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Écrit anonyme centré sur le sacerdoce du Christ et son sacrifice, la lettre aux Hébreux fut vraisemblablement composée pour aider certains chrétiens et chrétiennes – d’origine juive, sans doute – qui se questionnaient, peut-être après la destruction du Temple de Jérusalem, sur la relecture ou la réinterprétation du culte et des sacrifices. L’épître laisse entendre que ses destinataires vivaient en outre une situation de détresse mettant à l’épreuve leur expérience croyante.

La lettre aux Hébreux a ceci de particulier qu’elle traite de la passion, de la mort et de la glorification du Christ dans une perspective sacrificielle expiatoire et sacerdotale, qu’elle interprète comme un accomplissement des sacrifices et du sacerdoce de l’Ancien Testament. En effet, comme l’exprime Jean-Paul Michaud, l’épître aux Hébreux « s’applique à transposer l’essentiel du mystère chrétien, le mystère précisément de la mort-résurrection de Jésus en langages sacerdotal et sacrificiel. Un cas unique dans le Nouveau Testament[1] ». Elle ne le fait pas sans conversion du langage traditionnel, transposé en un nouveau langage sacerdotal et sacrificiel qui confère à l’ancien une plénitude de sens. La rédemption s’y trouve ainsi interprétée dans un sens sacrificiel et sacerdotal esquissé çà et là dans la tradition paulinienne (cf. Ga 2,20 ; Ep 5,2.25)[2].

L’un des lieux importants où l’auteur de la lettre présente le Christ dans sa fonction sacerdotale est le passage de He 5, 7-10. Le texte rapporte que Jésus, pendant les jours de sa chair (hèmerais tès sarkos autou) a offert ses prières (deèseis) et supplications (hiketèrias) « avec grand cri (meta kraugès ischyras) et des larmes (kai dakryôn) ». Bien qu’étant Fils de Dieu, il a connu les souffrances et appris à travers elles l’obéissance à Dieu (emathen aph’hôn epathen tèn hypakoèn). C’est ainsi qu’il est devenu cause du salut éternel (aitios sôtèrias aiôniou) et a été proclamé grand prêtre selon l’ordre de Melchisédek (prosagoreutheis hypo tou Theou archiereus kata tèn taxin Melchisédek).

Thomas d’Aquin a livré, en trois lieux au moins, son interprétation des pleurs de Jésus mentionnés dans ce passage. Le premier se trouve dans son commentaire de la lettre aux Hébreux[3], le second dans son commentaire sur les psaumes[4], et le troisième dans son traité sur le Verbe incarné, dans la tertia pars de la Somme de théologie[5]. C’est en scrutant ces textes que nous essaierons de dégager sa compréhension de He 5,7-10.

Pour Thomas d’Aquin, on peut situer et comprendre à trois niveaux les larmes de Jésus. Elles sont d’abord l’expression de son Incarnation, de son partage de la condition humaine. Elles traduisent en outre l’efficacité de la prière du Christ dans son office de grand prêtre. Enfin, les pleurs du Christ sont à comprendre en fonction du salut offert par les mérites de sa passion. Ces trois paliers d’explication veulent rendre compte de l’éminence du sacerdoce du Christ dont il est question en He 5.

1. Les larmes de Jésus et son humanité dans la chair

Pour comprendre l’interprétation de Thomas au sujet des larmes de Jésus dans l’épître aux Hébreux, il faut garder à l’esprit qu’il considère les passions du Christ comme une conséquence de l’Incarnation et une expression de la vérité de son humanité[6]. Sans les passions humaines que le Christ a assumées de façon générale, sans ses cris et ses larmes en particulier, on n’aurait pas considéré le Christ comme un homme véritable[7]. Chez Thomas d’Aquin, l’Incarnation du Verbe est donc la première voie d’interprétation des émotions décrites à son sujet par He. C’est dans cette perspective qu’il situe les cris et les pleurs de Jésus comme prière et offrande sacerdotales. Autrement dit, le don sacerdotal de Jésus ne peut se comprendre hors du socle de son humanité.

Pour Thomas, en effet, « le Christ n’est pas prêtre en tant qu’il est Dieu (non secundum quod Deus), mais en tant qu’il est homme (sed secundum quod homo) »[8]. Celui qui prie et qui s’offre comme prêtre est l’homme Jésus. C’est parce qu’il est homme que cela est rendu possible. Il ne pouvait prier qu’en tant qu’homme. Comme Fils de Dieu et Dieu, il ne saurait prier Dieu. Dieu ne prie pas Dieu : « À cet égard, Jésus a prié pour montrer qu’il était un vrai homme[9]. » La prière, à travers les cris et les pleurs, est, pour ainsi dire, le dévoilement même de son humanité de Fils de Dieu.

