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Les chapitres 1 à 9 du livre des Proverbes ayant une vocation éducative, il n’est pas surprenant qu’il soit attendu de la part de ses destinataires une certaine connaissance de la nature environnante[1] afin qu’ils puissent saisir le sens des nombreuses comparaisons animalières qui y sont employées. En effet, divers animaux sont évoqués dans l’enseignement de l’instructeur de sagesse afin d’illustrer des situations de la vie courante, ces dernières allant de la description physique de la femme de sa jeunesse[2], jusqu’aux dangers que pose une liaison avec des individus malveillants[3]. Dans le cadre de cet article, je m’intéresserai particulièrement aux comparaisons du jeune homme (נַעַר) du chapitre 7 à trois animaux – un boeuf, un cerf et un oiseau –, évoquées aux versets 22 et 23, au terme de sa rencontre avec une des autres femmes (אִשָּׁה זָרָה/נָּכְרִיָּה) présentes dans diverses leçons de l’instructeur. En plus de mettre en lumière la signification que peuvent avoir ces comparaisons animalières quant au tempérament du jeune homme, je m’intéresserai également à l’imagerie de la chasse qui est présentée à diverses reprises dans le chapitre 7. On la retrouve à la fois dans la description des trois animaux mentionnés précédemment, mais aussi dans la description de l’autre femme au moment de sa rencontre avec le jeune homme. Je suis d’avis que les comparaisons à ces trois animaux, de même que l’exploitation du thème de la chasse, n’évoquent pas que la stupidité du jeune homme, comme le prétendent certains exégètes, mais qu’elles témoignent davantage de son impuissance face au pouvoir meurtrier de l’autre femme. En ce qui concerne l’imagerie de la chasse, je suis d’avis qu’elle soutient l’idée d’une relation de pouvoir inégale entre les personnages, mais surtout la manifestation de violence de la part de l’autre femme à l’égard du jeune homme.

Tout d’abord, je présenterai ma traduction des versets qui se lisent ainsi dans le texte massorétique : כְּשׁוֹר אֶל־טָבַח יָבוֹא ׀ וּעֶכֶס אֶל־מוּסַר אֱוִיל ׀ עַד יְפַלַּח חֵץ כְּבֵדוֹ ׀ כְּמַהֵר צִפּוֹר אֶל־פָּח ׀ וְלֺא־יָדַע כִּי־בְנַפְשׁוֹ הוּא, « comme un boeuf, il vient vers l’abattoir, comme un cerf[4] enchaîné vers le châtiment, jusqu’à ce qu’une flèche transperce son foie, comme l’oiseau qui se précipite vers le piège, sans savoir qu’il s’agit de sa vie ». On peut d’ores et déjà souligner que la préposition כ, « selon, comme », précède l’évocation des trois animaux, indiquant ainsi qu’il s’agit de comparaisons[5]. De plus, l’utilisation des verbes נטה et נדח au verset 21, que je traduis par « faire céder » et « contraindre », en raison de leur signification générale[6] et du contexte de Pr 7, annonce les comparaisons aux animaux qui apparaissent aux versets suivants, considérant que ces deux verbes sont utilisés dans la Bible hébraïque dans des situations où des animaux se font guider par des humains[7]. Je dresserai maintenant un portrait individuel de ces trois animaux à l’aide de leurs différentes occurrences dans la Bible hébraïque, ces dernières pouvant nous informer sur le message véhiculé par leurs comparaisons en Pr 7,22-23. De plus, je mettrai l’accent sur le fait que ces animaux – et le jeune homme par le fait même – sont présentés dans leurs moments fatidiques, une caractéristique qui vient réitérer cette relation de violence dans laquelle l’autre femme est dans la position de force.

