est comparable à l’élevage de bêtes domestiques (Qo 12,11)
Qohélet est présenté comme un sage qui a enseigné la connaissance au peuple (12,9) et la manière dont l’enseignement est décrit en 12,11 est le dernier passage de la riche zoo-poétique du livre de Qohélet. Ce v. 11, qui fait partie d’un ensemble qui va de 12,9 à 12,14, définit l’enseignement de la sagesse à l’aide de deux comparaisons (12,11a-b) et une métaphore (12,11c) :
Les paroles des sages sont comme des pique-taureaux
Et comme des clous plantés sont [les paroles] des maîtres des recueils ;
Elles sont données par un pâtre unique / Ils sont enfoncés par un pâtre unique[47].
L’expression « paroles des sages », qui apparaît en Qo 9,17, inclut implicitement le livre de Qohélet, comme l’indiquent les trois arguments suivants : 1) Qo 12,11 fait partie d’une unité qui porte sur le livre de Qohélet, dont l’auteur reprend lui-même, souvent de manière critique, plusieurs de ces paroles des sages[48] ; 2) le choix du mot dbry n’est pas dû au hasard, car c’est précisément le mot employé comme incipit du livre (Qo 1,1) ; 3) Qohélet est lui-même identifié comme un sage (ḥkm : Qo 12,9a) qui a cherché à trouver des paroles plaisantes (dbry ḥpṣ : Qo 12,10). Ces paroles des sages sont comparées à des dārebōnôt, un mot qui ne revient dans la Bible qu’en 1 S 13,21 et qui désigne, d’après la Mishna (Kēlîm 9,6), la pointe de fer de l’aiguillon (mlmd) qui sert à diriger les bêtes[49]. C’est aussi la signification que lui reconnaît le texte grec dit de la Septante, car le mot boukentron, utilisé pour rendre le mot dārebōnôt, dérive de bou, « boeuf », et kentron, « aiguillon ». Le sens de la comparaison est donc le suivant : de même que les pique-taureaux servent à exciter et à diriger le bétail, ainsi les paroles des sages ont pour fonction de stimuler et de guider les êtres humains.
L’expression b‘ly ’spwt désigne des « maîtres des collections » ou des « maîtres des recueils », le mot b‘l au pluriel désignant les maîtres (cf., par ex. Qo 8,8 ; 10,11.20 où le mot b‘l a exactement ce sens) et le mot ’spwt, qui dérive du verbe ’sp, « rassembler », faisant référence à un rassemblement d’objets, vraisemblablement des collections ou des recueils, comme l’indique le parallélisme dans la construction en chiasme du v. 11 :
A Les paroles des sages
B sont comme des pique-taureaux
B’ et comme des clous plantés
A’ sont [les paroles] des maîtres des recueils.