Par ailleurs, d’après Thomas, en évoquant « les jours de sa chair », l’auteur de l’épître fait découvrir que ce qui se rapporte à l’office du prêtre convient bien au Christ. L’auteur souligne sa condition humaine d’autant plus que c’est parmi les humains que Dieu élit ses prêtres. Sa chair est donnée pour toute la nature humaine puisque, d’après Jn 1,14, « le Verbe s’est fait chair »[10]. De plus, les jours de sa chair sont toujours d’une permanente actualité. Au lendemain de sa résurrection, il s’est présenté à ses disciples comme un homme de chair et d’os, et non pas comme un fantôme (cf. Lc 24,39).

Cependant, selon Thomas, l’expression « les jours de sa chair » s’applique davantage à la condition qui fut la sienne avant sa passion et sa résurrection. Avant celles-ci, la chair prend le sens de la fragilité à laquelle elle est sujette. C’est dans la fragilité de la chair, pendant sa vie terrestre, qu’il porta le péché des humains bien que n’étant pas pécheur lui-même[11]. Pour Thomas d’Aquin, c’est en tant qu’homme que « le Christ a volontairement accepté notre infirmité »[12]. Par cette acceptation, il a fait de la chair de son humanité la condition du pâtir du prêtre qu’il est : « La condition sacerdotale suppose son entrée dans la “fragilité” et la corruptibilité de notre chair blessée[13]. » C’est elle qui lui donne la possibilité de souffrir, de compatir et de sympathiser avec les humains dans son ministère sacerdotal. Comme Fils de Dieu de toute éternité, et sans la nature humaine qu’il a prise, il ne saurait ni souffrir ni prier, ni éprouver de sympathie quelconque[14].

2. Les larmes et l’efficacité de la prière du Christ grand prêtre

En l’entame de son commentaire sur cette séquence de la vie souffrante de Jésus selon He, Thomas relève l’intention de l’auteur de l’épître et, précisément, du chapitre 5[15].

L’intention de l’Apôtre, écrit-il, est de montrer que Jésus est plus excellent que ceux par qui la loi avait autorité, notamment les anges par le ministère desquels elle fut donnée – Ga 3,19 : la loi a été promulguée par les anges –, plus excellent que Moïse qui fut le donateur de la loi – Jn 1,17 : car la loi fut donnée par Moïse –, et plus que le sacerdoce et le pontificat d’Aaron, à travers qui la Loi était mise en oeuvre [ou administrée (administratur)][16].

En d’autres termes, si la médiation des anges se rapporte à la Loi, elle prépare et annonce la grâce du Christ. La médiation de Moïse aussi, tout en se rapportant à la Loi comme chemin pour connaître Dieu, prépare et annonce la foi en Jésus Christ. De même, la médiation sacerdotale sous la Loi prépare à la médiation du sacerdoce christologique[17]. Des anges-prêtres au Christ grand prêtre, en passant par Moïse, les médiations sont hiérarchisées : « Supérieur aux anges de la Loi, le Christ le sera aussi au médiateur de la Loi, et sa médiation à lui transcendera comme résultat l’alliance du Sinaï[18]. »

Au fond, l’objet du chapitre 5 est de montrer l’éminence du sacerdoce du Christ par comparaison avec celui d’Aaron. Le thème du sacerdoce n’est pour Thomas qu’un prétexte pour « l’articulation christologique de l’ancienne et de la nouvelle Alliance »[19] considérée comme le centre théologique de son commentaire de l’épître. Le socle de son interprétation de la médiation sacerdotale est donc fortement aaronide. Elle prend en compte la tradition d’Israël contemporaine de Jésus telle qu’exposée par l’auteur de la lettre. Thomas l’expose en relation avec le Christ[20].