Pr 7,22b : « comme un boeuf, il vient vers l’abattoir »

La première comparaison du jeune homme est à un boeuf, שׁוֹר en hébreu, soit un animal fort qui était alors employé en Israël ancien pour performer des tâches de labourage[8]. Cependant, en tant qu’animal domestiqué, il est néanmoins caractérisé par sa passivité et sa docilité[9]. Il est intéressant de noter que le terme choisi pour cette comparaison est שׁוֹר et non pas פַּר, « taureau », עֵגֶל, « veau » ni même אַבִּיר, « taureau »[10] à nouveau, des mots qui ne présentent pas la même ambiguïté que le terme שׁוֹר puisqu’ils désignent précisément des bovins mâles non castrés. Le terme שׁוֹר, en revanche, se réfère à une tête de bétail au singulier, sans précision de son sexe, ou sinon à un boeuf[11], c’est-à-dire un animal domestique mâle qui a été castré. Cette comparaison à un animal dont la masculinité est ambivalente pourrait-elle suggérer une sorte de puissance émasculatrice symbolique détenue par l’autre femme[12] ? On ne peut écarter définitivement cette possibilité sachant que le renversement des rôles des genres qui s’opère en Pr 7 se présente sous plusieurs aspects, et ce, d’abord et avant tout par la présentation d’un personnage féminin actif, loquace et violent face à un personnage masculin passif, silencieux et victime de cette violence. De plus, la traduction que fait la Septante de Pr 7,22b semble à première vue exploiter davantage la passivité qui est généralement associée à cet animal domestique. Dans la version grecque, on retrouve le verbe ἄγεται, une forme passive[13], pour traduire le verbe יָבוֹא, une forme active, du texte massorétique, passant ainsi de « il vient », en hébreu à « on [le] mène » en grec[14]. À ce sujet, la Vulgate traduit à la suite de la Septante, donc également par une forme passive[15]. Les traducteurs de la Septante, dans leur compréhension de Pr 7, mettent donc l’accent sur le contrôle de l’autre femme auquel le jeune homme est soumis, un aspect qui, à mon avis, est d’emblée abondamment exploité dans le texte hébreu.

Les tâches de labourage ne constituaient pas la seule utilité du שׁוֹר en Israël ancien, ce dernier étant présenté dans des contextes sacrificiels à plusieurs reprises dans le Pentateuque[16] de même que chez certains prophètes[17]. Afin de mieux comprendre les différentes implications que peuvent avoir la comparaison du jeune homme à un bovin, il me paraît intéressant de noter que, parmi les passages dans lesquels un שׁוֹר est utilisé en contexte sacrificiel, neuf d’entre eux[18] réfèrent précisément à un זֶבַח. Ce dernier correspond au même type de sacrifice alors mentionné par l’autre femme en Pr 7,14 dans une déclaration dont la compréhension a donné du fil à retordre aux exégètes. Afin de proposer mon interprétation de ce passage – interprétation que je formule à l’aide des diverses hypothèses déjà émises à ce sujet – je crois qu’il est possible de tisser des liens entre la comparaison du jeune homme à un boeuf mené vers l’abattoir en Pr 7,22 et le propos que tient l’autre femme en Pr 7,14, c’est-à-dire : « Je devais des sacrifices de paix, aujourd’hui j’(ai) accomplis mes voeux ». Les hypothèses qui ont récolté les plus d’adhésions jusqu’à maintenant sont les suivantes : invitation du jeune homme à un repas[19] ou à une relation sexuelle[20], dans l’éventualité où le verbe שִׁלַּמְתִּי est conjugué au passé – c’est-à-dire « j’ai accompli » – et référence à la mort imminente du jeune homme puisqu’il serait l’objet du sacrifice[21] dans l’éventualité où ce même verbe est conjugué au présent – c’est-à-dire « j’accomplis ». Plutôt que de me ranger à l’une ou l’autre de ces interprétations, je suis d’avis que ce temps de verbe est volontairement ambigu – d’où ma traduction qui permet les deux possibilités –, et qu’il permet de justifier ces trois interprétations afin que les intentions de l’autre femme ne soient pas facilement décelables par son destinataire. Une analyse intratextuelle avec Pr 7,22b permet de soutenir cette hypothèse.

