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Il y a maintenant une vingtaine d’années que les théories sur la mémoire sociale ont bouleversé l’approche de l’historiographie chrétienne. Appliquées initialement à l’étude du Jésus historique, elles ont envahi le champ des écrits de la deuxième et troisième génération chrétienne, à commencer par l’évangile de Marc[1]. L’approche de l’historiographie lucanienne s’en est trouvée singulièrement renouvelée, et c’est à elle que je vais consacrer ma réflexion. Faisant suivre sa biographie de Jésus (évangile) d’une histoire des commencements du christianisme (Actes des apôtres), Luc est le premier historien du christianisme ; dans l’Antiquité, personne après lui ne répétera ce geste[2]. Il fut donc le premier à relier narrativement l’histoire de Jésus et celle des apôtres pour l’offrir en mémoire à la chrétienté de son temps.

Comment se conjuguent dans son oeuvre théologie et histoire ? Et pourquoi a-t-il rédigé cette oeuvre mémoriale ?

La crise des années 60

Jan Assmann, égyptologue allemand, a rendu attentif à ce moment de crise que représente, dans une culture donnée, la « rupture de tradition » (Traditionsbruch)[3] ; cette rupture, déclenchée le plus souvent par la disparition des témoins directs, engendre la nécessité de se doter d’une mémoire collective, apte à stabiliser l’identité du groupe social. Or, c’est une crise interne de ce type que traverse la chrétienté des années 60[4].

Le premier traumatisme est la disparition simultanée de trois figures marquantes du premier christianisme : Jacques frère du Seigneur, dirigeant de l’Église de Jérusalem, a été exécuté en 62 sur ordre du grand prêtre Anan ben Anan ; Paul a été mis à mort à Rome entre 62 et 64 et Pierre crucifié à Rome lors des rafles de chrétiens suivant l’incendie de 64. Tous trois étaient leaders des courants majeurs du premier christianisme : Jacques se portait garant du lien des chrétiens avec la judaïté ; Paul était le plus radical dans l’ouverture de la mission aux non-juifs ; Pierre cherchait un compromis permettant d’accueillir les païens sans offenser les juifs. Le vide de pouvoir provoqué par la disparition de ces trois figures était déstabilisant, car la chaîne reliant les communautés au Christ s’en trouvait rompue. Comment, avec la disparition progressive de la génération apostolique, assurer la fiabilité de la tradition ?

Le second traumatisme fut la Guerre Juive de 66-70, avec son apogée : la destruction du Temple de Jérusalem. Outre l’effondrement du leadership de l’Église de Jérusalem, la disparition du sanctuaire conduisit à un raidissement du judaïsme, contraint à se recomposer hors du pilier identitaire que représentait le Temple ; ce durcissement aggrava les tensions entre synagogues et communautés chrétiennes. On ne peut pas encore parler d’une scission entre juifs et chrétiens – celle-ci s’opéra lentement, diversement suivant les régions, et ne fut pas consommée avant le milieu du deuxième siècle. Mais le repli du judaïsme sur lui-même, consécutif à la perte du Temple, accéléra notablement la raréfaction des juifs d’origine parmi les croyants au Christ. À terme, la disparition du Temple infléchit le destin à la fois du christianisme (désormais de majorité non-juive) et celui du judaïsme (se muant progressivement en religion du livre sous la houlette des rabbis pharisiens).

Ces deux chocs, surtout le premier, ont rendu la chrétienté vulnérable en fragilisant son identité : comment définir sa croyance lorsque les garants de son identité se sont effacés ? La réponse, le lecteur, la lectrice du Nouveau Testament l’ont sous les yeux : les mesures de sauvetage ont été d’une part l’écriture de grands scénarios biographiques (les évangiles), d’autre part la fixation d’une tradition apostolique. En dehors des lettres émanant de Paul de Tarse, tous les écrits du Nouveau Testament sont apparus en réponse à ce double traumatisme. Seule la seconde épître de Pierre est venue plus tard, aux environs de 130. Autrement dit : la grande majorité des écrits néotestamentaires (les quatre évangiles, les épîtres rédigées sous le nom de Paul, de Pierre, de Jacques et de Jean, ainsi que l’Apocalypse) doit son apparition à la crise identitaire de la chrétienté dans les années 60. La période de 65 à 100 fut donc d’une extraordinaire productivité pour la littérature chrétienne ancienne.

