Résumés
Résumé
Cet article vise à répondre aux questions suivantes : Comment Qohélet conçoit-il les rapports entre le monde humain et le monde animal ? S’agit-il d’un rapport qui met l’accent sur les différences entre ces deux mondes ou sur leurs ressemblances ? Ces rapports sont-ils envisagés sous l’angle d’une coexistence pacifique ou conflictuelle ? Entre les humains et les animaux, y a-t-il un rapport de cohabitation ou de domination ? Les réponses à ces questions permettront de découvrir, d’une part, que les frontières entre le monde animal et le monde humain sont poreuses et, d’autre part, qu’il existe des rapports de domination dans chacun des deux mondes, et entre ces deux mondes, ces rapports n’étant d’ailleurs pas étrangers à la théologie de Qohélet.
Abstract
This article aims at answering the following questions: How does Qohelet conceive of the relationship between the human world and the animal world? Is it a relationship that emphasizes the differences between these two worlds or their similarities? Are these relations envisaged from the angle of peaceful or conflictual coexistence? Between humans and animals, is there a relationship of cohabitation or domination? The answers to these questions will make it possible to discover, on the one hand, that the borders between the animal world and the human world are porous and, on the other hand, that there are relations of domination in each of the two worlds, and between these two worlds, these relations being moreover not foreign to the theology of Qohelet.
Corps de l’article
L’homme est la bête qui ne veut pas être une bête.
Patrice Quignard[1]
La Bible est indissociable du monde animal[2]. En réalité, sans les animaux, la Bible n’existerait pas. En effet, dès la période du Second Temple, ce sont les parchemins, donc des peaux d’animaux, qui ont permis à la Bible d’exister et de traverser le temps, ce qui n’aurait pas été possible s’il n’y avait eu que le papyrus comme support du texte biblique[3]. Il n’y a pas que le parchemin qui a été utilisé par les scribes jusqu’au 14e siècle. Les scribes et les enlumineurs se sont aussi servi de nombreux autres produits animaux :
plumes d’oie, de canard, de cygne, de héron et de corbeau pour écrire ; encriers de boeuf ou de vache ; récipients faits de coquilles de moules ou de mollusques ; manches d’instruments en os ou en ivoire ; poils d’écureuil, de castor, de martre ou de blaireau pour confectionner l’extrémité des pinceaux fins ; poils d’oreilles de boeuf pour celle des gros pinceaux ; soies de porc ou de sanglier pour fabriquer les indispensables brosses ; dents de loup pour polir les fonds d’or ; patte de lièvre pour lisser soigneusement la page enluminée[4].
Sans les animaux, judaïsmes et christianismes n’auraient pas pu exister, du moins pas sous les différentes formes que l’on connaît aujourd’hui.
Indissociable de la Bible, le monde animal, qui est présent dans la première (Gn 1,20-26.28.30) et la dernière (Ap 22,1.3.15) page de la Bible, occupe également une place importante dans la sagesse biblique. Salomon, le parangon des sages, n’a-t-il pas reçu de Dieu une sagesse qui lui a permis de parler des bêtes, des oiseaux, des reptiles et des poissons (1 R 5,13) ? N’a-t-il pas reçu une connaissance lui permettant de saisir la nature des animaux et les instincts des bêtes sauvages (Sg 7,20)[5] ? Sachant que l’on confère à Salomon une connaissance exceptionnelle du monde animal, on peut se poser la question suivante : que nous enseignent sur les animaux les livres bibliques qui lui sont attribués ? Pour répondre à cette question, plusieurs livres pourraient être examinés, notamment le livre des Proverbes, le Cantique des cantiques, Qohélet et le livre de la Sagesse[6]. Cependant, pour réussir à examiner méticuleusement l’ensemble de ces livres, il faudrait être un véritable… rat de bibliothèque[7] ! C’est pourquoi seul le livre de Qohélet retiendra mon attention[8], lequel est étonnamment ignoré par les chercheurs intéressés aux études sur les animaux dans la Bible hébraïque[9]. Pourtant, les passages de ce livre qui évoquent directement ou indirectement le monde animal sont plus nombreux qu’on pourrait le croire à la suite d’une première lecture. En effet, Qohélet mentionne une bonne variété d’animaux domestiques et sauvages, dont plusieurs sont des hyperonymes, qui habitent chacun des trois étages du cosmos (eau, terre et ciel[10]) : « poissons » (dgym : 9,12), « chien », « lion » (klb et ’ryh : 9,4), « chevaux » (swsym : 10,7), « serpent » (nḥš : 10,8.11), « acquisition » ou « troupeau » (mqnh : 2,7), « gros bétail », « petit bétail » (bqr et ṣ’n : 2,7), « bête » (bhmh : 3,18. 19[2x].21), « mouches » (zbwby : 10,1), « sauterelle » (ḥgb : 12,5), « oiseau du ciel », « possesseur de deux ailes » (‘wp hšmym et b‘l hknpym : 10,20) et « volatile(s) » (ṣpwr et ṣpwrym : 9,12 ; 12,4). Le monde animal est également évoqué de manière indirecte, et ce, par la mention du « sacrifice » (zbḥ : 4,17 ; 9,2[2x]), de l’acte de « manger », voire de « festoyer »[11], du vocabulaire évoquant la chasse et/ou la pêche, comme le(s) « filet(s) » (mṣdym et mṣdh : 7,26 ; 9,12), les « rets », les « liens » (ḥrmym, ’swrym : 7,26), le « piège » (pḥ : 9,12), la « chausse-trappe » (gwmṣ : 10,8), ainsi que les verbes « échapper », « capturer » (mlṭ et lkd : 7,26), « prendre » et « attraper » (’ḥz et yqš : 9,12), et enfin du vocabulaire évoquant les animaux domestiques, c’est-à-dire les mots « pique-taureaux », « clous plantés » et « pâtre » (drbnwt, mśmrwt nṭw‘ym et r‘h : 12,11). En somme, sur un total de 222 versets, Qohélet fait directement ou indirectement référence au monde animal dans 31 versets, et ce, par le biais de 36 mots, dont 28 sont différents. Les passages qui font référence au monde animal sont significatifs, non pas tant du point de vue de la zoologie que de celui de l’anthropologie, du genre, de la classe, de l’eschatologie, du culte et de la théologie. Dans la présente contribution, je me propose de sonder ces passages, et ce, dans le but de répondre aux questions suivantes. Comment Qohélet conçoit-il les rapports entre le monde humain et le monde animal ? S’agit-il d’un rapport qui met l’accent sur les différences entre ces deux mondes ou sur leurs ressemblances ? Ces rapports sont-ils envisagés sous l’angle d’une coexistence pacifique ou conflictuelle ? Entre les humains et les animaux, y a-t-il un rapport de cohabitation ou de domination ? Autrement dit, pour emprunter une terminologie contemporaine, doit-on qualifier le livre de Qohélet d’anthropocentrique ou d’antispéciste ? Les réponses à ces questions, on le verra, vont permettre de découvrir, d’une part, que les frontières entre le monde animal et le monde humain sont poreuses et, d’autre part, qu’il existe des rapports de domination dans chacun de ces deux mondes, et entre ces deux mondes, ces rapports n’étant d’ailleurs pas étrangers à la théologie de Qohélet.