Tout d’abord, l’interprétation selon laquelle le jeune homme est lui-même l’objet du sacrifice dont il est mention en Pr 7,14 se défend par la traduction du verbe שִׁלַּמְתִּי comme un inaccompli[22] et, incidemment, par sa compréhension à la lumière des règles entourant la pratique de sacrifices de paix évoquées notamment en Lv 7,16. Clifford, le premier à avoir suggéré l’hypothèse selon laquelle le jeune homme est l’objet du sacrifice, soutient également cette interprétation en offrant des rapprochements entre l’énoncé de Pr 7,14 et le récit de Jephté en Jg 11,3-31. Il remarque que ces deux récits ont en commun un personnage promettant d’offrir en sacrifice quelque chose qu’il ne possède pas encore. De plus, les comparaisons du jeune homme à un animal qui se dirige vers sa mort en Pr 22-23 n’évacuent pas la possibilité d’une mort par sacrifice. Clifford soutient donc que le langage ambigu de l’autre femme – non seulement dans sa déclaration en Pr 7,14, mais dans l’entièreté de son discours – permet de faire référence à la fois à la vie du jeune homme et à sa mort imminente[23], et ce, sans compter les nombreuses connotations mortifères qui sont présentes dans le discours que l’autre femme adresse au jeune homme en Pr 7,6-23. Je pense ici notamment à la mention des aromates – attestés dans des rites funéraires au Proche-Orient ancien, de même que dans certains passages de la Bible hébraïque et des évangiles[24] –, mais également au lin d’Égypte qui recouvre le lit de la chambre, le premier rappelant un linceul[25] et le second, une bière ou un cercueil[26].

En prenant comme point de départ l’évocation d’un sacrifice, il est possible de déduire une invitation à un repas, considérant que, selon Lv 7,16, la viande de l’animal sacrifié se doit d’être consommée le jour où elle est offerte ; ainsi, le jeune homme « does not know he will become “dinner” »[27]. La méthode de mise à mort du boeuf en Pr 7,22b, c’est-à-dire l’abattage, suggère également que cet animal sera consommé, la racine טבח étant utilisée dans des contextes de partage de repas en Gn 43,16, en 1S 25,11 et en Pr 9,2[28]. L’invitation à un repas, que l’on peut déceler dès Pr 7,14, puisque l’évocation d’un sacrifice implique que de la viande fraîche sera disponible pour la consommation, semble donc réitérée en Pr 7,22b, alors qu’un animal se dirige vers son abattage.

Finalement, ces deux interprétations – celle où l’invitation évoque un sacrifice et celle où elle évoque le partage d’un repas – rejoignent l’interprétation selon laquelle l’invitation de l’autre femme concerne une relation sexuelle. Il n’est effectivement pas inconnu des exégètes que l’acte de manger est accompagné de connotations sexuelles dans la Bible hébraïque. L’autre femme utilise elle-même cet euphémisme en Pr 7,18a lorsqu’elle s’adresse au jeune homme en ces mots : « Viens ! Saoulons-nous de volupté jusqu’au matin »[29]. La littérature amoureuse du Proche-Orient ancien n’est pas étrangère à cette association entre les plaisirs gustatifs et les plaisirs de la chair, le Cantique des cantiques en étant sans doute l’exemple le plus probant à cet effet[30]. Outre la littérature amoureuse, cette relation entre l’action de manger et l’activité sexuelle est exprimée en Pr 30,20, où une femme adultère mange, s’essuie la bouche et affirme n’avoir rien fait de mal[31]. Selon Stone, ce proverbe donnerait une connotation négative à l’imagerie, considérant qu’il n’est pas commun qu’une femme soit dans la position de la personne qui consomme l’activité sexuelle[32]. À sa suite, je crois que Pr 7 en est également un bon exemple : la relation sexuelle sera consommée par l’autre femme elle-même, car c’est elle qui consommera la viande de sacrifice (c’est-à-dire le jeune homme), d’autant plus que ses motifs malveillants sont mis en évidence du début à la fin du chapitre.