En effet, dans la mesure où Jésus est un homme, il a reçu son sacerdoce de Dieu suivant le Psaume 110 (109),4. Ce sacerdoce est un sacerdoce perpétuel à la différence de celui de l’Ancien Testament qui n’en était que la figure[21]. Il est éternel parce qu’il procède de la vérité qui, elle, est éternelle. Son sacerdoce est éternel aussi en tant que Jésus Christ est une personne divine et surtout parce que l’objet, la fin de ce pour quoi il s’offre comme prêtre est éternelle. De fait, suivant Thomas,

Dans l’office du prêtre, il y a deux choses à considérer : premièrement, l’offrande même du sacrifice ; deuxièmement, sa consommation, qui consiste en ceci que ceux pour qui le sacrifice est offert obtiennent la fin pour laquelle il est offert (finem sacrificii consequuntur). Or la fin du sacrifice offert par le Christ, ce ne sont pas des biens temporels, mais les biens éternels qu’il nous a acquis par sa mort ; de là ce que dit l’épître aux Hébreux (9,11) : “le Christ est survenu comme le grand prêtre des biens à venir” ; c’est la raison pour laquelle on dit que le sacerdoce du Christ est éternel[22].

Par conséquent, en tant que victime, il a le pouvoir de conduire à la vie éternelle. L’efficacité de son offrande, dans le sacrifice, est non renouvelable. Elle ne convoque pas une autre passion et une autre mort du Christ qui, dans l’agenda de son ministère sacerdotal, ne sont pas éternelles[23]. Car, « ressuscité des morts, Christ ne meurt plus ; la mort sur lui n’a plus d’empire ». (Rm 6,9) Il vit et vivra à jamais. Il est prêtre pour toujours, mais de sacrifice quelconque il n’aura plus à en offrir.

De la sorte, poursuit Thomas, bien que sa passion et sa mort n’aient pas à être renouvelées, « l’efficacité de cette victime [celle du Christ] offerte une fois pour toutes perdure éternellement[24] ». La différence d’oblation par rapport à l’Ancienne Alliance est alors nettement marquée. Dans les prescriptions liturgiques de la Loi, il s’agissait d’une oblation précaire renouvelable constamment du fait de son inefficacité : « La figure différait de la réalité (deficiebat figura a veritate) en ceci que cette victime [précaire de la Loi] n’avait pas une efficacité éternelle (non habebat sempiternam virtutem), et c’est pourquoi elle était renouvelée chaque année[25]. » Or, par une offrande unique et accomplie, le Christ a conduit pour toujours à l’accomplissement, à la perfection, les personnes qu’il sanctifie (cf. He 10,14).

De plus, le rituel du sacrifice du Christ est différent des rites anciens qui consistaient en l’offrande d’animaux[26]. Le rituel sacerdotal de Jésus prescrit maintenant le don du pain et du vin à l’exemple du prêtre Melchisédek (cf. Gn 14,18) à qui l’auteur fait référence pour montrer la qualité, la dignité et la supériorité du sacerdoce du Christ. Cela s’impose en mode sacramentel. Pourtant, fondamentalement,

Les saints qui seront dans la Patrie n’auront pas besoin d’une expiation ultérieure par le sacerdoce du Christ (ulterius expiari per sacerdotium Christi) mais, déjà pardonnés, ils auront encore besoin d’être portés à la perfection par le Christ lui-même dont leur gloire dépend ; c’est pourquoi on dit dans l’Apocalypse (21,23) : “La gloire de Dieu l’illumine [la cité des saints] et l’Agneau est son flambeau[27].”

D’après Thomas d’Aquin, si par les termes « les jours de sa chair » se trouve évoquée l’humanité de Jésus, les termes « prières » et « supplications » font référence à son activité dans sa condition d’homme. L’efficacité de son action, quant à elle, est impliquée dans les expressions : « avec grand cri et des larmes »[28]. Les prières et supplications de Jésus constituent un acte sacerdotal et spirituel en ce qu’elles appartiennent à son sacerdoce conformément à He 5,6-7[29]. Elles sont dites prières à la manière de Jc 5,16 où il est affirmé que la prière fervente du juste agit avec beaucoup de force ou de puissance. Elles sont dites supplications eu égard à l’humilité du Christ le priant, agenouillé devant Dieu (cf. Mt 26,39)[30].

Pour Thomas, les prières et supplications du Christ, grand prêtre, sont « un sacrifice spirituel » auquel son sacerdoce fut ordonné[31]. À ce sacrifice spirituel, Thomas fait correspondre deux passages de l’Écriture : l’un du psaume 50 (49) et l’autre du prophète Osée. Selon le premier, « Qui offre la louange comme sacrifice me glorifie. » (Ps 50 (49), 23) Selon le second « en guise de taureaux, nous t’offrirons en sacrifice les paroles de nos lèvres. » (Os 14, 3) Au demeurant, même la matière du sacrifice devient elle aussi spirituelle en ce qu’elle se substitue aux animaux.