La pratique sacrificielle (Qo 4,17 ; 9,2) et l’acte de manger (Qo 2,24.25, etc.) révèlent une hiérarchie entre les êtres humains et les animaux
Une hiérarchie entre les êtres humains et les animaux semble confirmée en 4,17, qui évoque la pratique sacrificielle au Temple, laquelle pratique suppose également, de manière implicite, une hiérarchie entre les animaux, notamment entre ceux qui sont purs et ceux qui sont impurs :
Surveille ta démarche lorsque tu vas à la maison de Dieu :
et approcher pour écouter
plutôt que d’offrir le sacrifice des insensés,
car eux ne savent pas qu’ils font le mal.
Le mot zbḥ désigne une offrande animale (Lv 3,1.3.6.9 ; 4,10.26.31.35 ; etc.) non entièrement consumée, contrairement à l’holocauste, puisqu’il consiste en un repas partagé en présence de Dieu[12]. Ce type de sacrifice, bien qu’il implique « une solidarité de nature entre l’officiant, le dieu et la chose sacrifiée »[13], marque bien la supériorité des humains sur les animaux et la relation particulière que les humains ont avec Dieu. Par ailleurs, le message de Qohélet est singulier : ce n’est pas l’injustice sociale et économique qui est opposée aux pratiques sacrificielles, comme chez les prophètes[14] et les sages (Pr 21,3 ; Si 34,21-31 ; 35,1-13), ni l’amour (Os 6,6), le coeur broyé (Ps 51,16-19) ou la prière (Pr 15,8), mais tout simplement l’écoute. Qui plus est, en 9,2, Qohélet remet en cause le système sacrificiel, non pas dans le but de critiquer un régime carné ou pour une quelconque raison éthique en lien avec le bien-être des animaux, mais pour une raison eschatologique. Le fait d’offrir ou non un sacrifice (zbḥ) ne change rien au destin de la personne qui l’offre : la mort est la même pour tous. En somme, Qohélet relativise la pratique sacrificielle, mais sans pour autant l’abolir.
Le verbe ’kl, « manger » ou « festoyer », apparaît quinze fois en Qo[15], tandis que le verbe šth, « boire », apparaît cinq fois[16]. Le couple ’kl et šth apparaît à quatre reprises[17] et ces deux racines ’kl et šth apparaissent dans la même phrase en 9,7 et 10,17. Dans les quatre cas où le couple ’kl et šth apparaît, les verbes n’ont pas de complément d’objet direct. À l’exception de 4,5 où il s’agit de consommer sa propre chair, le seul aliment comestible explicitement et clairement mentionné est le lḥm, le « pain », ou plus vaguement la « nourriture » (9,7)[18]. Toutefois, il est clair que manger et boire en Qohélet ne correspondent pas aux simples besoins fondamentaux des êtres humains. Par exemple, le couple manger et boire évoque plutôt la réjouissance[19], comme l’indiquent d’ailleurs les mots « bonheur », « jouissance » et « se réjouir » qui l’accompagnent souvent[20].
En résumé, la pratique sacrificielle, pratique réservée aux hommes[21], le caractère festif des passages qui évoquent l’acte de manger (verbe toujours conjugué au masculin) et le fait que Qohélet possède un abondant cheptel (Qo 2,7) sont autant d’indices du fait que le régime de Qohélet n’est pas celui d’un végétarien, comme c’est le cas de l’être humain en Gn 1, mais bien celui d’un carnivore. Autrement dit, l’évocation de la consommation de viande, qui vise à satisfaire les seuls besoins des êtres humains, indique que Qohélet place les êtres humains au-dessus du monde animal. Cela étant dit, pour Qohélet, les animaux ne sont pas seulement bons à élever, à sacrifier et à manger ; maints passages du livre indiquent qu’ils sont aussi bons à penser.
Chien, lion, chevaux et la remise en question des hiérarchies entre les animaux et entre les êtres humains (Qo 9,4 ; 10,7)
Qo 9,4 fait partie d’une péricope qui va du v. 1 au v. 6. La thèse des v. 4-6 peut se résumer comme suit : les vivants sont certes supérieurs aux morts (9,4), mais ils sont supérieurs en ce qu’ils savent, eux, qu’ils mourront (9,5a), alors que les morts ne savent rien et sont privés de ce qui se fait sous le soleil (9,5b-6). Pour bien illustrer la supériorité des vivants sur les morts, Qohélet évoque le chien et le lion :
En effet, pour celui qui est uni à tous les vivants, il y a de l’espoir,
Qo 9,4
car un chien vivant, lui, vaut mieux qu’un lion mort.
Le mot clé du v. 4a est biṭṭāḥôn, « espoir », un mot qui ne revient dans la Bible qu’en 2 R 18,19 et Is 36,4, et l’emploi de ce mot est plutôt ironique, car l’espoir du vivant s’apparente à une certitude (beṭaḥ, un mot qui dérive de la même racine et qui désigne la « certitude », la « sécurité ») : la mort étant inéluctable, il vaut mieux une vie misérable que la mort.