Pour conclure cette première partie portant sur le boeuf, j’ai montré que la comparaison bovine servait à réitérer la passivité du jeune homme face aux actions de l’autre femme. De même, j’ai proposé une triple interprétation de cette comparaison à la lumière des propos tenus par l’autre femme en Pr 7,14. Le jeune homme peut alors être présenté comme l’objet du sacrifice auquel fait référence l’autre femme, car le שׁוֹר est évoqué dans des contextes sacrificiels. Il peut également être l’invité du repas qu’elle prépare, puisque la méthode selon laquelle le boeuf sera tué – à l’abattoir – évoque un partage de repas. Enfin, il peut être invité à participer à des activités sexuelles avec l’autre femme, puisque s’il est invité à manger/à être mangé, cela peut être compris comme un euphémisme pour désigner une relation sexuelle.

Pr 7,22c : « comme un cerf enchaîné vers le châtiment »

Maintenant que j’ai exploré l’imagerie liée au boeuf, je m’intéresserai à la comparaison du jeune homme à un cerf, en Pr 7,22c. Ce stique pose plusieurs problèmes au niveau de la critique textuelle. On peut le lire ainsi dans le texte massorétique : וּכְעֶכֶס אל־מוּסַר אֱוִיל. Il serait possible de comprendre le terme עֵכֶס à la lumière de son occurrence en Is 3,18 – où il a le sens de « bracelet » – et de son équivalent arabe ‘akasa – lequel est utilisé dans des contextes où des animaux sont attachés et menés par des humains[33]. Ainsi, le terme en Pr 7,22c aurait comme signification « enchaîner, entraver »[34]. Les traductions anciennes, ne comprenant pas le sens de ce mot, ont tenté de l’inscrire avec les comparaisons animalières qui précèdent et qui suivent en y voyant l’évocation d’un troisième animal. La Septante, le Targum et la Peshitta semblent donc avoir lu כֶּלֶב, « chien », tandis que la Vulgate y a plutôt lu כֶּבֶשׂ, « agneau »[35]. Bien que ces suggestions soient intéressantes, je suis d’avis qu’il est effectivement possible de voir un troisième animal dans ce stique, et ce, tout en gardant le terme עֵכֶס – avec le sens d’« enchaîné » – du texte massorétique. Le troisième animal serait ainsi un cerf, le terme אֱוִיל, « fou », devenant ainsi אַיָּל, une modification tout à fait plausible considérant que la waw et la yod sont des consonnes souvent confondues[36].

Cette modification est soutenue par plusieurs qui traduisent ainsi ce stique comme dépeignant un cerf lié ou attaché[37]. Des exégètes rappellent qu’en plus de s’inscrire dans la suite de comparaisons animalières, la présence du cerf s’agence mieux avec la flèche qui cible son foie en Pr 7,23a. À ce sujet, il s’agit de la seconde référence à la mort imminente du jeune homme, une flèche au foie assurant une mort rapide, ce dernier étant le siège de la vie. En effet, la racine de ce terme, כבד, signifie la lourdeur, en référence au fait que cet organe est rempli de sang[38]. En outre, la technique de mise à mort du cerf étant une technique de chasse, il s’agit ainsi de la seconde comparaison éventuelle du jeune homme à un animal, d’autant plus que le cerf est un animal pur[39], le roi Salomon en consommant lui-même quotidiennement[40].