À cause de cette structure en chiasme, il est permis d’ajouter le mot « paroles » et de supposer que la seconde expression désigne, par ellipse, les paroles des maîtres des recueils. Une telle traduction est grammaticalement possible, d’autant plus qu’on retrouve le même genre d’ellipse en Qo 6,8 et 10,12.13. Reste à justifier la traduction de la deuxième comparaison (B’). Dans la Bible, les mśmrym / mśmrwt désignent des clous de fer qui servent à divers usages (Is 41,7 ; Jr 10,4 ; 1 Chr 22,3 ; 2 Chr 3,9). Le mot dérive du verbe sāmār, « hérisser », qui n’est attesté qu’en Jr 51,27. Le sens de cette racine indique peut-être que l’objet pointu n’est pas complètement enfoncé. C’est sans doute pourquoi le mot en araméen peut avoir le sens de « clou », mais aussi celui d’« objet pointu » ou d’« épingle »[50]. En somme, deux interprétations de cette seconde comparaison sont également possibles. Selon la première, l’image des clous plantés ou fixés (voir le verbe nṭ‘ au sens de « fixer » en Dn 11,45) vise à rappeler qu’il ne faut pas franchir les limites de la bergerie, c’est-à-dire qu’il convient de rester à l’intérieur de la tradition[51]. Selon la deuxième, les mśmrwt désignent tout ce qui ressemble à un objet pointu comme un clou. Aussi, puisque cette seconde comparaison poursuit l’image pastorale du premier stique, l’expression mśmrwt nṭw‘ym peut désigner les clous plantés ou les pointes implantées à l’extrémité d’un bâton qui sert d’aiguillon (cf. Si 44,4 hébreu). Autrement dit, l’image du v. 11b vient renforcer celle du v. 11a : de même que ces pointes fixées à l’extrémité du bâton servent à guider les animaux dans la bonne direction et non sans peine, ainsi les paroles des maîtres des recueils sont des guides pour les êtres humains. Fox insiste sur la peine et la douleur que procurent ces instruments qui piquent et il suppose même que la seconde comparaison peut aussi faire allusion aux clous plantés dans la chair[52]. Autrement dit, les paroles des sages peuvent devenir tout aussi inconfortables que dangereuses[53] ! J’ajouterais que cette interprétation est conforme à ce qu’affirme Qohélet en 1,18 : « Oui, beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin / et qui accroît le savoir accroît la souffrance. »
Pour terminer, il convient de dire quelques mots sur l’image du pâtre qui est à l’origine des paroles de sagesse. À mon avis, cette image peut être comprise comme l’ultime référence à la fiction royale qui commence en 1,1 et désigner le roi Qohélet qui s’identifie à Salomon, le prototype du sage (1 R 5,9-14), et se présente comme un pâtre qui pâture du souffle (r‘wt rwḥ et r‘ywn rwḥ : 1,14.17 ; 2,11.17.26 ; 4,4.16 ; 6,9)[54] ! En somme, en présentant Qohélet comme un pâtre et en comparant l’enseignement des êtres humains à l’élevage d’animaux, Qo 12,11 exploite un thème qui lui est cher, celui de l’animalisation de l’être humain, et brouille ainsi la frontière entre les êtres humains et les animaux domestiques[55]. Ultimement, c’est la sagesse elle-même qui est comparable à une zootechnie, un art du dressage et de la domestication ! Cette définition de l’enseignement de la sagesse rappelle, à sa façon, celle que Peter Sloterdijk donne des êtres humains : « les hommes sont des animaux dont les uns élèvent leurs pareils tandis que les autres sont élevés »[56].
Pour ne pas conclure…