Nécessité d’une mémoire collective

Mais comment expliquer le lien entre cette crise et la production d’écrits ? C’est ici que les travaux de Jan Assmann montrent leur fécondité, lorsqu’ils expliquent le mécanisme par lequel se construit une mémoire collective.

La mémoire dite communicationnelle est celle qu’un individu partage avec ses contemporains ; le message des disciples de Jésus ou de l’apôtre Paul est garanti par leur expérience personnelle. Lorsque le témoin disparaît, la mémoire doit être réaffectée à un niveau institutionnel : c’est l’avènement d’une mémoire culturelle, par laquelle un groupe fixe son identité, l’appuyant sur le souvenir transmis et sur une série de rites. L’établissement de cette mémoire culturelle, qui appartient au groupe et fonde son identité, est assurée par des porteurs spécialisés : chamans, prêtres, écrivains, enseignants. Cette mémoire collective devient la mémoire officielle du groupe. En prenant réalité, elle reçoit une fonction non seulement formative, mais aussi normative : c’est ainsi, et pas autrement, que le souvenir doit être préservé dans le groupe.

Mais comment se construit cette mémoire collective ? Assmann s’appuie sur les travaux d’un sociologue français injustement oublié, Maurice Halbwachs, né en 1877, arrêté par les nazis l’année de son élection au Collège de France (1944) et mort à Buchenwald l’année suivante. Halbwachs s’est intéressé à l’élaboration d’une mémoire de groupe. Toute vision du passé, affirme-t-il, est structurée par un agenda culturel ou religieux. La mémoire collective « ne conserve pas le passé, mais elle le reconstruit, à l’aide des traces matérielles, des rites, des textes, des traditions qu’il a laissés, mais aussi à l’aide des données psychologiques et sociales récentes, c’est-à-dire avec le présent »[5]. Autrement dit : le passé remémoré « n’est pas un donné objectif, mais une reconstruction collective »[6], un souvenir construit, qui retient ce dont le groupe a besoin dans le présent et efface ce qui ne lui convient pas ou ne lui est plus utile.

De l’élaboration d’une mémoire culturelle, je retiens : a) qu’elle s’exerce à distance des événements ; b) qu’elle construit à l’intention du groupe une histoire fondatrice à visée identitaire (dimension formative) ; c) qu’elle s’accompagne d’une régulation du souvenir qui en fixe l’interprétation (dimension normative)[7]. À mon sens, c’est exactement à ce phénomène de construction d’une mémoire collective que l’on assiste avec l’apparition, à profusion, des écrits chrétiens dans les années 60-100. Les divers groupes qui constituaient le christianisme des deuxième et troisième générations ont cherché, chacun à leur manière, et chacun avec son agenda théologique, à stabiliser leur identité en se dotant d’une mémoire fondatrice.

Luc, une histoire kérygmatique

Et l’oeuvre lucanienne ? Depuis les travaux pionniers de Martin Dibelius, la recherche s’est longuement posé la question de savoir si Luc pouvait être qualifié d’historien, ou non[8]. N’est-il pas (trop) théologien pour souscrire à la déontologie historienne ? « Historien amateur, capable », concède Etienne Trocmé, « mais insuffisamment formé pour sa tâche[9] ». « Auteur d’un livre édifiant », ajoute l’exégète Ernst Haenchen[10]. Les théories sur la mémoire sociale déplacent complètement le débat : l’historiographie, née en temps de crise, souscrit à une visée identitaire répondant aux besoins du groupe auquel elle s’adresse.

Chez Luc, historiographie et proclamation kérygmatique ne sont pas deux mandats antagonistes, dont l’un viendrait perturber l’autre, mais deux vocations intrinsèquement liées. C’est parce qu’il est théologien que Luc fait oeuvre historienne, et c’est en tant qu’historien qu’il déploie une visée kérygmatique.