Le cerf est également présenté comme un animal agile en Is 35,6 de même que rapide en 2 S 22,34[41]. Qu’est-ce que peuvent nous apprendre ces caractéristiques par rapport au jeune homme comparé à un cerf ? Contrairement au bovin, cet animal est sauvage et ne semble pas être associé à la passivité. Cependant, la situation dans laquelle se retrouve le cerf, elle, me semble très pertinente. Suivant la traduction du terme עֶכֶס au sens de « enchaîné », il me semble que le texte évoque la supériorité de l’autre femme face à l’agilité et la rapidité du cerf. En effet, celle-ci est comparée à une chasseuse qui use à la fois de chaînes, mais aussi d’un arc afin de s’assurer de sa victoire. Cette comparaison du jeune homme à un cerf attaché et traqué par une chasseuse me semble donc réitérer la relation de pouvoir inégale – voire même la relation de violence, le jeune homme étant sur le point de se faire tuer par l’autre femme – qui existe entre les deux personnages. Si un animal agile et rapide ne peut se sauver d’une telle chasseuse, le jeune homme n’a que peu de chance de se défendre contre l’autre femme ; le combat est non seulement inégal[42], il est perdu d’avance.

Pr 7,23b : « comme l’oiseau qui se précipite vers le piège »

Le dernier animal évoqué dans cette suite de comparaisons est un oiseau, celui-ci se dirigeant vers un piège. Il est difficile d’avoir des précisions sur le type d’oiseau qu’est le צִפּוֹר, excepté qu’il s’agit sans doute d’un oiseau de petite taille[43]. En raison de ses occurrences dans la Bible hébraïque, dans lesquelles on le représente comme se dirigeant dans des pièges sans se douter de son sort, on associe ce volatile à la stupidité. Ainsi, pour plusieurs exégètes, la comparaison du jeune homme à un oiseau se dirigeant vers un piège vient témoigner à la fois de son refus de suivre les instructions de la Sagesse et de son imprudence[44]. Plutôt que de me ranger du côté de ces exégètes, je crois que la comparaison à un oiseau se dirigeant vers un piège n’évoque pas nécessairement la stupidité du jeune homme ni sa désobéissance volontaire à l’instructeur de sagesse. En plus de se trouver en fin de chapitre, le verset 23b-c, qu’on lit ainsi : « comme l’oiseau qui se précipite vers le piège, sans savoir qu’il s’agit de sa vie », constitue la dernière information qui est offerte au lectorat au sujet du jeune homme. Ainsi, cette comparaison ne devrait pas être comprise de manière indépendante du reste du chapitre et à la seule lumière des autres occurrences de cet oiseau dans les textes bibliques, mais en lien avec le contexte du récit de Pr 7 et de la stratégie déployée par l’autre femme. Cette dernière use de violence et de contraintes face au jeune homme en plus de lui tenir un discours si ambigu qu’il donne lieu à de multiples interprétations possibles, un discours ayant lui-même une allure de piège. En effet, un piège est conçu afin que la proie ne se doute pas du danger qu’elle court : dans ce cas-ci, l’autre femme évoque une possibilité de repas, de relation sexuelle, et ce, dans le luxe d’une chambre meublée, décorée et parfumée avec des produits d’importation luxueux[45]. De plus, l’exploitation de l’imagerie de la chasse, de par l’utilisation d’un piège, פַּח, évoque à nouveau une relation de pouvoir – et de violence – inégale entre les deux personnages. Il me semble donc plus difficile de défendre l’activité et la participation volontaire du jeune homme dans ce qui deviendra son destin funeste, sachant que le texte le présente davantage comme cédant à la volonté, à la violence et à la manipulation de l’autre femme. Le fait qu’il s’agisse de la dernière information au sujet du jeune homme indique davantage qu’il n’y avait plus d’autres options qui s’offraient à lui pour se sauver. Autrement dit, c’est la ruse de l’autre femme plutôt que la stupidité du jeune homme qui est à l’origine du destin tragique de ce dernier.