Avons-nous été élevés par l’enseignement de Qohélet ? Pour ma part, la réponse est positive, car l’examen des passages évoquant le monde animal m’a permis de mieux comprendre l’anthropologie et la théologie du livre de Qohélet. Il est vrai que Qohélet n’est pas antispéciste, comme le sont certains adeptes du véganisme, car il ne nie pas qu’il y a une certaine hiérarchie entre le monde humain et le monde animal (4,17 ; 9,2 ; 2,24-25, etc.) ; il ne nie pas davantage qu’il y a une certaine hiérarchie à l’intérieur de chacun de ces deux mondes, et ce, aussi bien au niveau des classes (2,7 ; 10,7) que des genres (7,26) pour les êtres humains, que des catégories pour les animaux (2,7 ; 9,4 ; 10,7). Toutefois, il n’en demeure pas moins que sa vision du monde n’est pas strictement anthropocentrique, voire androcentrique. En effet, celle-ci est tantôt géocentrique, puisque les deux seules choses qualifiées d’éternelles (‘wlm) sont la terre (Qo 1,4) – laquelle peut désigner le monde des morts (3,21) ! – et la tombe (12,5), tantôt théocentrique, puisque seul Dieu fait tout et contrôle tout (3,11 ; 7,14 ; 9,1 ; 11,5). En outre, Qohélet est loin d’insister sur la supériorité des êtres humains sur les animaux. Au contraire, il se plaît, à maintes reprises, à brouiller les frontières entre le monde humain et le monde animal (2,7 ; 3,18-21 ; 9,11-12 ; 10,8 ; 12,11), montrant ainsi qu’il y a non seulement une communauté de destin entre les êtres humains et les animaux, mais aussi une communauté hybride humains-animaux. En effet, loin d’être à l’image de Dieu, comme en Gn 1,26-28, l’être humain s’apparente plutôt à la bête (3,18 ; 7,26 ; 9,11-12 ; 12,11). Loin de dominer sur le monde animal (Gn 1,26-28) et d’être craint et redouté par tous les animaux (Gn 9, 2), son pouvoir sur eux est plutôt limité ; mieux encore : le pouvoir de certains animaux est même supérieur à celui de l’être humain (10,1a.8ab.11.20). Loin d’être celui qui trouve une aide chez la femme (Gn 2,18-24), l’homme est plutôt présenté comme du gibier et la femme comme une chasseresse, voire comme une dangereuse déesse, maîtresse des animaux et des hommes (Qo 7,26). En définitive, bien avant Copernic (pour sa découverte d’une limite cosmologique : la terre n’est plus le centre de l’univers), Darwin (pour sa découverte d’une limite biologique : l’être humain n’est rien d’autre qu’un animal et il est lui-même un produit comme un autre de l’évolution de la nature et de l’évolution biologique) et Freud (pour sa découverte d’une limite psychologique : l’être humain est étranger à lui-même et le moi n’est pas maître dans sa propre maison)[57], Qohélet n’a-t-il pas, lui aussi, infligé une blessure narcissique à la prétentieuse et prédatrice humanité ?
Parties annexes
Notes
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[1]
Jean-Jacques Lavoie, « Étude de la zoo-poétique du livre de Qohélet (I) », Science et Esprit, 75 (2023), p. 171-184.
-
[2]
Cf. Qo 2,7.24-25 ; ; 3,16-21 ; 4,17 ; 9,2.4 ; 10,7.
-
[3]
Cf. Qo 7,26 ; 9,11-12 ; 10,1.8.11.20 et 12,11.
-
[4]
Cf. Gn 1,26-28 ; Ps 8,6-9 ; Si 17,2-4 ; 49,16 ; Sg 9,2-3 ; 10,1-2.
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[5]
L’étude la plus détaillée et la plus récente de ces deux versets est celle de Francesco Bianchi, « Eccl 9,11-12 or How the Trap of Time Works », Bibbia e Oriente, 59 (2017), p. 3-22.
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[6]
Cf. Qo 7,26 ; Ez 12,13 ; 17,20 ; Ps 66,11 ; Si 9,3 et aussi Ez 13,21 où le substantif mṣwdh a le sens de « proie »).
-
[7]
Cf. ci-dessous pour les emplois dans la Bible.
-
[8]
Le seul autre emploi dans le livre de Qohélet du mot « oiseau », ṣpwr, se trouve en 12,4c, un verset dont la traduction et l’interprétation sont très controversées. Si l’on traduit le stique par « et qu’on se lève à la voix de l’oiseau », on peut y voir une allusion au sommeil léger du vieillard.
-
[9]
Ex 7,18. 21 ; Nb 11,5.22 ; Ez 47,9-10 ; 29,4-5 ; Is 1,2 ; Ps 105,29 ; 2 Ch 33,14 ; Ne 3,3 ; 12,39 ; 13,16 ; So 1,10.
-
[10]
En ce qui concerne la symbolique du filet meurtrier entre les mains de divinités ou de démons en Mésopotamie, cf. Tyler R. Yoder, Fishers of Fish and Fishers of Men. Fishing Imagery in the Hebrew Bible and the Ancient Near East, Winona Lake IN, Eisenbrauns, 2016, p. 44-51 ; 118-120 et 122-124.