La meilleure définition du genre littéraire de Luc-Actes me paraît donc être : une histoire kérygmatique[11]. En effet, Luc ne fait pas qu’exposer l’histoire de la naissance d’un mouvement que, de l’extérieur, on appellera « chrétien » (Ac 11,26). Il raconte comment Dieu, puissamment, intervient pour faire avancer cette histoire en envoyant l’Esprit saint (2,1-13 ; 10,44 ; 19,6), en délivrant miraculeusement ses témoins de prison (5,17-21 ; 12,6-11 ; 16,25-26), en dotant apôtres et témoins de pouvoirs charismatiques (3,1-10 ; 5,12-16 ; 8,6-7 ; 13,9-11 ; 14,8-10 ; etc.), en retournant la vie de Paul (9,1-19a), en produisant extases et visions (10,1-16 ; 16,9 ; 18,9 ; 22,17-21 ; 27,23-24), en sauvant Paul de la tempête (27,1-28,10), etc. L’histoire déroulée par le récit des Actes est celle de Dieu et de sa main puissante.

Pour Luc, la Parole de Dieu s’effectue dans le tissu observable et mesurable de l’histoire, et c’est là qu’elle doit être décrite. Dit autrement : sous sa plume, le kérygme devient récit (évangile) et la tradition apostolique fait histoire (Actes). Le meilleur moyen de le vérifier est d’analyser la préface de son oeuvre, où l’auteur rend compte de son intention (Lc 1,1-4).

Une oeuvre pour insiders

De cette préface abondamment étudiée, je rappelle les éléments essentiels[12]. Luc se conforme à l’usage attesté dans l’historiographie gréco-romaine et codifié dans les traités de rhétorique ; énoncer son projet au seuil de son oeuvre vise à rendre le lecteur bienveillant, attentif et disposé à la lecture (benevolum, attentum, docilem)[13]. Luc y affiche une posture d’historien en se situant à distance historique des événements ; il se réfère à ses prédécesseurs, qualifiés de nombreux (polloi 1,1) ; il remonte la chaîne de transmission jusqu’aux témoins oculaires (« ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la parole » 1,2). Il emploie pour qualifier son récit le terme diègèsis (1,3), requis pour désigner un récit historique[14]. Il énonce sa déontologie historienne : sa présentation, fruit d’une enquête minutieuse (parakoloutheô)[15], se fera en remontant à l’origine (anôthen), avec précision (acribôs) et dans un ordre suivi (kathexès).

En comparaison avec les préfaces connues des historiens anciens, deux caractéristiques détonnent. D’une part, le thème de l’oeuvre n’est pas spécifié, sinon par le terme vague de pragmata. Rien n’autorise à limiter ces « actions » au contenu de l’évangile en les appliquant exclusivement à la vie, à la mort et à la résurrection de Jésus ; dans la mesure où cette déclaration préliminaire envisage l’ensemble de l’oeuvre, ce que confirme sa reprise en Ac 1,1-2, les pragmata embrassent la vie de Jésus ainsi que celle de ses témoins dans les Actes.

Seconde singularité, ces pragmata sont dits « avoir été accomplis parmi nous (en hèmin) (1,1) ». Le verbe « accomplir » (ici : plèrophoreô) renvoie au thème de l’accomplissement historico-salutaire ; les événements narrés sont donc issus d’une volonté divine. Mais la question capitale est : qui sont les « nous » ? Visiblement, Luc circonscrit un lieu sociologique auquel il participe, et qui englobe à la fois ses lecteurs et le dédicataire, Théophile. Les « nous » représentent une communauté participante des événements qui vont être exposés (en hèmin 1,1), une communauté à qui les « serviteurs de la parole » ont transmis leur témoignage (hèmin 1,2), une communauté à laquelle appartiennent donc à la fois l’auteur, les auditeurs/lecteurs et Théophile ; ce dernier a déjà bénéficié d’une catéchèse à ce sujet, dont la dédicace se promet de lui faire vérifier la fiabilité (asphaleia 1,4). Nul doute qu’il s’agisse là d’une référence à la communauté chrétienne – plus exactement, si l’on songe à l’histoire relatée dans les Actes, une communauté qui se reconnaît inscrite dans l’héritage paulinien[16].