Quelle conclusion pouvons-nous tirer de ces comparaisons animalières ? Servent-elles à exemplifier que « even animals know better »[46] ? Autrement dit, que la stupidité des animaux, ou plutôt leur ignorance et leur insouciance, est également une caractéristique du jeune homme, surtout en ce qui concerne sa relation à l’autre femme ? Il s’agit là d’une hypothèse défendue par plusieurs exégètes[47], probablement en lien avec le fait que le jeune homme est présenté comme un חֲסַר־לֵב, ce que l’on peut traduire par « sans-esprit »[48]. Or, il me semble important de rappeler que les comparaisons ne sont pas faites qu’avec des animaux, mais avec des animaux dont la liberté de mouvement et d’action est limitée, voire inexistante. À ce sujet, il est intéressant de noter que la Septante remplace l’image des lèvres glissantes du verset 21, בְּחֵלֶק שְׂפָתֶיהָ par la présence de filets, βϱόχοις[49]. Ainsi, on peut lire dans la version grecque « et par les filets de ses lèvres elle l’a fait succomber »[50]. Cette traduction semble avoir fait état du contexte dans lequel se trouve le jeune homme, c’est-à-dire sous l’emprise (לִקְחָהּ) de l’autre femme.

Le fait que les animaux soient présentés face à des obstacles de taille – soit le fait d’être attachés et d’être chassés – évoque les talents de chasseuse de l’autre femme, d’autant plus que la puissance meurtrière de cette dernière est également évoquée sans nuance en Pr 7,26, où l’on mentionne que ses victimes humaines sont nombreuses. De plus, derrière ces comparaisons animalières se trace une gradation importante. On passe d’un animal domestiqué – le boeuf – à un animal sauvage – le cerf –, puis à un animal volatile – l’oiseau : rien ne pourra arrêter cette chasseuse, son terrain de chasse s’étendant de l’étable à la forêt, de la terre jusqu’au ciel[51]. En bref, l’utilisation de ces comparaisons à des animaux me semble témoigner d’une absence d’agentivité de la part du jeune homme, en plus de qualifier de violente la relation qui l’unit à l’autre femme. On peut ainsi douter que seule l’intelligence eût été une qualité suffisante pour faire face à l’audace d’une meurtrière.

De la meurtrière à la chasseuse

Maintenant que j’ai pu examiner les comparaisons aux animaux individuellement, j’aimerais me pencher sur l’imagerie de la chasse et sur sa signification dans le contexte de Pr 7. L’imagerie de la chasse est effectivement exploitée à plusieurs reprises dans ce chapitre, non seulement par les comparaisons du jeune homme à des animaux chassés – faisant donc de lui une proie –, mais également dans la description de l’autre femme en tant que prédatrice[52] – faisant donc d’elle la chasseuse[53]. On l’identifie d’ailleurs de la sorte dès le verset 12 qu’on peut lire ainsi : forme: 2302696.jpg, « Tantôt dans la rue, tantôt sur les places, près de chaque coin, elle fait le guet ». Bien que le premier stique nous informe sur l’étendue de son territoire de chasse[54] – qui sera élargi davantage par la variété d’animaux auxquels elle s’attaque –, c’est surtout l’utilisation du verbe אָרַב au second stique qui attire l’attention. Ce dernier, se traduisant par « embusquer, guetter », est également employé dans la Bible hébraïque afin de décrire un lion[55] et un ours[56] en chasse, sur le point de sauter sur leurs proies[57]. Par ailleurs, il est employé à de nombreuses reprises dans des contextes guerriers, marquant le moment où des soldats se préparent à attaquer leurs ennemis[58]. Enfin, on le retrouve en Pr 1,11.18 pour décrire les actions des individus dont le destinataire de la leçon doit se méfier[59], de même qu’au sein de récits d’enlèvement et de meurtre[60]. Ainsi, dès le verset 12, on voit se dessiner une relation de pouvoir tout-à-fait inégale entre le jeune homme et l’autre femme, la description de cette dernière empruntant au registre guerrier et somme toute meurtrier afin de qualifier ses actions. De plus, la variété des méthodes de chasse employées en Pr 7,22-23 témoigne également de cette supériorité de la part de l’autre femme, celle-ci maitrisant autant l’arc que la pose de pièges.