C’est ce qu’illustre le v. 4b, introduit par un ky explicatif, suivi d’un l qui vise à indiquer que le « chien vivant » est placé en tête de la phrase, de façon indépendante de la proposition qui suit, d’où l’emploi du pronom hw’, « lui », qui se rapporte au chien et attire ainsi l’attention sur cet animal. L’explication a la forme d’un dit de préférence qui présente une double antithèse : A chien, B vivant, A’ lion, B’ mort. Dans la Bible, le chien n’est perçu comme un animal domestique qu’en Tb 6,1 ; 11,4 et peut-être en Jb 30,1 et Ben Sira 3,18[22]. Par contre, il est très bien connu comme charognard[23], associé au porc (Mt 7,6 ; cf. aussi 2 Pi 2,22 qui cite Pr 26,11). C’est pourquoi le mot chien sert plutôt de terme de mépris[24], et fait référence tantôt à la personne qui se prostitue (Dt 23,19 ; Si 26,25), tantôt aux puissances hostiles et maléfiques associées à la mort (Ps 22,17.21 ; 59,7.15 ; 68,24). Ainsi, au chien vivant, marginalisé, méprisé et associé au danger et à la mort, s’oppose le lion[25] mort, animal sauvage qui symbolise la force (Jg 14,14.18), le courage et l’héroïsme[26], la puissance royale[27], voire Dieu lui-même, lorsqu’il se fait menaçant ou lorsqu’il s’en prend à un individu ou à un peuple[28]. Autrement dit, la vie, même si elle est misérable, vaut mieux que la mort, même si c’est celle d’un roi tout-puissant, car les vivants savent qu’ils mourront (9,5a) ! Le proverbe n’est pas dépourvu d’autodérision si l’on se rappelle que Qohélet se présente lui-même comme un roi (Qo 1,12) !
En résumé, pour évoquer la supériorité des vivants sur les morts, Qohélet présente un dit de préférence dans lequel il oppose deux animaux, dont l’un a une valeur plutôt négative (le chien) et l’autre une valeur positive (le lion), et ce, non sans rappeler que la mort vient remettre en question toute forme de hiérarchie, aussi bien dans le monde animal que dans le monde humain.
En 10,6-7, Qohélet fait de nouveau appel au monde animal, mais cette fois pour décrire l’immense chaos qui résulte d’une simple faute d’inadvertance (10,5b) :
La stupidité a été mise dans les lieux les plus élevés
et des riches habitent dans la bassesse.
J’ai vu des esclaves sur des chevaux
et des princes allant comme des esclaves sur la terre.
Les antithèses sont construites de manière parallèle et avec des assonances, d’une part, entre sekel et šēpel et, d’autre part, entre ‘ašîrîm et śārîm :
A a la stupidité (sekel)
B b dans les lieux les plus élevés
C a’ les riches (‘ašîrîm)
D b’ dans la bassesse (šēpel)
A’ a des esclaves / serviteurs
B’ b sur des chevaux
C’ a’ des princes / chefs (śārîm)
D’ b’ sur la terre
Seule l’observation du v. 7c-d retiendra mon attention, puisqu’il mentionne les chevaux. L’opposition entre śrym (cf. 10,7.16-17) et ‘bdym (cf. 2,7) prête à plus d’une interprétation. Comme les princes sont les seconds après le roi, cette opposition peut symboliser les deux extrémités de la hiérarchie sociale. Dans ce cas, le mot ‘bdym a le sens d’« esclaves », comme en Qo 2,7, et le mot śrym peut avoir le sens de « prince ». Cette opposition peut aussi symboliser les deux extrémités de la hiérarchie du personnel politique de la cour royale. Dans ce cas, le mot ‘bdym peut avoir le sens de « serviteurs » à la cour du roi (Pr 14,35), comme dans le livre d’Esther, qui juxtapose souvent les ‘bdym aux śrym, les princes, les fonctionnaires ou les ministres du roi (Est 1,3 ; 2,18 ; 3,1-2 ; 5,11). Peu importe la traduction que l’on retient pour les mots ‘bdym et śrym, il est évident que Qohélet, en 10,7, décrit un renversement que son destinataire et les sages en général ont dû trouver paroxystique. C’est ce que soulignent Qo 2,7, qui sera présenté ci-dessous, mais aussi Pr 19,10 : « Le luxe n’est pas convenable pour un insensé, encore moins pour un esclave / serviteur (‘bd) de dominer sur des princes (śrym). » (cf. aussi Pr 30,22a)
Par ailleurs, l’opposition entre ceux qui sont sur des chevaux (swsym) et ceux qui marchent (hlkym) sur la terre (‘l-h’rṣ) permet d’identifier autrement les śrym et les ‘bdym. Cette opposition entre « chevaux » et « sur la terre » est unique dans la Bible. Le seul texte qui s’apparente de loin à Qo 10,7 est Jr 12,5 qui oppose la rapidité des piétons (rglym) à celle des chevaux (swsym), afin de souligner que ceux-ci ne sauraient se mesurer à ceux-là. C’est parce que le cheval est plus rapide et puissant que l’être humain qu’il est d’abord connu dans la Bible comme l’instrument de guerre par excellence[29]. Sachant que le cheval est l’animal biblique qui symbolise le mieux la guerre, les ‘bdym et les śrym peuvent être identifiés comme les deux extrémités de la hiérarchie militaire : le v. 7 oppose des soldats de l’infanterie, de simples mercenaires, à des chefs militaires. Dans la Bible, tel est aussi le sens des mot ‘bdym[30] et śrym[31]. Par conséquent, l’emploi du verbe hlk, « marcher », évoque peut-être, non sans ironie, la mort des chefs militaires (śrym) comme de simples soldats (‘bdym) au champ de bataille, sur la terre (‘l-h’rṣ), destination finale de tous ceux qui meurent (‘l-h’rṣ : 12,7). En effet, Qo utilise ce verbe hlk à huit reprises dans le sens de « mourir »[32].
En résumé, les oppositions entre les v. 6 et 7 peuvent avoir une portée non seulement sociale et politique, mais aussi religieuse (v. 6a), économique (v. 6b) et militaire (v. 7).
La richesse révèle des rapports de classe et brouille les frontières entre certains humains et les bêtes domestiques et entre le vivant et les choses inanimées (Qo 2,7)
Qo 2,7 fait partie d’une péricope qui va de 2,4 à 2,11, dans laquelle Qohélet se présente à la fois comme un anti-Salomon et une sorte de Dieu cherchant à créer un nouveau paradis[33]. Ce verset 7, qui décrit les acquisitions de Qohélet, se lit comme suit :
J’ai acquis des esclaves et des servantes ; les enfants de la maisonnée, ils étaient pour moi ; aussi une acquisition (mqnh) – gros bétail (bqr) et petit bétail (ṣ’n) – en abondance, elle était pour moi, plus que tous ceux qui ont été avant moi à Jérusalem.
