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Mentionner ensemble « Paul » et « femmes » suffit parfois à faire surgir les pires clichés au sujet de l’apôtre et de sa supposée misogynie. Chantal Reynier, spécialiste reconnue de saint Paul et du christianisme primitif, dit se montrer sensible aux « interrogations de nos contemporains » lorsqu’elle définit l’objectif de sa recherche : « étudier le point de vue de Paul sur les femmes dont il s’entoure » (p. 12). Il aurait été passionnant de pouvoir examiner la perception que ces femmes avaient d’elles-mêmes, mais comme elles n’ont laissé aucun écrit, la professeure d’exégèse biblique au Centre Sèvres se rebat sur ce qu’ont dit d’elles les auteurs masculins du corpus paulinien et des Actes des Apôtres.

La monographie publiée aux Éditions du Cerf en 2020 s’étend sur huit chapitres distribués entre trois parties. Les deux premières sections du livre, en rassemblant de nombreuses données, préparent le terrain à la troisième qui précise plus directement le point de vue de Paul sur les femmes. La première partie permet d’ancrer les femmes dans les milieux où elles ont évolué, tandis que la seconde montre de quelle manière elles se sont distinguées comme « femmes de tête », capables d’assumer de grandes responsabilités et d’affronter les risques inhérents au « service de la Parole » p. 77). Le volume contient en outre une introduction, une conclusion, plusieurs annexes qui fourmillent d’informations et une table des matières détaillée. Du coup, il a tout pour devenir, malgré sa brièveté, un ouvrage de référence. Ceux et celles qui s’intéressent à Paul y trouveront leur compte, du moins à condition d’être un peu familiers du travail exégétique. Le grand public pourrait trouver un peu obscures certaines démonstrations de critique textuelle ou historique ou certaines discussions sur l’onomastique. Mais il pourra aussi faire nombre de découvertes passionnantes.

Des quatre-vingts personnes qui ont circulé autour de Paul selon ses lettres, dix-huit étaient des femmes. Deux autres noms, tus par Paul, figurent dans les Actes des Apôtres : Lydie et Damaris (p. 8). Quatre femmes se démarquent « dans les communautés pauliniennes, Lydia, Prisca, Phoibè et Junia » (p. 209).

L’étude de Chantal Reynier décevra peut-être qui s’attendrait à y trouver une série de portraits de femmes. Visiblement, ce n’est pas son projet puisque l’information sur chaque femme est dispersée sur plusieurs chapitres. Les esprits curieux qui, par exemple, voudraient connaître l’avis de la chercheuse sur la fonction de diakonos (au masculin) de Phoibè (Rm 16,1), ne le découvriront ni au chapitre 2 ni au chapitre 4, où il est pourtant question d’elle, mais seulement au chapitre 6, au coeur d’une discussion sur la prise de parole des femmes[1].

Si Chantal Reynier met autant de soin à bien situer ces femmes dans leur milieu géographique, familial, culturel et religieux, puis dans leurs divers réseaux d’appartenance et également à décrire leur ancrage communautaire et missionnaire, ce n’est pas seulement pour cerner le point de vue « singulier et novateur » de Paul sur elles (p. 169). Cette enquête méticuleuse est en effet aussi l’occasion de « s’interroger sur la place des femmes dans la diffusion du christianisme et sa première organisation » (p. 14). Il est fascinant de lever le voile sur leur contribution pendant la courte période de vingt ans à laquelle on peut rattacher les « faits les concernant ».

Dans son enquête consciencieuse, l’exégète fait appel à un arsenal de moyens et de méthodes, aussi bien qu’à toutes les sources d’informations possibles, puisant aussi bien aux auteurs anciens qu’à un large éventail d’études récentes – dont celles provenant de la critique féministe et des études sur le genre – sans négliger pour autant les recherches du vingtième siècle. Elle se trouve ainsi à présenter un état des connaissances sur de nombreux points touchant les femmes et les communautés pauliniennes. Elle jauge de manière rigoureuse les hypothèses pouvant être formulées à l’endroit des « femmes de saint Paul », sans se risquer dans des conclusions hasardeuses que les données amassées ne permettraient pas de supporter.

La première partie de l’étude propose, en trois chapitres, une traversée de l’Empire romain d’est en ouest à la rencontre des femmes de trois aires géographiques, l’Asie, la Macédoine et l’Achaïe, et enfin Rome. La chercheuse aborde méthodiquement toutes les femmes de l’univers paulinien, qu’elles soient d’origine juive ou païenne. Elle s’attarde plus longuement à celles de l’aire grecque, puisque c’est à celle-ci que se rattachent nombre des collaboratrices majeures de Paul, Prisca, par exemple.