Résultat : l’oeuvre lucanienne n’est ni un écrit missionnaire, ni un manifeste destiné à des observateurs extérieurs ; elle est une historiographie confessante destinée à des gens intra muros, des insiders, dont les convictions doivent être sécurisées[17]. J’insiste. À l’intention de destinataires déstabilisés dans leurs convictions, Luc adresse une oeuvre destinée à constituer la mémoire du mouvement chrétien. La césure temporelle entre lui et la génération apostolique (les « témoins oculaires » 1,2) est évidente. Il intervient après que d’autres (les polloi 1,1) ont proposé des récits fragmentaires. Luc ne prétend ni rectifier des dires erronés, ni pallier une tradition jugée déficiente, mais déployer la mémoire exhaustive des origines chrétiennes. En d’autres termes, ce n’est rien d’autre qu’un recueil d’annales officielles, un véritable canon mémoriel[18], que l’auteur ad Theophilum présente à ses lecteurs.

Une « religion de tradition »

Dans une étude parue en allemand et traduite en anglais, l’exégète Michael Wolter a identifié deux types religieux différents aux origines du christianisme : une « religion de conversion » et une « religion de tradition »[19]. La première concerne prioritairement les lettres proto-pauliniennes, la seconde les écrits deutéro-pauliniens et les Actes des apôtres. La « religion de conversion » se présente comme un mouvement de rupture, axé sur le changement de croyance ; la « religion de tradition » s’adosse au contraire à une mémoire et à une pratique rituelle qui manifestent durablement et socialement son identité. Là où la première accentue la séparation et la nouveauté que représente la conversion, la seconde met en avant la conscience de l’histoire commune qui constitue sa mémoire culturelle[20].

Si les écrits pseudépigraphiques de la tradition paulinienne (lettres deutéro-pauliniennes et Pastorales) sont des exemples typiques d’une religion de tradition en régime épistolaire, le livre des Actes constitue selon Wolter leur pendant en régime narratif. Tout l’effort de Luc consiste en effet à ancrer la nouveauté christologique dans l’histoire et la tradition d’Israël. L’Évangile de l’enfance (Lc 1-2), les discours missionnaires des apôtres et de Paul (Ac 2,14-36 ; 3,12-26 ; 10,34-43 ; 13,16-41 ; 28,17), le discours d’Étienne (Ac 7,2-53) déclinent à l’envi la continuité fondamentale entre l’histoire de Dieu avec son peuple Israël et la venue du Messie Jésus. Ce continuum historico-salutaire constitue le véritable mantra de la théologie lucanienne.

Knut Backhaus, exégète à Munich, formule excellemment : « Luc canonise – spécialement dans les Actes des apôtres – l’image du passé du christianisme en l’implantant dans l’histoire biblique-juive des origines, dont sa communauté présente la véridiction[21]. »

1. Le titre d’apôtre

Je discerne trois marqueurs de cette construction de la mémoire apostolique dans les Actes : la gestion du titre d’apôtre, la mention de l’enseignement apostolique et le discours d’adieu de Paul en Actes 20.

Le premier marqueur est la gestion lucanienne du titre d’apôtre. Contrairement à l’usage de Paul qui remonte vraisemblablement aux Hellénistes (est apôtre qui a été envoyé par le Ressuscité), Luc, on le sait, renoue avec le sens judéo-chrétien et jérusalémite de l’expression[22] ; il verrouille la définition de l’apostolat et en fait un titre non transmissible. Seuls les Douze sont gratifiés du titre. Ce faisant, Luc affecte le titre d’apôtre à une fonction exclusive, liée à la mémoire chrétienne des origines dans son enracinement jérusalémite et dotée d’un office de médiation entre le temps de Jésus et le temps postpascal.

Au chapitre 1 des Actes, Pierre livre sa définition de l’apostolat au moment du remplacement de Judas par Matthias : il s’agit d’élire un homme « qui nous [a] accompagnés tout le temps où le Seigneur Jésus allait et venait vers nous, à commencer par le baptême de Jean jusqu’au jour où il a été enlevé loin de nous », afin qu’il « devienne avec nous témoin de sa résurrection » (1,21-22). Suivance de Jésus et témoignage de sa résurrection sont les deux paramètres sine qua non de la condition apostolique.