Parmi les acquisitions figurent d’abord les ‘bdym, un mot qui peut désigner, selon le contexte, des esclaves ou des serviteurs. Toutefois, la traduction par « esclaves » semble préférable, car le mot est le complément du verbe qnh, « acquérir » ou « acheter », comme en Ex 21,2 qui est le seul autre passage où le verbe qnh a pour complément le mot ‘bd. En Qo 7,21, le mot ‘bd désigne celui qui est au service du destinataire de Qohélet, tandis qu’en 10,7 il est mis en opposition au mot « prince ». Comme le mot ‘bd n’existe pas au féminin, Qohélet emploie le mot špḥh, qui est son équivalent féminin (cf. Gn 12,16 ; 20,14 ; 24,35 ; 32,6), pour désigner sa deuxième acquisition. Ce mot est rendu par « servantes », mais doit être compris au sens de « femmes esclaves ». À la différence des esclaves qui sont achetés, les « enfants de la maisonnée » (litt. les « fils de la maison »), qui constituent la troisième acquisition de Qohélet, désignent les esclaves nés dans la maison (Gn 15,3 ; cf. aussi 17,12.13.23.27), issus d’une union entre la femme esclave et le maître (Ex 21,8) ou d’une union entre esclaves (Ex 21,4). L’expression hyh ly, « ils étaient pour moi » ou « ils existaient pour moi », vise à souligner que les deux classes d’esclaves, hommes et femmes, sont la propriété de Qohélet. Puis l’emploi du mot gm, « aussi », introduit une nouvelle phrase qui vise à énumérer les autres possessions de Qohélet. Le mot mqnh est traduit par « acquisition » de façon à percevoir que le mot dérive de la racine qnh employée au début du v. 7 ; par contre, le mot peut aussi avoir le sens de « troupeau » (Gn 47,17 ; Ex 9,3 ; 12,38). Cette acquisition est constituée de gros bétail (bqr) et de petit bétail (ṣ’n), le premier mot pouvant aussi désigner, selon les contextes, le bovin ou le taureau domestique (Am 6,12)[34], et le second les moutons ou les chèvres (Gn 30,31 ; 1 S 25,2). Puis Qohélet reprend la même expression hyh ly, « elle était pour moi », et précise que ces possessions sont en abondance et même sans précédent à Jérusalem. En reprenant cette même expression, Qohélet juge que ses esclaves, qui appartiennent à la classe sociale la plus basse de la société, sont sa propriété au même titre que ses animaux domestiques. Animaux domestiques et esclaves sont ainsi associés non seulement de manière quantitative, mais aussi qualitative. Qui plus est, comme l’indique l’expression hyh ly qui revient neuf fois comme un leitmotiv (2,4[2x].5.6. 7[2x].8[2x].9), les êtres vivants que sont les animaux domestiques et les esclaves, mais aussi les chanteurs et les chanteuses ainsi que des dames (2,8), sont réifiés et réduits à de la pure marchandise, au même titre que les maisons, les vignes (2,4), les jardins et les parcs (2,5), les réservoirs d’eau (2,6), l’argent, l’or et le trésor de rois et de provinces (2,8). En somme, Qo brouille non seulement les frontières entre les humains appartenant aux classes socio-économiques inférieures et le monde animal, mais aussi celles entre certains êtres vivants (notamment les esclaves et les bêtes domestiques) et le non vivant qui symbolise le luxe. Si l’on en juge d’après Qo 2,7, Montaigne n’avait donc pas tard lorsqu’il écrivait : « Il y a plus de distance de tel homme à tel homme, qu’il n’y en a de tel homme à telle beste » (Essais 1,42)[35].
La mort révèle la véritable identité de l’être humain : il n’est qu’une bête (Qo 3,16-21)
En établissant une hiérarchie entre les êtres humains, comme c’est le cas en 2,7, Qo brouille la frontière entre le monde animal et celui de certains êtres humains appartenant à des classes sociales inférieures. En 3,18-21, un passage qui fait partie d’un ensemble qui va du v. 16 jusqu’au v. 22[36], Qohélet est plus radical et plus inquiétant, si l’on en croit Pascal qui affirme qu’« il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur »[37], car il abolit non seulement les hiérarchies entre les êtres humains, mais aussi la hiérarchie entre tous les êtres humains et le monde animal, et ce, sans montrer l’excellence de l’humanité. Le texte débute par une observation portant sur l’injustice des êtres humains (3,16). Comme en 4,1, cette observation n’est pas suivie d’une exhortation à la solidarité ; elle ouvre plutôt sur une réflexion théologique et anthropologique construite sous la forme d’un parallélisme synonymique :
A j’ai dit, moi, en mon coeur (3,17a)
B le juste et le méchant, le Dieu les jugera (3,17b)
C car (ky) il y a un temps pour toute affaire et sur toute l’oeuvre, là (3,17c)
A’ j’ai dit, moi, en mon coeur, au sujet des fils de l’humain (3,18a)
B’ c’est pour que le Dieu les éprouve et qu’eux voient qu’ils ne sont, eux, que des bêtes pour eux (3,18bc)
C’ car (ky) le destin des fils de l’humain et le destin de la bête, un destin unique pour eux (3,19a)
Deux introductions identiques (A-A’) portent sur l’agir divin (B-B’) et se terminent par une affirmation, introduite par ky, qui concerne la totalité des choses et de l’oeuvre (C) et la totalité de la vie, c’est-à-dire les humains et les bêtes (C’). Cette structure montre que c’est le v. 18 qui explicite la signification du jugement divin : juger et éprouver sont ici des synonymes. L’originalité de Qohélet réside précisément dans le fait que le jugement divin n’est plus une rétribution ; il ne signifie plus que la mort[38] ! Le jugement ne révèle que l’étroite parenté de l’être humain non avec Dieu mais avec les bêtes ! Au v. 18, le mot bhmh est un singulier générique qui correspond à un pluriel. Ce mot désigne le plus souvent l’animal domestique opposé à l’animal sauvage (Gn 1,24 ; Lv 5,2 ; Ps 148,10, etc.). Le chiasme sonore šehem behēmāh hēmmāh lāhem suggère qu’il y a non seulement une proximité entre les humains et les animaux domestiques, mais aussi une identité[39]. Quant aux v. 19-20, ils soulignent la complète identité entre l’être humain et la bête, aussi bien au niveau de la vie que de la mort. En effet, la triple mention du mot ’ḥd signifie bien l’égalité de l’être humain et de la bête : un destin unique (niveau temporel, v. 19a ; cf. 9,2-3), un souffle unique (niveau anthropologique, v. 19b ; cf. 3,21[2x] ; 8,8[2x] ; 11,5 et 12,7) et un lieu unique (niveau spatial, v. 20a ; le mot mqwm peut faire ici référence à la fois au shéôl, à la tombe ou au cimetière[40]. La double répétition du mot « mort », môt (v. 19b), sert, elle aussi, à affirmer l’égalité de l’être humain et de la bête, mais cette fois-ci, par un jeu d’homophonie avec môtar, « avantage » (v. 19c), l’affirmation devient ironique : la mort (môt) rappelle à l’être humain qu’il n’a aucun avantage (môtar) sur la bête. En déclarant « comme la mort de l’un, ainsi la mort de l’autre », Qohélet nous donne à penser autrement que Heidegger, pour qui l’animal ne meurt pas, mais crève et, comme le souligne Derrida, « c’est une différence déterminante aux yeux de Heidegger entre l’animal et l’homme »[41]. Après avoir déclaré que la mort est un phénomène naturel (v. 20), Qohélet, par sa question au v. 21, met en évidence le fait que l’être humain n’a aucun privilège sur la bête, fût-ce à titre posthume. En effet, que le souffle de l’être humain monte vers le haut n’est aucunement un gage de supériorité. C’est tout simplement un retour normal, comme le montrent Qo 12,7 et maints autres textes (cf. Jb 34,14-15 ; Ps 104,29-30 ; Si 40,11). Même opposée à la descente du souffle de la bête, la montée du souffle de l’être humain n’exprime aucune nuance significative quant à la conception de la mort de l’être humain. Car ce n’est pas le sort de la bête qui réduit l’être humain à un animal, mais bien la mort de l’être humain qui le réduit à la bête[42].
