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Les livres abondent désormais, tant en anglais qu’en français, sur la question des « abus sexuels dans l’Église catholique ». Les tons diffèrent grandement. Les effets recherchés aussi : certains relèvent de la dénonciation ; certains promeuvent la réconciliation et le pardon ; d’autres proposent des réflexions anthropologiques, théologiques, apologétiques, légales, etc. Tous les ouvrages ne travaillent pas sur le même matériel (sic) non plus ou sur les mêmes aires géographiques ou périodes historiques. Dans quelques années, le tri pourra être opéré dans tout cela et dans les effets sur le lectorat, sur l’action et les transformations structurelles nécessaires, dans les changements de mentalités, etc. Pour le moment, me semble-t-il, il importe de recevoir les opinions, les échos murmurés ou les cris de personnes blessées, les histoires d’injustices, les pratiques abusives, démissions et dissimulations. Il importe aussi de ne pas théologiser ou philosopher ou gouverner à coup de marteau car des humains, profondément blessés, des coupables ou responsables plus ou moins repentants sont affectés.

Le livre de Jean-Guy Nadeau, avec tact, justesse de ton et idées affinées propose un parcours en deux temps articulés. Le premier est nécessaire pour bien entendre le second. Le second est nécessaire pour que ne se perpétuent pas les gestes et crimes qui ont blessé. Pour ma part, je veux signaler ici surtout deux chapitres. Le chapitre 5 (Faut-il pardonner ?) est magnifique comme transition d’un pan du livre à l’autre. Il s’ouvre sur la « mode » du pardon (« le pardon a la cote », p. 157), déconstruit ceci pour en signaler les effets pervers, fait ressortir de ces ruines une approche complexe de l’idée du pardon dans le contexte des abus car « Dieu… se dresse aussi contre le mal » (p. 189) ! L’auteur (A.) clôt ce chapitre, pour ouvrir à la seconde partie du livre par une question « Alors, que faire du pardon ? » (p. 184-189). L’autre, le chapitre 7 (Résistance et solidarités – un long combat) constitue un tour de force. En une soixantaine de pages, il documente, des années 1940 à 2019 avec un choix de textes, les transformations des attitudes, des règles, des approches ecclésiales. En quelques mots ou quelques lignes, il les définit avec nuances. Il signale aussi les difficiles réceptions et des coups forts. Il sait faire sentir le poids des différences culturelles dans le domaine des abus sexuels.

L’A. connaît bien son sujet et ne se laisse pas enfermer dans une « cause » ou un « effet ». Il préférera envisager une « convergence de facteurs » (p. 192). Il reçoit les théories et les hypothèses et refuse de se satisfaire d’interprétations réductrices (tant au début du chapitre 6 qu’à l’orée du chapitre 8). Depuis au moins 1993, il publie sur le sujet. Ce dernier ouvrage revisite certains des chantiers qu’il avait ouverts et situe le tout dans une double perspective : la voix des victimes et ce dont elles souffrent ; l’Église, tant dans ses personnes que dans ses perspectives « administratives » et institutionnelles, sans oublier que, malgré tout l’Évangile de Dieu y résonne toujours et ne cautionne ni les crimes, ni les organisations systémiques d’abus et de déni.

Connaissant bien le sujet, L’A. ne l’enclôt pas sur lui-même. On sent l’apport de ses réflexions sur l’inceste, la prostitution et la sexualité qui ont marqué sa recherche et ses publications au fil de sa carrière de théologien. Dans Une profonde blessure, on retrouve aussi la voix et le style caractéristique de Jean-Guy Nadeau. Vif, inscrit dans les discussions réelles, attentifs à ce qui devient une mode tout autant qu’à ce qui demeure dans l’ombre ou est considéré comme marginal. Typique de la justesse théologique et de l’authenticité humaine de l’A., pour terminer cette recension, un passage, p. 330 : « Comme théologien, j’ai toujours défendu l’autonomie des Églises locales par rapport au Vatican. J’ai maintenant une autre perspective, depuis Rome, alors qu’un bon nombre de ces Églises locales refusent de suivre les directives de la Congrégation pour la doctrine de la foi pour le traitement des cas d’abus, d’établir des programmes de formation et surtout de réparation, etc. Parce qu’elles ne voient pas le problème. » Ce qui me semble à propos pour agir et prévenir (titre du chapitre 8) : c’est dans une coopération et dans l’interaction de divers registres d’écoute, de réflexion et d’action que des solutions vont pouvoir être mises en place.

Le livre se termine sur un aveu de Jean-Guy Nadeau : au fil de sa réflexion étalée sur plusieurs décennies et, surtout, écrit-il, au fil de la rédaction de Une profonde blessure, un nouveau champ s’est ouvert à lui, dans lequel il a avancé (c’est tout le chapitre 8), porté par une préoccupation qui n’avait pas été sienne jusque-là : la théologie du ministère (p. 384). Cet ouvrage fait désirer que ceci ne soit pas la dernière incursion de ce spécialiste dans ce domaine !