L’auteur ad Theophilum parle toujours des apôtres au pluriel et réserve le titre aux Douze, sauf une exception au chapitre 14[23]. Dans la représentation lucanienne des origines, le groupe des Douze constitue donc une grandeur hiératique intouchable. Il exerce une fonction exclusive, non seulement dans sa vocation de témoin, mais parce qu’il assure une double continuité historico-salutaire, avec l’histoire d’Israël d’une part (le nombre douze recompose symboliquement le peuple des douze tribus), avec l’histoire de Jésus de Nazareth d’autre part.

D’ailleurs, Paul lui-même est subordonné aux Douze, comme il le reconnaît dans son homélie à la synagogue d’Antioche de Pisidie : « Dieu l’a réveillé des morts, lui qui s’est fait voir durant bien des jours à ceux qui étaient montés avec lui de la Galilée à Jérusalem, eux qui maintenant sont ses témoins auprès du peuple. » (Ac 13,30-31)

Comme le disait en son temps Augustin George : « Pour Luc, il n’y a pas de deuxième génération de témoins du Ressuscité, ni donc d’apôtres, mais la parole des Douze demeure à jamais le message de l’Eglise[24]. » À cet égard, l’idée d’une succession apostolique est étrangère à la conception lucanienne du ministère. Au temps des apôtres succède le temps des témoins, au premier rang desquels l’auteur des Actes compte Étienne et Paul.

2. L’enseignement apostolique

Le deuxième marqueur est à lire dans un sommaire des Actes, le plus fameux, où l’auteur ad Theophilum décrit en condensé la vie interne de la communauté de Jérusalem (2,42-47). Il débute en ces termes : « Ils persévéraient dans l’enseignement des apôtres et la communion, dans la fraction du pain et les prières » (2,42). Ce sommaire est rédigé à l’imparfait de durée, notifiant un état permanent de la première Eglise. Il fixe donc l’identité des croyants jérusalémites. Sa place en conclusion du récit de la Pentecôte et du discours interprétatif qui suit (2,14-41) ne doit pas être négligée : c’est l’effet durable de la Pentecôte[25], l’action de l’Esprit saint en Église, qu’expose ici l’auteur des Actes.

De ces quatre notae ecclesiae, la première nous intéresse : l’enseignement des apôtres (voir aussi en 5,28). À côté de deux actes rituels (eucharistie et prières), la source du croire communautaire est énoncée. Simon Butticaz formule avec raison : « Pour l’ekklèsia lucanienne, c’est à travers leur voix autorisée [i.e. celle des apôtres] que le Ressuscité vient au langage[26]. » En d’autres termes : désormais, l’Évangile médiatisé par les témoins du Ressuscité est la source, mais aussi la norme du croire.

Si l’on remonte à l’Évangile, la médiation apostolique de la parole s’annonçait dans la déclaration du Ressuscité sur le chemin d’Emmaüs : « Comme il a été écrit : le Christ souffrira et sera relevé des morts le troisième jour, et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations à commencer par Jérusalem. C’est vous qui en êtes les témoins. » (Lc 24,46-48)

Comment se concrétise cet enseignement apostolique, en quoi consiste-t-il ? Le lecteur, la lectrice des Actes n’est pas en reste pour le dire : pas moins de 23 prises de parole, au total le tiers du livre, déploient le discours apostolique, incluant Paul. À ses auditeurs/lecteurs, l’auteur du livre offre donc à titre représentatif un choix important de témoignages, allant du discours missionnaire à la relecture de l’histoire d’Israël.

C’est ainsi qu’à l’intention de la chrétienté de son temps, Luc a offert un modèle de discours théologique, à tenir soit à l’interne (discours exhortatifs) soit à l’externe (discours missionnaires). La mémoire des discours attribués aux apôtres, à Étienne et à Paul, fournit au présent des lecteurs autant de paradigmes en vue de la proclamation des hauts faits du salut.

3. Le modèle paulinien

Le troisième marqueur, je le détecte dans le discours d’adieu de Paul à Milet (20,18-35). Ce discours testamentaire clôt l’épopée du grand missionnaire ; il a la particularité d’être le seul adressé à des chrétiens, en l’occurrence les anciens de l’Église d’Éphèse. Ce discours brosse une fresque balayant à la fois le passé de Paul, le présent des adieux et le futur. La clause récurrente « et maintenant » (kai nun idou 20,22.25 ou kai ta nun 20,32) fonctionne comme une clef de lecture : l’énoncé du discours installe un seuil temporel d’où parle Paul (c’est le « maintenant »), et ce seuil trace une ligne de partage entre passé et futur. Le passé (20,18b-24.26-27.31-35) fait l’objet d’un regard rétrospectif de l’orateur, le futur (20,25.28-30) d’un regard prédictif[27].