En somme, si la mise à mort d’une bête par le biais des sacrifices au Temple semble témoigner d’une quelconque supériorité des êtres humains (Qo 4,17), la mort de ces derniers révèle leur véritable identité : ils ne sont que des bêtes, celles-là mêmes qui sont destinées à être sacrifiées au Temple (cf. Lv 1,2) ! Ainsi, une fois de plus, c’est l’eschatologie qui est la clé de la compréhension des rapports humains – animaux ; c’est l’eschatologie qui fait de l’anthropologie une section de la zoologie.
Qohélet ne partage donc pas le point de vue de ceux qui, avant lui et après lui, exaltent la condition quasi divine de l’être humain, en lui alliant intimement la domination du monde animal et/ou en lui réservant une destinée distincte[43].
Socrate aussi n’exclut pas la possibilité d’être lui-même une bête singulière :
Peut-être suis-je une bête (thērion) plus étrangement diverse et plus fumante d’orgueil que n’est Typhon ? Peut-être suis-je un animal (zōon) plus paisible et moins compliqué, dont la nature participe à je ne sais quelle destinée divine et qui n’est point enfumée d’orgueil ?[44]
Bien qu’elle révèle deux points de vue différents, cette comparaison entre Socrate et Qohélet indique bien que philosopher peut vouloir dire : je reconnais en tant qu’être humain que je suis une bête. En somme, pour Qohélet, le seul honneur ontologique qui reste à l’être humain consiste en ce qu’il sait, non sans une certaine ambivalence, qu’il n’est qu’une bête. C’est aussi ce dont témoigne un autre philosophe, contemporain celui-là, dans le poème suivant : « Un chien / qui meurt / et qui sait / qu’il meurt / comme un chien / et qui peut dire / qu’il sait qu’il meurt / comme un chien / est un homme[45]. »
[À suivre]
Parties annexes
Notes
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[1]
Les Paradisiaques, Paris, Grasset, 2005, p. 243.
-
[2]
Je parle de « monde animal », car l’emploi du mot « animal » au singulier pose un problème dans la mesure où il laisse entendre que tous les animaux constituent un ensemble homogène, comme si la pluralité du monde animal pouvait se résumer en la seule figure de l’animalité opposée à l’humanité. C’est pourquoi Jacques Derrida, dans L’animal que donc je suis (Paris, Galilée, 2006, p. 60, 63, 65 et 73-74 ; 82-83, 85, 89, etc.), emploie le mot « animot », terme qui donne à entendre le pluriel « animaux », bien qu’il soit au singulier, et qui fait voir que l’animal n’est qu’un mot. En outre, en combinant de manière homophonique le pluriel français pour animal avec le terme « mot », Derrida illustre la façon dont les animaux non humains dans les traditions savantes européennes se voient refuser la capacité de parler et sont presque inévitablement mentionnés dans le singulier catégorique de l’animal. Or, on le verra dans l’étude de Qo 10,20, la capacité de parler n’est pas refusée à l’oiseau.
-
[3]
Il s’agissait de peaux de chèvres et de bouquetins, si l’on en juge d’après les découvertes de Qumran. À ce sujet, cf. Ken Stone, Reading the Hebrew Bible with Animal Studies, Stanford CA, Standford University Press, 2018, p. 21-23.
-
[4]
Michel Pastoureau, Bestiaire du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2011, p. 34 et 36. À ces objets, employés par les scribes et les enlumineurs pour préparer le parchemin, s’ajoutent de nombreux produits provenant du monde animal que l’on utilisait pour peindre, vernir, polir, coller et protéger. On trouvera la liste de ces produits aux p. 36-37. Même le lycée, ce lieu où l’on formait les futurs scribes, n’est pas sans lien avec le monde animal et plus précisément avec le lykos, le loup. En effet, ce mot est emprunté au latin lyceum, lui-même emprunté au grec lykeion, qui correspond au français Louvre, c’est-à-dire, au sens étymologique, à l’endroit où il y a des loups. À ce sujet, cf. les remarques intéressantes de Michel Pastoureau, Le loup. Une histoire culturelle, Paris, Seuil, 2018, p. 17, 22, 81.
-
[5]
Par ailleurs, selon certaines traditions juives, les animaux mêmes soumettaient leurs controverses au jugement de Salomon, lequel régnait sur eux et connaissait leur langage. Cf. à ce sujet Louis Ginzberg, Les légendes des Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon, Paris, Cerf, 2004, p. 97-98, 100-104, 108, 115, 118. Dans la sourate 27 du Coran, Salomon apparaît aussi comme un roi qui connaît le langage des animaux.
-
[6]
Bien entendu, aucun de ces livres attribués à Salomon n’est de lui. Ils proviennent de milieux divers et d’époques différentes. La datation de Pr, Ct et Qo ne fait toutefois pas l’unanimité chez les exégètes.
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[7]
Au sujet de cette métaphore, cf. Alberto Mangel, Le voyageur et la tour. La lecture comme métaphore, Paris-Montréal, Actes Sud / Leméac, 2013, p. 107-140.
-
[8]
Je travaille avec les deux éditions critiques suivantes : Friedrich Horst, « Ecclesiastes », dans Karl Elliger et Wilhelm Rudolph (dir.), Biblia Hebraica Stuttgartensia, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1977 et Yohanan A. P. Goldman, « Qoheleth », dans Biblia Hebraica Quinta editione cum apparatu critico novis curis eleborato. General Introduction and Megilloth, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 2004. Toutes les traductions sont miennes.