L’identification de l’autre femme en tant que chasseuse peut aussi être déduite du sort certain qui attend tout homme qui a une relation avec elle, c’est-à-dire la mort. En effet, au verset 26, l’instructeur de sagesse laisse entendre que le sort du jeune homme semblait joué d’avance, celui-ci faisant face à une femme dont la puissance meurtrière est une fois de plus soulignée[61]. Cette caractéristique est mise en évidence, et ce, particulièrement lorsque le texte hébreu se lit ainsi : forme: 2302698.jpg « car ils sont nombreux les percés qu’elle a fait tomber, et multiples ceux qu’elle a tués ». Par l’utilisation du vocabulaire évoquant la mort et la guerre – notamment par le terme חֲלָלִים qui désigne les « blessés mortellement » et les verbes נָפַל, « tomber » et הָרַג, « tuer » –, on met l’accent sur la mort, non seulement provoquée, mais violente, du jeune homme aux mains de l’autre femme[62]. Quant au terme וַעֲצֻמִים, « nombreux »[63], il élève l’autre femme non plus au rang de simple meurtrière, mais à celui de meurtrière en série[64].

Réconcilier la chasseuse avec la séductrice ?

Considérant l’analyse de la relation de pouvoir et de violence qui se joue entre les personnages en Pr 7 – le jeune homme étant relayé au rang de gibier passif face à son destin tragique, tandis que l’autre femme est élevée au rang de chasseuse, guerrière et meurtrière d’expérience –, il me semble difficile de réconcilier l’acte de tuer avec celui de séduire. Cependant, l’identification de l’autre femme de Pr 7 en tant que séductrice ne semble pas générer de débat, nombre d’exégètes se référant à son personnage de la sorte dans leurs analyses du chapitre[65]. Or, je m’oppose à une telle caractérisation de l’autre femme, compte tenu de la violence dont elle fait usage face au jeune homme. En effet, bien que la séduction, telle qu’on la conçoit dans un langage contemporain, soit en elle-même une relation de pouvoir, elle ne devrait toutefois pas être une relation de violence, ni de force, sur une personne, le désir ne pouvant pas être forcé, mais seulement provoqué[66]. Ainsi, plutôt que de lire le récit de Pr 7 comme un récit de séduction, je propose de le lire comme un récit d’agression.

Bien qu’une conception féministe de la séduction me paraisse irréconciliable avec les événements décrits en Pr 7, je suis d’avis que l’exploitation de l’imagerie de la chasse dans le texte biblique – notamment par la comparaison du jeune homme à des animaux et la représentation de l’autre femme en tant que chasseuse – est en partie responsable de la popularité de l’identification de l’autre femme en tant que séductrice chez les exégètes. En effet, lorsque l’on prend comme point de référence une conception populaire et hétérosexiste de la séduction, il est bien commun de l’associer par la suite avec la chasse. Dans une telle conception de la séduction et des rôles de genres bien définis, on y représente l’homme séducteur dans le rôle du chasseur et n’importe quelle femme convoitée par ce dernier dans le rôle de la proie, considérant que l’on attend de l’homme qu’il manifeste une sexualité active et conquérante tandis que l’on attend des femmes qu’elles performent la passivité face aux avances des hommes[67]. En réalité, il est fréquent de présenter le refus d’une femme comme une invitation faite à l’homme de persévérer, cette dernière se devant de manifester une certaine résistance afin de conserver la vertu qui lui est associée[68]. Suivant ces conceptions, on remarque que Pr 7 nous offre un portrait où les rôles de genres sont inversés. Dans ce récit où le jeune homme est passif et l’autre femme est active, plusieurs exégètes ont interprété les actions violentes de cette dernière et la manipulation de son discours comme des techniques de persuasion[69] plutôt que comme une agression. Ainsi, considérant que l’autre femme joue le rôle masculin dans ce récit, sa comparaison à une chasseuse a été interprétée par plusieurs exégètes comme un témoignage de sa persévérance dans un scénario de séduction.