Le passé – voilà ce qui m’intéresse – est posé en objet de mémoire au travers de trois verbes cognitifs : savoir (epistamai v. 18b), se souvenir (mnèmoneuô v. 31a, 35b), et connaître (ginôskô v. 34a).

Vous savez […] quelle a été ma conduite tout le temps à votre égard.

20,18

Soyez donc vigilants, vous rappelant que, nuit et jour pendant trois ans, je n’ai pas cessé avec des larmes de mettre en garde tout un chacun.

20,31

Les mains que voici, vous le connaissez vous-mêmes, ont pourvu à mes besoins et à ceux de mes compagnons.

20,34

Il faut venir en aide aux faibles et se souvenir de ces mots que le Seigneur Jésus lui-même a prononcés.

20,35

S’accumulent ainsi dans ce discours les mentions d’un savoir remémoré, qui porte sur l’engagement de Paul dans son oeuvre d’évangélisation.

De son côté, le regard sur l’avenir annonce l’absence de Paul (v. 25) et la venue de prédateurs propagateurs de déviances (v. 28-30)[28]. Face à un futur inquiétant, car menacé par l’essor de spiritualités déviantes, l’appel à la mémoire s’impose. C’est à cela que se livre l’auteur des Actes dans la composition de ce discours testamentaire : il veut « poser une « norme », rejetée dans un passé mythifié et appelée à déterminer l’avenir de l’Eglise »[29].

Deux remarques s’imposent. D’une part, à l’intention des anciens, Paul est doublement posé en modèle. Il est exemplaire dans sa gestion pastorale de la communauté (« je n’ai cessé avec des larmes de mettre en garde tout un chacun » v. 31) ; il l’est aussi dans son éthique (« argent, or, manteau, je ne l’ai convoité de personne » v. 33). D’autre part, et plus important encore, sa prédication a été exhaustive : « Je ne me suis dérobé en rien devant ce qu’il importait pour vous prêcher et vous enseigner en public et à la maison, portant témoignage aux juifs comme aux Grecs de la conversion à Dieu et de la foi en notre Seigneur, Jésus » (v. 20).

Les indicateurs de totalité se multiplient dans les clauses duelles : prêcher/enseigner, en public/à la maison, aux juifs/aux Grecs, la conversion/la foi, Dieu/Jésus. Le v. 27 revient sur ce thème : « Je ne me suis pas dérobé à vous annoncer tout le projet de Dieu (pasan tèn boulèn tou theou) ». Le ministère évangélisateur de Paul est résumé dans une formulation synthétique : « rendre témoignage à l’Évangile de la grâce de Dieu » (v. 24c). La tradition issue de Paul est donc exhaustive et normative ; rien n’est à ajouter, rien n’est à retrancher. Dès lors, le rôle des anciens n’est pas d’altérer, mais de défendre l’héritage. Le dispositif de mémoire met donc en place une traditio paolina, appelée à médiatiser et à réguler le rapport au passé.

Une différence considérable surgit toutefois, si l’on compare avec un autre processus de fixation d’héritage, à savoir celui des épîtres pastorales[30]. Dans ces dernières, l’héritage théologique de Paul est le dépôt (parathèkè) que les ministres doivent transmettre et sauvegarder (1 Tm 6,20 ; 2 Tm 1,12-14). La perspective est toute autre en Ac 20 : c’est à la parole divine que les anciens sont remis : « Et maintenant, je vous remets à Dieu et à la parole de sa grâce, qui a le pouvoir (dynamenos) d’édifier et de donner l’héritage parmi tous les sanctifiés » (v. 32). La syntaxe est claire[31] : c’est à la parole gracieuse de Dieu, et non à Dieu, que les anciens sont confiés, et c’est le logos qui a le pouvoir d’édifier les croyants et leur octroyer leur place dans l’héritage des sanctifiés. La communauté croyante n’est autre pour Luc que la manifestation visible de la Parole de Dieu. L’Église est créature de la Parole, creatura verbi[32].