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[9]
Par exemple, le livre de Qohélet ne retient l’attention d’aucun des livres suivants, parus récemment : Didier Luciani, Les animaux dans la Bible, Paris, Cerf, 2017 ; Ken Stone, Reading the Hebrew Bible with Animal Studies, Redwood City CA, Stanford University Press, 2017 ; Hannah M. Strommen, Biblical Animality after Jacques Derrida, Atlanta GA, SBL Press, 2018. C’est aussi ce que semble confirmer l’état de la recherche de Philipp Sherman, « The Hebrew Bible and the ‘Animal Turn’ », Currents in Biblical Research, 19 (2020), p. 36-63, qui comprend près de 90 titres dans sa bibliographie et qui ne souffle mot sur le livre de Qohélet.
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[10]
Cette division tripartite du monde, qui est attestée dans de nombreux textes bibliques (Ex 20,4.11 ; Dt 5,8 ; Ps 8,8-9 ; 33,6-8 ; 36,6-7 ; 96,11 ; etc.), correspond aussi à la division zoologique du monde (Gn 9,2 ; Os 4,3 ; Jb 12,7-8 ; etc.). À ce sujet, cf. les trois études suivantes, plus détaillées et nuancées, de Richard Whitekettle : « Three Divided into Two : The Zoological/Physical Structure of the World in Israelite Thought », Catholic Biblical Quarterly, 83 (2021), p. 191-207 ; « Where the Wild Things Are : Primary Level in Israelite Zoological Thought », Journal for the Study of the Old Testament, 93 (2001), p. 17-37 et « Rats are Like Snakes, and Hares are Like Goats : A Study in Israelite Land Animal Taxonomy », Biblica, 82 (2001), p. 345-362. Bien entendu, cette façon de classifier le monde animal diffère profondément de celles des naturalistes du 20e siècle. Quant aux animaux qualifiés de domestiques, ce sont simplement ceux qui vivent dans et autour de la maison (domus) et non ceux dont l’être humain contrôle la reproduction, comme c’est le cas dans la zoologie moderne.
-
[11]
Qo 2,24.25 ; 3,13 ; 4,5 ; 5,10.11.16.17.18 ; 6,2 [2x] ; 8,15 ; 9,7 ; 10,16.17.
-
[12]
Lv 7,16 ; 22,29-30 ; cf. aussi Ex 10,25, qui est le seul autre passage biblique où le mot zbḥ est précédé du verbe ntn, « donner ».
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[13]
Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962, p. 4.
-
[14]
Am 5,21-24 ; Is 1,10-17 ; Mi 6,6-8 ; Jr 7,3-15.22-23.
-
[15]
2,24.25 ; 3,13 ; 4,5 ; 5,10.11.16.17.18 ; 6,2 [2x] ; 8,15 ; 9,7 ; 10,16.17.
-
[16]
2,24 ; 3,13 ; 5,17 ; 8,15 ; 9,7.
-
[17]
2,24 ; 3,13 ; 5,17 ; 8,15.
-
[18]
Dans les autres passages, il s’agit de consommer du « bien » (5,10), de la « richesse », des « ressources » (5,18 ; 6,2) et de la « gloire » (6,2). Quant au texte de Qo 12,5c-d, il est plutôt obscur. On peut y voir de la nourriture pour les êtres humains si l’on traduit le texte hébreu comme suit : « et l’amande sera dédaignée (par le vieillard) / perd de son attrait (pour le vieillard) », en lisant le verbe n’ṣ au lieu du verbe nṣṣ, « et la sauterelle se fait lourde », dans le sens qu’elle devient indigeste pour le vieillard. En effet, le mot ḥgb désigne l’une des quatre espèces de sauterelles que la loi permet de manger (Lv 11,22). La première hypothèse est évoquée par Víctor Morla, Eclesiastés. El colapso del sentido, Estella, Verbo Divino, 2018, p. 190 et 200, tandis que la seconde est défendue par Maurice Gilbert, « La description de la vieillesse en Qohélet XII 1-7 est-elle allégorique ? », dans John A. Emerton (ed.), Congress Volume, Vienna 1980, Leiden, Brill, 1981, p. 105. Par contre, Elisabeth Birnbaum et Ludger Schwienhorst-Schönberger, Das Buch Kohelet, Stuttgart, Verlag Katholisches Bibelwerk, 2012, p. 266, sont plutôt d’avis que 12,5b annonce le renouveau de la nature après la rupture brutale occasionnée par la mort. Plus précisément, le printemps est annoncé par la floraison de l’amandier, par le fait que la sauterelle trouve amplement de quoi se nourrir lorsque la nouvelle herbe pousse et par l’éclosion de la câpre mûre qui marque le début de l’été. Par ailleurs, d’autres sont d’avis que le mot ḥgb ne fait même pas référence à un animal, mais plutôt à une plante ou à un arbre ! Cf., par exemple, George Savran, « Qohelet 12 :1-7 – Intimations of Mortality », The Journal of the Ancient Near Eastern Society, 33 (2018), p. 172. Enfin, au cours de l’histoire, la sauterelle a été identifiée à différentes parties du corps : les chevilles (Targum et Qohélet Rabbah 12,5.3.1 : la sauterelle lourde évoque les membres ankylosés du vieillard), les fesses (Rashi et Rashbam : elles lui semblent comme une lourde charge à porter), le pénis (Ibn Ezra : il évoque la suspension de tout désir sexuel), etc. Cf. Madeleine Taradach et Joan Ferrer, Un Targum de Qohéleth. Editio Princeps du LMS. M-2 de Salamanca. Texte araméen, traduction et commentaire critique, Genève, Labor et Fides, 1998, p. 60 ; María del Carmen Motos López, Midrás Qohélet Rabbah. Las vanidades del mundo. Comentario rabínico al Eclesiastés, Estella, Verbo Divino, 2001, p. 505 ; Mordekay Leyb Kaṣenelenbogen, Qohelet. ’Eykah ’im Perûšî ha-Rišônîm. Tôrat ḥayyim, Yerūšalayim, Mosad Harab Qûq, 2012, p. 280.
-
[19]
Cf. 1 R 4,20 ; Jr 22,15 ; 1 Chr 29,22 ; Ne 8,10 ; Tb 7,10-11.14 ; 8,1.20 ; etc.