Dans la seconde partie, la professeure met en lumière le rôle d’évangélisatrices des femmes. Le chapitre 4 sert à montrer comment elles ont pu être « des relais et des points d’appui » (p. 79) pour l’Apôtre et pour ses communautés de par leur propre insertion dans des réseaux d’hospitalité et d’information, et dans des « réseaux intégrants ». Des femmes comme Lydie et Prisca (p. 90) ont en effet accueilli Paul chez elles. Elles ont participé à la « constitution du réseau chrétien qui assure la diffusion de la Bonne Nouvelle » (p. 96). Enfin, l’expression « réseaux intégrants » renvoie au rôle particulier de Phoibè, que Paul présente comme son « patron » (prostatis) (Rm 16,2). Selon la professeure du Centre Sèvres, ce titre n’est pas à comprendre dans son sens classique de « défenseur » ou de « protecteur », comme certains auteurs ont pu le croire, mais équivaut plutôt au latin patrona. Phoibè aurait été « à la tête d’une famille » (p. 96-97). Sans pourtant disposer « de droits civiques », elle aurait bénéficié d’un poids économique lié à la gestion de son entreprise. Bien insérée dans des réseaux d’affaires, elle a pu soutenir des chrétiens de Rome et Paul de ses moyens, leur ouvrir bien des portes ou même jouer pour Paul un rôle d’ambassadrice alors qu’il souhaitait se rendre à Rome (p. 98). Si, sur le plan social, Paul se présente comme son « subordonné » (p. 100), il la reconnaît avant tout comme « une soeur ». Il renverse ici « d’emblée le rapport de verticalité qui régit la société et [rappelle] que le Christ a instauré un rapport de fraternité entre tous, y compris avec les femmes » (p. 101). Reynier reviendra sur ce point important dans la troisième partie de son ouvrage et dans sa conclusion.

Le chapitre 5 présente le rôle actif des femmes au sein des communautés pauliniennes. Le christianisme primitif innove par rapport au judaïsme et aux religions païennes : les femmes peuvent y assumer de vraies responsabilités : « La plus grande nouveauté peut-être, consiste à exercer ce rôle de conduite, de présidence dans l’humilité du service et non dans un esprit de domination et de gloire mondaine » (p. 131). Malheureusement, cette ouverture envers les femmes s’émoussera au fil du temps.

Pourtant, montre bien le chapitre suivant, on les trouve engagées, au temps de Paul, dans les fonctions cruciales d’enseignante, de diacre et d’apôtre. Mais encore faut-il préciser ce que ces fonctions recouvrent au milieu du premier siècle. Chantal Reynier confirme, examen attentif des données à l’appui, que Prisca a bel et bien exercé un vrai rôle d’enseignement, rôle que Paul va jusqu’à encourager (p. 141). Au passage, l’exégète aborde de front certains des textes à la source des clichés retenus contre Paul pour les réfuter, par exemple celui, tenace, voulant qu’il ait imposé le silence aux femmes dans les assemblées (1 Co 14,35-35 ; 1 Tm 2,11-12). Pour éclairer la nature de la fonction de « diacre » (diakonos, au masculin) attribuée à Phoibè – on y vient enfin – la chercheuse répertorie et évalue tous les usages du mot dans le Nouveau Testament. Sa conclusion en décevra peut-être certains ou certaines : le « terme est à comprendre au sens où l’Apôtre l’emploie pour lui, à savoir le service pris dans le sens kénotique de Ph 2,6-11, et non comme l’appartenance à un ordre institué. On ne peut pas mettre un autre contenu dans le terme que celui que Paul lui donne » (p. 157). Ce dernier argument apparaît assez convaincant ! Le rôle d’« apôtre » de Julia renvoie quant à lui « au caractère remarquable de [sa] participation à l’annonce de la Bonne Nouvelle » (p. 160). Il pourrait de surcroît désigner Julia et son époux Andronikos comme comme « fondateurs de la communauté chrétienne de Rome ». Mais cette hypothèse, proposée par M.-L. Rigato (p. 160, note 83), demeure invérifiable. Dans la dernière partie de ce chapitre, la détermination et l’audace des femmes sont soulignées. Elles ont mené le même combat que Paul pour l’Évangile, subi les mêmes épreuves que lui jusqu’à, comme lui, risquer leur vie.

L’enquête sur « les femmes de Paul » trouve son point d’aboutissement dans la troisième partie du livre et dans sa conclusion. Au chapitre 7, Reynier montre comment Paul respecte de manière exemplaire la liberté de ses collaboratrices. D’une part, il ne leur impose pas d’état de vie particulier. Plusieurs sont apparemment célibataires ou du moins seules, tandis que trois autres, Prisca, Junia et Julia, sont mariées (p. 173). Paul ne cherche pas à les subordonner à leurs maris ; ces femmes de tête prennent des initiatives et savent faire preuve d’audace. D’autre part, Paul ne leur dicte ni coiffure ni vêtements particuliers, si ce n’est d’avoir la nuque couverte par des cheveux longs ou un voile pour éviter d’être confondues avec des femmes aux moeurs légères.