Je relève en passant que Luc est l’héritier d’une théologie vétérotestamentaire-juive du dabar, qui voit dans la parole divine une énergie active et créatrice. La parole est une grandeur personnifiée, elle est à plusieurs reprises sujet de verbes d’action[33]. J’incline à penser, avec d’autres, que le logos est l’acteur principal caché de l’ensemble du récit des Actes[34]. De fait, Luc peut écrire que « la parole de Dieu croissait et (kai consécutif) le nombre des disciples se multipliait fortement à Jérusalem » (6,7). Le binôme « croître et multiplier » est biblique ; il évoque depuis la Genèse la bénédiction du Créateur dans le pullulement des créatures ou dans l’accroissement du peuple de l’alliance[35]. Mais la condition de cette merveilleuse fécondité est énoncée : la force divine. Ici, la croissance de la parole a pour effet la croissance chrétienne. Cette conception lucanienne du logos créateur et donateur de vie trouve ici, dans ces derniers mots de Paul aux communautés qu’il a fondées, une formulation éclatante.

Mais, revenons au discours testamentaire de Paul. Le discours d’Ac 20 se clôt avec la citation d’un logion de Jésus inconnu par ailleurs : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (v. 35c). Sa fonction rhétorique est d’appuyer une éthique du don décrite aux v. 34-35b. Quelle que soit l’origine de ce logion, sa position en finale du discours n’est pas anodine. Paul termine avec une parole qui « n’est pas la sienne, mais une parole de son Seigneur »[36]. L’enseignement de Paul vise à construire le souvenir (mnèmoneuô, v. 35b) de l’enseignement de Jésus, en même temps qu’il en offre l’interprétation normative. Le détenteur autorisé de l’enseignement du Maître n’est pas à chercher ailleurs qu’en Paul.

Conclusion

Dans la grande crise que traverse la chrétienté des années 60, Luc réalise une oeuvre historiographique qui poursuit l’histoire de Jésus par celle du mouvement issu de lui. Cette oeuvre constitue un novum inégalé au sein du christianisme antique ; elle vise à canoniser le passé pour qu’il devienne la mémoire « officielle » de la chrétienté de mouvance paulinienne à laquelle appartient Luc. Trois marqueurs balisent la représentation des origines construite par l’auteur à Théophile : la définition exclusive et intransmissible de l’apôtre, la fonction médiatrice octroyée à l’enseignement apostolique dans la mémoire collective chrétienne, et la normativité du message de Paul assignée aux communautés qui lui survivent.

L’auteur à Théophile est donc le premier à avoir doté la chrétienté d’une mémoire collective des origines. En accolant les Actes à l’évangile, en les enracinant dans l’histoire de Dieu avec son peuple Israël, Luc a fait de la structure « l’évangile et l’apôtre » une matrice mémorielle dans sa construction historiographique. Les Douze et Paul fonctionnent comme médiateurs, et plus, comme les interprètes autorisés de l’enseignement du Seigneur. Pour le dire autrement, le binôme « Évangile et apôtre » reçoit dans l’écriture lucanienne sa première expression historiographique.

Charles K. Barrett, qui fut un exégète des Actes aussi subtil que distingué, a écrit en 1996 un article dont le titre était : « The First New Testament ? »[37]. Suivant d’autres voies que les miennes, Barrett déclarait que Luc, par l’écriture de son oeuvre double, visait à fournir à ses lecteurs tout le savoir nécessaire à leur formation chrétienne ; ainsi, Luc fut-il premier à considérer que Jésus, les Douze et Paul étaient indispensables au catéchisme chrétien. N’est-ce pas, concluait-il, ce que le canon néotestamentaire entérinera dès la fin du IIe siècle[38] ?

Parler de « premier Nouveau Testament » est anachronique, bien entendu, mais n’est-ce pas rendre justice au brillant théologien que fut Luc que de le reconnaître : sa conception de la mémoire des origines a été, sur ce point, constitutive de l’identité chrétienne. Et le canon du Nouveau Testament entérinera la structure « Evangile + apôtre », à quoi l’Eglise ancienne ajoutera le témoignage des Écritures d’Israël.

Luc aurait applaudi.