-
[20]
2,24 ; 3,13 ; 5,17 ; 8,15. L’acte de manger et de boire est peut-être lié aux symposiums qui avaient lieu dans les chambres funéraires où le monde des morts et celui des vivants coïncidaient. En ce qui concerne cet autre brouillage des frontières, cf. Thomas Wagner, « ‘Ich merkte, dass alles, was Gott tut, das besteht für Ewig’. Zum verhältnis von Gott und mensch bei Kohelet », dans Jürgen van Oorschot / Andreas Wagner (Hrsg.), Gott und Mensch im Alten Testament. Zum Verhältnis von Gottes-und Menschenbild, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2018, p. 275-280.
-
[21]
La pratique sacrificielle implique donc plus précisément la supériorité de l’homme plutôt que celle de la femme, car cette dernière n’est pas autorisée à faire des sacrifices. À ce sujet, cf. Nicole J. Ruane, Sacrifice and Gender in Biblical Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 18-39. En outre, les verbes en Qo 4,17 sont au masculin. Cette violence faite à l’animal, qui est à prédominance mâle, c’est ce que Jacques Derrida dénonce comme un « carnophallogocentrisme » (L’animal que donc je suis, p. 144).
-
[22]
En outre, il convient de mentionner le héros Caleb, nom qui signifie « chien », qui accompagne Josué dans la conquête de Canaan (Nb 13,6.30 ; 14,6.24.30.38 ; 26,65 ; 32,12 ; 34,19 ; Dt 1,36 ; Jos 14,6.13-14 ; 15,13-18 ; 21,12 ; Jg 1,12.14-15.20 ; 1 S 25,3 ; 30,14 ; 1 Ch 4,15 ; 6,56 ; Si 46,7.9 ; cf. aussi 1 Ch 2,9.18-19.42.49.50 ; 4,11). Que faut-il déduire de ce nom ? Était-ce un surnom indiquant la loyauté ou la qualité de farouche bagarreur ? Par ailleurs, il convient aussi de mentionner que la découverte sur le territoire d’Israël et de Judée de cimetières de chiens ayant existé entre le 6e et le 1er siècle avant l’ère chrétienne a donné lieu à de nombreuses interprétations, notamment le cimetière d’Ashkelon où les archéologues ont découvert plus de mille chiens. Selon Geoffrey David Miller, « Attitudes toward Dogs in Ancient Israel : A Reassessment », Journal for the Study of the Old Testament, 32 (2008), p. 487-500, ces cimetières pourraient être un indice que le chien était un animal domestique. K. Stone, Reading the Hebrew Bible with Animal Studies, p. 48-49 et 56, estime que le point de vue nuancé de l’étude de Miller mérite d’être retenu, même s’il adopte une approche différente de la sienne ; en outre, il est d’avis que le chien est inclassable, puisqu’il n’est ni un animal domestique, ni un animal sauvage. Par contre, Helen Dixon, « Late 1st-millennium B.C.E. Levantine Dog Burials as an Extension of Human Mortuary Behavior », Bulletin of the American Schools of Oriental Research, 379 (2018), p. 19-41, critique la thèse de Miller, mais sans nier pour autant les services que pouvaient rendre les chiens ; par exemple, ils pouvaient éliminer ce qui pourrissait (cf. Ex 22,30) et alerter la population de certains dangers (cf. Ex 11,7).
-
[23]
Ex 22,30 ; 1 R 14,11 ; 16,4 ; 21,19. 23.24 ; 22,38 ; 2 R 9,10.36.
-
[24]
1 S 17,43 ; 2 S 3,8 ; 2 R 8,13 ; Is 56,10-11 ; cf. aussi l’expression « chien mort », en 1 S 24,15 ; 2 S 9,8 ; 16,9, qui souligne le caractère inférieur, inoffensif et même insignifiant de la personne qu’il désigne.
-
[25]
Il existe plusieurs mots différents pour désigner le lion en hébreu biblique : ’ryh (employé en 9,4 ; 57 emplois) ou ’ry (33 emplois), kpyr (31 emplois), lby ou lby’ (quatorze emplois), gwr (neuf emplois), šḥl (sept emplois) et lyš (trois emplois). Cf. à ce sujet Brent Strawn, What Is Stronger than a Lion ? Lionine Image and Metaphor in the Hebrew Bible and the Ancient Near East, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2005, p. 293-326.
-
[26]
Pr 30,30 ; 2 S 17,10 ; 1 Chr 12,9 ; 1 M 3,4 ; 2 M 11,11.
-
[27]
Gn 49,9 ; Ez 32,2 ; 38,13[ ?] ; Est 4,17 G ; Ap 5,5-6.
-
[28]
Is 38,13 ; Jr 25,30.38[ ?] ; 49,19 ; 50,44 ; Lm 3,10 ; Am 3,4.8 ; Os 5,14 ; 11,10 ; 13,7-8. Il est vrai que le lion symbolise aussi les ennemis du peuple (Is 5,29 ; Jr 2,15 ; 4,7 ; 5,6 ; 50,17 ; Ez 22,25 ; Jl 1,6 ; Na 2,12-13 ; Za 11,3), les ennemis d’un individu (Ps 7,3 ; 10,9 ; 17,12 ; 35,17 ; Jb 4,10-11 ; Si 27,28) et maintes autres personnes malfaisantes (Ez 19,2-9 ; Ps 58,7 ; Pr 28,15 ; Si 13,19 ; etc.), mais l’opposition au chien, unique dans la Bible, donne à penser que le pouvoir qu’il symbolise est ici positif.
-
[29]
Cf. Ex 14,9.23 ; 15,1.19.21 ; Dt 11,4 ; 17,16 ; 20,1 ; Jos 11,4.6.9 ; Jg 5,22 ; 2 S 15,1 ; 1 R 5,6 ; 1 R 20,1.20.21 ; 20,25 ; 22,4 ; 2 R 3,7 ; 6,14.15.17 ; 7,6.7.10.13.14 ; 2 R 9,18 ; 9,19 ; 10,2 18,23 ; Jb 39,19 ; Ps 20,8 ; 33,17 ; 76,7 ; 147,10 ; Pr 21,31 ; Is 2,7 ; 5,28 ; 31,1.3 ; 36,8 ; 43,17 ; Jr 4,13 ; 6,23 ; 8,6.16 ; 46,4.9 ; 50,37.42 ; 51,21.27 ; Ez 17,15 ; 26,7.10.11 ; 38,4.15 ; 39,20 ; Os 1,7 ; 14,4 ; Am 2,15 ; 4,10 ; Mi 5,9 ; Na 3,2 ; Ha 1,8 ; 3,8.15 ; Ag 2,22 ; Za 9,10 ; 10,3.5 ; 12,4. Pour une étude du cheval comme animal de guerre qui incarne par excellence la puissance militaire, dans la Bible et au Proche-Orient ancien, cf. Deborah O’Daniel Cantrell, The Horsemen of Israel : Horses and Chariotry in Monarchic Israel, Winona Lake IN, Eisenbrauns, 2011, p. 11-34 ; 72-76 ; 114-143.