-
[11]
Jos 23,13 ; Jb 18,9 ; 22,10 ; Ps 11,6 ; 69,23 ; 91,3 ; 119,110 ; 140,6 ; 141,9 ; 142,4 ; Is 8,14 ; 24,17. 18 [texte repris dans l’Écrit de Damas 4,14-19] ; Jr 48,43.44 ; Si 18,22 ; 48,43.44 ; Os 5,1 ; 9,8 et Ps 124,7[2x] ; Pr 7,23 ; 22,5 et Am 3,5 où on retrouve également, comme ici, le mot ṣpwr.
-
[12]
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 165.
-
[13]
Faut-il donner à l’expression ’šr hy’ un sens absolu (« la femme, car elle est ») ou limitatif (« la femme qui est » ou « la femme, celle qui ») ? Autrement dit, Qohélet vise-t-il ici toutes les femmes ou un seul genre de femmes ? S’il vise toutes les femmes, comment faut-il comprendre Qo 9,9 ? S’il vise un seul genre de femmes, quel est ce genre ? Pour un état de la recherche sur le sens de cette expression, cf. Jean-Jacques Lavoie, « Les pièges de la femme et les ambiguïtés d’un texte : étude de Qohélet 7,26 dans l’histoire de l’exégèse juive », Sciences Religieuses / Studies in Religion, 49 (2020), p. 165-192, particulièrement les p. 166-169 et 186. De mon point de vue, les réponses à ces questions sont secondaires, car mon objectif est de montrer que Qohélet décrit ici la femme comme une chasseresse, ce qui n’est pas le but de l’article cité ci-dessus.
-
[14]
Cf. Qo 9,12 et les emplois signalés ci-dessus.
-
[15]
Cf. Ez 26,5.14 ; 32,3 ; 47,10 ; Mi 7,2 ; Hab 1,15.16.17. Ce sont les deux seuls termes que Tova Forti, « Hunting and Searching : Contrasting Patterns of Female Behavior in Wisdom Literature », Journal of Ancient Near Eastern Studies, 34 (2020), p. 26-27, associe au vocabulaire de la chasse. En outre, comme elle identifie la femme de Qo 7,26 à une séductrice qui menace le noyau familial et la stabilité sociale, elle estime, (p. 38) que c’est avec Pr 18,22 que Qo 7,26 a des affinités thématiques et stylistiques. Ce sont aussi les deux seuls termes associés au vocabulaire de la pêche par Tyler R. Yoder, Fisher of Fish and Fishers of Men, p. 37-38 ; 40-41, qui se contente de signaler que la femme de Qo 7,26 est une séductrice.
-
[16]
Terme que l’on pourrait aussi traduire par « attelage » puisque le verbe ’sr a le sens de « atteler » en Gn 46,29 ; 49,11 ; Ex 14,6 ; 1 S 6,7.10 ; 1 R 18,44 ; 2 R 7,10 ; 9,21[2x] ; Jr 46,4.
-
[17]
En effet, le coeur est ici le siège de la volonté et des intentions (cf. par exemple Qo 8,11 et 9,3), tandis que les mains évoquent le pouvoir (cf. Qo 2,11.24 ; 4,1 ; 9,1).
-
[18]
Cf. Gn 10,9 où Nemrod est qualifié de vaillant chasseur ; Gn 25,27-28 où Esaü est qualifié d’habile chasseur ; cf. aussi Gn 27,3.30.33 ; Lv 17,13 ; Pr 12,27.