Cependant, plusieurs féministes dénoncent les effets d’une comparaison entre la chasse et la séduction[70], notamment Martine Delvaux dans son livre Le boys club. Dans un chapitre intitulé « Chasseurs », Delvaux témoigne de la proximité entre l’amour et la haine dans les cas où l’on a affaire à « un amour qui veut annihiler l’autre », soit un amour violent. Au sujet de cette comparaison entre la séduction et la chasse, Delvaux écrit donc que « [f]igurer l’autre comme un animal n’a donc pas seulement à voir avec la déshumanisation ; ça a à voir avec l’expression de cette haine qui est amour de la haine, la haine comme amour »[71]. En prenant en considération l’influence que cette comparaison a sur l’imaginaire populaire, il est ainsi possible de comprendre comment le récit violent de Pr 7 a pu être perçu comme un récit de séduction par la plupart des exégètes. Cependant, défendre une telle interprétation implique nécessairement la romantisation et la banalisation de la violence vécue par le jeune homme, réduit à des bêtes attachées et traquées, passif face à la volonté de l’autre femme.

Conclusion

Dans cet article, je me suis intéressée à l’imagerie animalière et à ce que cette dernière dévoilait quant à la caractérisation des personnages humains dans le récit de Pr 7. Dans un premier temps, je me suis concentrée sur les trois animaux auxquels on compare le jeune homme en Pr 7,22-23, le boeuf, le cerf et l’oiseau. J’ai présenté en quoi la condition d’animal domestiqué du boeuf évoquait la passivité du jeune homme dans le récit à l’étude, de même que sa triple identification en tant qu’invité à un repas, à une relation sexuelle et à un sacrifice dont il ignore qu’il sera en fait l’objet offert. En ce qui concerne le cerf, j’ai défendu ma traduction du verset 22b, un verset dont la traduction est complexe, afin d’y voir un animal, normalement agile et rapide, cette fois-ci traqué et attaché, sans la possibilité de se sauver de cette fâcheuse situation. La mention d’un cerf évoquait également la mort imminente du jeune homme, évidemment par le fait qu’une flèche s’apprête à transpercer un de ses organes vitaux, mais également par la pureté de cet animal, indiquant donc qu’il est propre à la consommation. Plutôt que de suivre l’interprétation offerte par les exégètes au sujet de l’oiseau, soit qu’il évoque la nature niaise du jeune homme, j’ai proposé de voir la comparaison au volatile se dirigeant vers un piège comme une façon de rappeler la puissance manipulatrice du discours de l’autre femme, celui-ci étant en tout point comme un piège. Finalement, j’ai tenté de réconcilier ces comparaisons animalières du jeune homme à la caractérisation de l’autre femme, non seulement en tant que chasseuse, mais en tant que meurtrière en série, afin de mettre en évidence la relation de pouvoir et de violence qui se déploie dans le récit de Pr 7. Je me suis donc positionnée dans une perspective féministe et, incidemment, je me suis opposée à l’interprétation de l’autre femme en tant que séductrice, tout en offrant une piste pour comprendre le raisonnement derrière cette interprétation répandue, sachant que le texte hébreu n’évoque jamais la « séduction » de manière claire. À mon avis, l’interprétation de Pr 7 comme étant un récit de séduction prendrait donc racine dans une compréhension contemporaine, populaire et hétérosexiste de la séduction, de même que dans le respect de normes genrées associées à la masculinité et à la féminité, ces mêmes règles qui sont inversées en Pr 7, donnant lieu au fait qu’un homme se retrouve dans une position de victime passive et qu’une femme se retrouve dans une position d’agresseure active.