-
[30]
1 S 18,5.30 ; 22,17 ; 25,40 ; 2 S 2,12.17 ; 3,22 ; 11,9.11.13 ; 15,14 ; 18,7.9 ; 20,6 ; 1 R 1,33, etc.
-
[31]
Ex 18,21.25 ; Nb 31,14.48. 52.54 ; Dt 1,15 ; 20,9 ; 1 S 8,12 ; 17,18 ; 18,13 ; 22,2.7 ; 2 S 4,2 ; 18,1 ; 1 R 9,22 ; 11,24 ; 16,9 ; 2 R 1,9-11.13-14 ; 11,4.9-10.15.19 ; 24,12.14 ; 1 Ch 29,24 ; 2 Chr 26,11 ; 32,3.21 ; etc.)
-
[32]
1,4 ; 3,20 ; 5,14.15 ; 6,4.6 ; 9,10 ; 12,5.
-
[33]
Cf. à ce sujet Jean-Jacques Lavoie, « La folie des grandeurs. Bilan des études comparatives et analyse intertextuelle de Qohélet 2,4-11 », Theoforum, 46 (2015), p. 309-339.
-
[34]
Bien que la traduction du mot bqr par « boeuf » soit fréquente dans les Bibles, elle n’est pas la meilleure, car il n’est pas certain que le boeuf, au sens de taureau châtré, existait en Israël et en Judée ; en effet, certains exégètes comprennent Lv 22,24 comme une interdiction totale de la castration, tandis que d’autres l’interprètent comme une interdiction d’offrir en sacrifice des animaux castrés. Quoi qu’il en soit, la prudence s’impose et c’est pourquoi il est préférable de parler de bovin ou de taureau.
-
[35]
Montaigne, Les Essais, édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, p. 280.
-
[36]
Passage qui est structuré autour d’un parallélisme chiastique entre l’observation (A-A’ : v. 16 et v. 22) et l’affirmation (B-B’ : v. 17 et v. 18-21).
-
[37]
Pascal, Pensées, 121, texte établi par Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1962, p. 81.
-
[38]
Il est donc inutile de considérer le v. 17b ou l’ensemble du v. 17 comme un ajout provenant du même auteur que 12,14, comme d’aucuns persistent à le croire. Cf., par exemple, Melanie Köhlmoos, Kohelet. Der Prediger Salomo, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2015, p. 129 et 253 ; V. Morla, Eclesiastés. El colapso del sentido, p. 20 ; Jean-Pierre Sitzler, Der Tod in den Weisheitsschriften des Alten Testaments : Eine Untersuchung zu den Büchern Kohelet und Weisheit, Sankt, Ottilien, 2019, p. 29.
-
[39]
Maints anciens traducteurs ont modifié le texte en introduisant la conjonction de comparaison : ’yk (Peshitta), k (Targum), similes (Vulgate) ; par contre, la Septante est fidèle au texte hébreu qui identifie l’être humain à la bête. Cf. David J. Lane, « Qoheleth », dans The Old Testament in Syriac According to the Peshitta Version, Part II, Fascicule 5, Leiden, Brill, 1979 ; Madeleine Taradach et Joan Ferrer, Un Targum de Qohéleth, p. 39 ; Biblia Sacra iuxta latinam Vulgatam versionem, Romae, Typis Polyglottis Vaticanis, 1957 ; Peter John Gentry, Ecclesiastes (Septuaginta Vetus Testamentum Graecum XI,2), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2019.
-
[40]
Cf. Qo 6,6 ; Jb 16,18 ; Ez 39,11 ; Jr 7,32 ; 19,11 ; Ps 44,20 ; cf. aussi Jr 22,18-19 où le roi est déshumanisé du fait qu’il est enterré dans le même endroit que l’âne.
-
[41]
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, p. 196. Pour une lecture critique des thèses de Heidegger sur l’essence de l’animalité de l’animal, cf. aussi Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, traduit de l’italien par Joël Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2006, p. 78-120.
-
[42]
Du point de vue eschatologique, cette solidarité entre l’être humain (’dm) et la bête (bhmh) apparaît dans maints autres textes bibliques (cf. Jr 7,20 ; 21,6 ; 36,29 ; 50,3 ; 51,62 ; Ez 14,13.17.19.21 ; 25,13 ; 29,8.11 ; Ag 1,11 ; Jon 4,11 ; Ps 36,7 ; etc.).
-
[43]
Cf. Gn 1,26-28 ; Ps 8,6-9 ; Si 17,2-4 ; 49,16 ; Sg 9,2-3 ; 10,1-2 ; Jubilés 2,14 ; 3,1-3.28.30 ; Hénoch 58,2-5 ; Règle de la Communauté 3,16, etc. Pour une analyse de ces textes, cf. Jean-Jacques Lavoie, La pensée du Qohélet. Étude exégétique et intertextuelle, Montréal, Fides, 1992, p. 81-85. La finale de Qo 3,19, où Qohélet rappelle que « l’avantage de l’être humain sur la bête, il n’y en a pas. En effet, le tout : absurdité », est également citée dans la prière de clôture de Kippour, mais cette finale est aussitôt suivie de cette affirmation qui vient relativiser le propos de Qohélet : « Cependant, tu as distingué l’homme dès le commencement et tu l’as jugé digne de se présenter devant toi. » Cette finale est aussi citée dans la bénédiction du matin, avec toutefois l’ajout suivant : « Sauf le souffle de vie (nšmh), qui est pur et qui, au jour du jugement et des comptes, doit se présenter devant ton trône glorieux. » Cf. ywm kpwr. Prières de Kippour à l’usage du rite séfardi, traduit en français par A. Ben Baruch Créhange, Tel-Aviv, Édition Sinaï, 1972, p. 346 et sdwr ŝ‘ry tplh. Livre de prières pour Jours de Semaine, Sabbat et Fêtes, traduit en français par A. Ben Baruch Créhange, Tel-Aviv, Sinaï, 1976, p. 30.
-
[44]
Phèdre, 230a (Platon, Oeuvres complètes. Tome IV – 3e partie. Phèdre, texte établi et traduit par Léon Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 6).
-
[45]
Erich Fried, « Definition », Warngedichte, Munich, Hanser, 1964, p. 120, cité dans Hans Küng, Vie éternelle ?, Paris, Seuil, 1985, p. 225.