Le chapitre 8 plonge au coeur du sujet en abordant la manière dont Paul parle des femmes. Ici, on notera un certain flou de la part de l’exégète. De qui au juste est-elle en train de cerner le point de vue ? Si elle distingue bien la perspective propre aux Actes des Apôtres de celle des lettres, elle ne discute pas les différences qui pourraient exister entre la vision de l’auteur implicite des lettres authentiques et celui ou ceux des autres lettres. Quoi qu’il en soit, les conclusions de la professeure sont éclairantes à plus d’un égard. Tout d’abord, en les appelant par leur nom, Paul reconnaît à chacune des femmes de son entourage sa qualité de sujet unique. Même si aucune d’elles n’est cosignataire de ses lettres et même si une seule apparaît dans la liste de ses destinataires – Apphia dans le court billet à Philémon, entre ce dernier et Archippe (Phm 1-2) – Paul tient en haute estime leur contribution à la diffusion de la Parole. Plusieurs indices en sont donnés par l’examen détaillé auquel l’A. soumet le dernier chapitre de la magistrale lettre aux Romains (Rm 16). Paul nomme dix femmes dans la longue liste des personnes qu’il salue. Cette liste met en lumière, de diverses manières, l’originalité de Paul. Très structurée, elle ne recourt pas aux modèles littéraires antiques, comme ceux qu’utilisent Homère ou Plutarque (p. 202). Et si elle situe certaines femmes dans leurs relations familiales, par exemple « la soeur de Nérée » (Rm 16,15) (p. 198), elle exprime surtout, par l’emploi répété du préfixe syn, « le registre de la mission » (p. 205). Des femmes comme Prisca ou Junia ont pris part à la même oeuvre (sunergos mou) que Paul ou livré le même combat que lui (sunaichmalôtoi mou) (Rm 16,7). Cette liste témoigne en outre des relations affectives qui se sont tissées entre Paul et ses collaboratrices. Par exemple, il salue Persis en l’appelant « la chère » (agapètèn) et reconnaît sa peine ou sa fatigue (kopiaô), donc son dévouement.

En définitive, après s’être penchée sur l’ensemble du corpus paulinien, Chantal Reynier estime que l’attitude de Paul « envers les femmes est active et positive » (p. 208). Sa manière d’exercer son autorité envers elles comme envers ses autres collaborateurs n’est jamais une domination, mais se comprend toujours en fonction « de la mission reçue du Christ » (p. 208). Ses exhortations, instructions et recommandations visent à instaurer une vraie communion.

La conclusion de l’ouvrage, qui récapitule le parcours effectué, permet de prendre acte des acquis de l’étude. Les « femmes de Paul » sont libres et mobiles et ne peuvent être rattachées à un modèle unique. Elles sont insérées dans des réseaux, voire contribuent à en créer au profit des communautés chrétiennes. Elles sont énergiques et généreuses. En rupture avec la culture ambiante, Paul les traite sur un pied d’égalité avec les hommes. Il reconnaît le caractère majeur et irremplaçable de leur rôle, les tient en haute estime et leur voue un respect teinté d’affection. L’étude approfondie de l’exégète aura également permis, si c’était encore nécessaire, de laver Paul de tout soupçon de misogynie en jetant une lumière nouvelle sur les passages les plus souvent cités pour le discréditer. Enfin, elle aura donné à voir une fort impressionnante somme d’informations sur la vie des communautés chrétiennes des années quarante à soixante, sur la place qu’y occupaient les femmes, sur la culture et les us et coutumes des sociétés où Paul a évolué. L’ouvrage se révèle tout à la fois érudit, fort instructif et pertinent.

Avant de mettre le point final à son ouvrage, la professeure du Centre Sèvres se permet un commentaire éditorial sur la place des femmes dans l’Église (p. 220-224). Alors que, dans l’Église, « le pouvoir décisionnel est encore trop majoritairement aux mains des hommes du fait d’une confusion malheureuse entre sacerdoce ministériel et pouvoir au détriment du sacerdoce baptismal » (p. 221), ne serait-il pas temps de se risquer à une « lecture renouvelée des Écritures » (p. 215) ? Le corpus paulinien en particulier mériterait d’être lu dans son intégralité, plaide Chantal Reynier, pour enfin y voir celles qui sont trop souvent passées inaperçues. Qui sait quels « retentissements pour aujourd’hui » (p. 220) restent encore à y entendre ?