-
[19]
En effet, en Mésopotamie, la chasse est une activité rituelle à laquelle les dieux convient le roi ; la chasse est même une obligation imposée par les dieux et c’est pourquoi elle occupe une place importante dans l’éducation du jeune prince. Cf. à ce sujet Elena Cassin, Le semblable et le différent. Symbolismes du pouvoir dans le Proche-Orient ancien, Paris, La Découverte, 1987, p. 185-207 et Henri Limet, « Les animaux sauvages : chasse et divertissement en Mésopotamie », dans Jean Desse et Frédérique Audoin-Rouzeau (dir.), Explorations des animaux sauvages à travers le temps, Paris, Éditions APDCA – Juan-les-Pins, 1993, p. 361-374. Dans la Bible, la référence au gibier livré chaque jour à Salomon suppose que la chasse était une activité appréciée par le roi (1 R 5,2). C’est aussi ce qu’indique 1 R 10,22, qui signale que les bateaux du roi revenaient tous les trois ans chargés de singes et de paons (1 R 10,22).
-
[20]
À propos de la déesse ougaritique Anat identifiée comme chasseresse, cf. Oded Borowski, « Animals in the Religions of Syro-Palestine », dans Billie Jean Collins (ed.), A History of the Animal World in the Ancient Near East, Leiden-Boston MA-Köln, Brill, 2002, p. 410. En outre, la description de la femme en 7,26 n’est pas sans rappeler la figure de la « Maîtresse des animaux », présente dans la Syrie ancienne mais dont les origines sont mésopotamiennes. Parmi les nombreux cylindres évoquant le caractère dominateur de la déesse maîtrisant les animaux, Marie-Thérèse Barrelet, « Les déesses armées et ailées », Syria, 32 (1955), p. 249-250, signale « un cylindre du Louvre, d’une déesse nue, ailée, coiffée de la tiare à cornes, qui soulève non plus des animaux, mais des hommes nus se trouvant alors suspendus par une jambe, tête en bas. » Ce lien entre la maîtresse des animaux et la maîtresse des hommes, réduisant l’homme à un animal, apparaît également dans la sixième tablette, colonne 1 de l’Épopée de Gilgamesh, où sont énumérés les amants d’Ishtar qu’elle a transformés en animaux. Cf. Gilgamesh, présentation, traduction et notes par F. Malbran-Labat, Paris, Cerf, 1982, p. 37-38.
-
[21]
Ce brouillage des frontières entre le monde humain, le monde animal et le monde divin n’est pas propre au livre de Qohélet. À ce sujet, cf. Anne Létourneau, « From Wild Beast to Huntress : Animal Imagery, Beauty, and Seduction in the Song of Songs and Proverbs », Biblical Interpretation, 29 (2021), p. 1-27.
-
[22]
Cf. Jean-Jacques Lavoie, « Ironie et ambiguïtés en Qohélet 10,8-11 », Studies in Religion / Sciences Religieuses, 41 (2012), p. 1-24.
-
[23]
Ps 7,16 ; 9,16 ; 35,7-8 ; 57,7 ; 141,9-10a ; cf, aussi Pr 26,27a ; 28,10 ; Si 27,26.
-
[24]
Cf. Gn 49,17 ; Nb 21,6.9 ; Jr 8,17 ; Am 5,19 ; 9,3 où la morsure du serpent représente un châtiment divin.
-
[25]
Ps 58,5-6 ; Jr 8,17 ; cf. aussi Hymnes, J, 5,26e-28b.
-
[26]
Katherine J. Dell et Tova Forti, « ‘When a Bird Flies through the Air’. Enigmatic Paths of Birds in Wisdom Literature », dans Danilo Verde et Antje Labahn (eds.), Networks of Metaphors in the Hebrew Bible, Leuven-Paris-Bristol VA, Peeters, 2020, p. 249 et Annette Schellenberg, Kohelet, Zürich, Theologischer Verlag, 2013, p. 151, pour ne citer que ces deux commentaires récents, proposent une interprétation plutôt réductrice, car elles estiment que ce v. 20 équivaut au proverbe bien connu « les murs ont des oreilles », oubliant ainsi qu’il ne s’agit pas ici d’humains à l’écoute, mais bien d’un animal qui symbolise la mobilité et surtout la communication entre la terre et le ciel, soit la sphère qui est celle du Dieu de la Bible (cf. Qo 5,1), connu notamment sous le nom de « Dieu du ciel » (Esd 6,9.10 ; 7,12.21.23) ou « Dieu du ciel et de la terre » (Esd 5,11).