Dans le cadre de l’office de Jésus, tel qu’il est envisagé par Thomas, il s’agit d’une prière dans la tribulation[32]. Les larmes y jouent une fonction de ferveur et d’efficacité. La ferveur du priant touche la grandeur de son amour, tandis que l’efficacité touche le mode d’opération de la prière et surtout le résultat[33]. C’est d’ailleurs en cela qu’il est dit qu’il a été exaucé (cf. He 5,7). La ferveur et l’efficacité sont un facteur déterminant en ce qui concerne la qualité de l’offrande du Christ-prêtre au service de laquelle elles se trouvent :

L’efficacité [de la prière] est montrée à partir de la manière de prier. En effet, deux choses sont nécessaires à celui qui prie : un amour fervent, de même que la douleur et le gémissement. De ces deux aspects, le psaume 37,10 dit : Seigneur, tout mon désir est devant toi, pour ce qui est du premier ; et mon gémissement ne t’a pas été caché, quant au second[34].

Le cri et les larmes sont ce qui exprime l’amour fervent du Seigneur pour l’humanité, sa douleur et son gémissement pour le salut de celle-ci. Mieux encore, par son grand cri et ses larmes, le Christ exprime son amour et sa prière au Père pour le genre humain pour lequel il souffre et s’offre.

Le Christ a eu ces deux choses [c’est-à-dire un fervent amour, la douleur et le gémissement]. C’est pourquoi l’Apôtre dit, à cause de la première [chose nécessaire], avec un cri puissant, c’est-à-dire avec une intention très efficace. Entré en agonie, il priait de façon ardente [Lc 23,43]. Et il dit en clamant : Père, entre tes mains, je remets mon esprit (Lc 23,46). À propos de la seconde, il dit : et des larmes. Par les larmes, en effet, l’Apôtre exprime le gémissement intérieur de celui qui prie. Cela, on ne lit pas dans l’Évangile, mais il est probable que, de même qu’il a pleuré lors de la résurrection de Lazare, [il a pleuré] aussi dans sa Passion[35].

3. Les larmes, la passion du Christ prêtre et sa portée salvifique

Selon Thomas d’Aquin, les larmes de Jésus entrent parmi les composantes douloureuses de sa passion. Les évangiles de la passion ne le mentionnent pas, mais il est admissible que le Christ ait pleuré, ce que mentionne l’auteur de la lettre aux Hébreux. Pour s’en convaincre, le Christ « a fait beaucoup de choses qui n’ont pas été écrites[36] ». Pour ainsi dire, les pleurs douloureux, les pleurs de sa passion, conviennent à l’office et au ministère du prêtre qu’est Jésus. Ils concourent aux qualités de compassion, de miséricorde et de piété requises pour le prêtre dans sa relation avec le peuple qu’il sert devant Dieu. À travers la souffrance de sa passion, Jésus a montré sa sympathie pour le peuple dont il est Prêtre[37].

En conséquence, Thomas ne manque pas de relever l’aspect salvifique, affirmé par l’épître aux Hébreux, de la souffrance et des pleurs de Jésus : « L’office propre du prêtre, écrit-il, est d’être médiateur entre Dieu et le peuple : d’abord en tant qu’il transmet au peuple les dons divins, d’où son nom de sacer-dos, c’est-à-dire sacra dans [“qui donne les choses saintes”][38]. » Les choses saintes sont celles qui sanctifient, en expiation des péchés du peuple pour lequel le prêtre offre à Dieu les prières comme médiateur ou intercesseur (cf. He 5, 1)[39]. Elles sanctifient parce qu’elles viennent de Dieu selon la Loi dont le prêtre est, par ailleurs aussi, le porte-parole. De fait, suivant le prophète Malachie, « les lèvres du prêtre gardent la connaissance et de sa bouche, on recherche l’instruction, car il est messager du Seigneur le tout-puissant ». (Ml 2,7)

En rapport avec le Christ, le « sacra dans », les choses saintes offertes pour la sanctification des péchés de son peuple passent par le mystère de sa passion. De toute évidence, les larmes constituent un élément douloureux de la prière du Christ, de même que le grand cri qui les accompagnait. Or, il a versé ces larmes « pour nous », c’est-à-dire pour le genre humain, comme le souligne Paul (cf. Rm 5,8.32 ; Ep 5,2 ; 1 Co 15,3 ; Ga 1,4 ; Rm 5,25). Lui-même n’en a été concerné qu’indirectement à cause de son exaltation subséquente :

Il n’a cependant pas pleuré pour lui-même, mais pour nous, à qui sa Passion a été bénéfique. Pour lui, sa Passion a été bénéfique en tant que c’est par elle qu’il a mérité d’être exalté. – C’est pourquoi Dieu l’a exalté et l’a gratifié du Nom qui est au-dessus de tout nom (Ph 2, 9). Et c’est pourquoi il a été exaucé à cause de sa révérence (He 5, 7), révérence qu’il avait envers Dieu plus que tous les hommes[40].