-
[27]
1 S 26,4 ; 2 S 10,3-4 ; 2 R 6,8-23 ; 1 Ch 19,3.
-
[28]
Jean Lévêque, Sagesses de Mésopotamie, Paris, Cerf, 1993, p. 118.
-
[29]
Gilgamesh, présentation, traduction et notes par F. Malbran-Labat, Paris, Cerf, 1982, p. 65-66.
-
[30]
Certains passages de Job laissent aussi entendre que les oiseaux en savent plus que les autres créatures (Jb 28,7.21 ; 35,11).
-
[31]
Cf. à ce sujet les analyses d’Othmar Keel, Le Cantique des cantiques, Paris, Cerf, 1997, p. 82-90, qui explique Ct 1,15 ; 6,8-9 à la lumière de différents sceaux-cylindres dans lesquels les colombes, messagères de l’amour, signalent la disposition amoureuse de la déesse.
-
[32]
René Mouterde, « Le dieu syrien Op », Mélanges syriens offerts à Monsieur René Dussaud, Tome 1, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1939, p. 391-397.
-
[33]
Francesco Saracino, « Ras Ibn Hani 78/20 and Some Old Testament Connections”, Vetus Testamentum, 32 (1982), p. 340.
-
[34]
Theodor H. Gaster, Myth, Legend, and Custom in the Old Testament, New York NY, Harper & Row, 1969, p. 838.
-
[35]
Ovide, Les Métamorphoses, Tome 1, traduction nouvelle avec introduction et notes par Joseph Chamonard, Paris, Garnier, 1953, p. 90-97.
-
[36]
Aristophane, Les oiseaux – Lysistra, texte établi par Victor Coulon et traduit par Hilaire Van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 1928, p. 53.
-
[37]
Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris, Albin Michel, 1995.
-
[38]
Dans la Bible, d’autres animaux possèdent également un étrange pouvoir-savoir. Par exemple, c’est le cas du serpent (Gn 2-3), de l’ânesse de Balaam (Nb 22,20-35), des vaches qui conduisent l’arche à Beth Shemesh (1 S 6), du lion exécutant le jugement divin contre l’homme de Dieu (1 R 13,24-28), des corbeaux nourrissant le prophète Élie dans le ravin de Kerith (1 R 17,1-6), etc. On notera aussi que Dieu s’adresse directement à des animaux en Gn 3,14 (le serpent) et en Jon 2,11 (le poisson), Jonas étant le seul livre biblique qui porte un nom d’animal, à savoir « colombe ». À la lumière de ces textes, on peut très bien reprendre la belle formulation d’Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 215, lorsqu’il déclare, à propos du chien Bobby dans un camp nazi, qu’il y a « [u]ne transcendance dans l’animal ! »
-
[39]
L’étude la plus détaillée de ce verset 1 est celle de Jean-Jacques Lavoie, « Sagesse, folie et bonheur en Qohélet 10,1 », Théologiques, 16 (2008), p. 177-196.
-
[40]
Madeleine Taradach et Joan Ferrer, Un Targum de Qohéleth. Editio Princeps du LMS. M-2 de Salamanca. Texte araméen, traduction et commentaire critique, Genève, Labor et Fides, 1998, p. 55.
-
[41]
Cf. par exemple 2 S 22,5-6 ; Ps 18,5-6 ; 116,3 ; Pr 13,14 ; 14,27.
-
[42]
Mt 10,25 ; 12,24.27 ; Mc 3,22 ; Lc 11,15.18.19.
-
[43]
Dt 1,44 ; Ps 118,12 ; cf. aussi la prophétesse et cheffe de guerre Déborah en Jg 4-5.
-
[44]
Philon d’Alexandrie, De Vita Mosis I-II, Introduction, traduction et notes par Roger Arnaldez, Paris, Cerf, 1967, p. 86.
-
[45]
Cf. gbwrym, « héros », mlhmh, « combat », en 9,11 ; mlk, « roi », sbb, « encercler », bnh ‘l, « bâtir contre », mṣwdym, « ouvrages d’assaut », en 9,14 ; gbwrh, « force », en 9,16 ; mwšl, « celui qui domine », en 9,17 et 10,4 ; et kly qrb, « armes de guerre », en 9,18.
-
[46]
Ps 19,3 ; 59,8 ; 78,2 ; 94,4 ; 119,171 ; 145,7 ; Pr 15,8.
-
[47]
Le verbe ntn peut aussi se rapporter aux pique-taureaux et aux clous implantés, lesquels sont les deux instruments du pâtre. Selon cette seconde traduction, le verbe ntn a le sens de « piquer » ou « enfoncer », comme en Dt 15,17. Le jeu de mots entre les verbes neṭû‘îm et nitenû peut être un indice supplémentaire en faveur de cette seconde traduction.
-
[48]
Par exemple, pour un aperçu de ces sentences de sagesse, cf. Ludger Schwienhorst-Schönberger, Das Buch Kohelet, Stuttgart, Verlag Katholisches Bibelwerk, 2012, p. 62-63. C’est d’ailleurs pourquoi Qohélet est présenté comme un sage qui « a pesé, examiné et rectifié des mashals en quantité » (Qo 12,9c).
-
[49]
Marcus Jastrow, Dictionary of the Targumim, Talmud Babli, Yerushalmi and Midrashic Literature, New York NY, The Judaica Press, 1989, p. 320.
-
[50]
Marcus Jastrow, Dictionary of the Targumim, p. 809.
-
[51]
Dans ce sens, cf. Luca Mazzinghi, « Ho cercato e ho esplorato ». Studi sul Qohelet, Bologna, EDB, 2001, p. 320 et 334-335.
-
[52]
Michael Fox, « Frame-Narrative and Composition in the Book of Qohelet », Hebrew Union College Annual, 48 (1977), p. 102.
-
[53]
Michael Fox, A Time to Build and a Time to Tear Down. A Rereading of Ecclesiastes, Grand Rapids MI, W. B. Eerdmans, 1999, p. 355.
-
[54]
En effet, dans les textes du Proche-Orient ancien comme dans ceux de la Bible, les rois et les autres responsables du peuple sont très souvent présentés comme des pâtres (1 R 22,17 ; Is 31,4 ; Jr 2,8 ; 3,15 ; 6,3 ; 10,21 ; 12,10 ; 22,22 ; 23,1.2.4 ; 25,34.35.36 ; 33,12 ; 49,19 ; 50,6.44 ; Mi 5,4 ; Na 3,18 ; Za 10,2 ; etc.). Par ailleurs, d’aucuns croient plutôt que le pâtre doit être identifié à Dieu. Cf. par exemple Christoph Dohmen, « Der Weisheit letzter Schluss ? Anmerkung zur Übersetzung und Bedeutung von Koh 12,9-14 », Biblische Notizen, 63 (1992), p. 41-42.
-
[55]
Pourrait-on dire que Qohélet souligne ici la bêtise humaine ? Peut-être, mais en sachant que la bêtise est le propre de l’être humain. En effet, ce n’est pas sans raison que J. Derrida, L’animal que donc je suis, p. 65 et 93, rappelle qu’il n’y a aucun sens à parler de la bêtise d’une bête ; ce serait là une projection anthropomorphique de ce qui reste réservé à l’être humain.
-
[56]
Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 41.
-
[57]
À propos de cette triple vexation pour le narcissisme humain, cf. Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 181-187.