Il ressort de ce commentaire que les pleurs de Jésus prêtre durant sa passion, ont doublement servi au salut. S’il a été exaucé par Dieu dans les jours de tribulation, il l’a été « pour lui et pour les autres[41] ». Pour les autres qu’il sauve du péché et pour lui-même en tant qu’il est sauvé de la passibilité par Dieu à qui il a adressé sa requête et qui avait la puissance, la dynamis de le sauver de la mort (cf. He 5,7) :

Il faut dire que les autres prêtres bénéficient de l’effet de leur sacerdoce, non pas en tant que prêtres, mais en tant que pécheurs […]. Quant au Christ, à parler absolument, il était sans péché ; il eut seulement “une chair semblable à celle du péché” (Rm 8,3). Et c’est pourquoi on ne peut pas dire qu’il bénéficia de l’effet de son sacerdoce de façon absolue, mais seulement dans un certain rapport, c’est-à-dire selon la passibilité de la chair. D’où cette précision : “[…] à celui qui pouvait le sauver de la mort” (He 5,7)[42].

Dans le même sens, Thomas déroule le terme prosagoreutheis (accomplissement, perfection ou consommation), du verbe prosagoreuô en He 5,9 : « conduit jusqu’à son propre accomplissement, il devint pour tous ceux qui lui obéissent cause de salut éternel ». L’accomplissement ou la consommation ici décrite, fruit de la passion de Jésus, se situe à deux niveaux. Le premier, c’est-à-dire sa glorification dans la chair après la passion, concerne Jésus. Au sens le plus clair, sa perfection n’est pas à voir en lien avec un quelconque péché qu’il aurait commis. Elle est à envisager plutôt en rapport avec la résurrection qui libère la chair de sa passibilité mortifère et l’élève à la glorieuse impassibilité.

Le second sens concerne les membres du Christ, c’est-à-dire ceux qui lui obéissent. Car, puisqu’il était parfait, il lui convenait de parfaire les autres, selon que la nature de ce qui est parfait est de générer la perfection[43]. En cela, pour ses membres, le sacerdoce du Christ atteint sa « consommation » quand ceux en faveur de qui il s’est sacrifié parviennent, par l’obéissance à lui, à la « consommation » glorieuse[44]. Par conséquent, d’après Thomas, par la douloureuse expérience de l’obéissance qu’il a vécue et apprise à travers sa passion et sa mort, Jésus indique le bien de la vertu d’obéissance, dans la perspective du salut. Mais, par elle surtout, Jésus obtient la justification de la multitude selon cette parole de Paul aux Romains que reprend Thomas d’Aquin dans son commentaire : « …à plus forte raison par l’obéissance d’un seul, la multitude sera-t-elle rendue juste » (Rm 5, 19)[45].

Conclusion

« Avec grand cri et des larmes » (He 5, 7), le Christ s’est offert à Dieu pendant les jours de sa vie dans la chair. Ses prières et supplications ont ainsi revêtu une dimension souffrante. L’interprétation et la compréhension de ce passage prend en compte le fait de l’Incarnation qui, chez Thomas d’Aquin, est la condition de possibilité des émotions et des autres passions du Christ. Autrement dit, les larmes participent dans la fonction de révélation de l’humanité du Christ, le Verbe, la Parole de Dieu. Plus encore, les pleurs du Christ deviennent éléments d’efficience dans sa prière et dans son offrande à Dieu.

Au delà de la dimension humaine assumée et exercée par le Christ à travers ses supplications, ses cris et ses larmes, Thomas voit dans les pleurs l’indice de l’amour fervent de Jésus envers Dieu pour le salut de l’humanité. Le Christ a aimé Dieu jusqu’à en pleurer. Le Christ a pleuré d’amour vers Dieu pour ses frères et soeurs humains. Pour cette raison, les pleurs, tout en s’intégrant à la dynamique du ministère sacerdotal et de la passion du Christ revêtent aussi un aspect salvifique. Jésus est le grand prêtre du salut. Son sacrifice est celui de l’auto-donation de lui-même. Ce sacrifice laisse ainsi percevoir une christologie sacerdotale en vue du salut éternel de tous ceux qui obéissent au Christ souffrant et pleurant de l’épître aux Hébreux.