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À l’heure de la post-vérité, il est capital de réfléchir de nouveau à ce qui ne va plus de soi quant au vrai. Nous traversons une crise de la vérité, qui ne doit pas représenter uniquement une épreuve aux conséquences néfastes, mais constituer une chance nouvelle, une possibilité autrement assumée pour l’humanité qu’il nous reste à devenir.
La couverture du New York Time Magazine de mars 2017 portait la question en rouge sur fond noir : « Is truth dead ? », sans doute en reprise d’une couverture de 1966 demandant : « Is God dead ? » Il n’est plus facile de parler de vérité quand le président d’une des grandes puissances actuelles de ce monde traite de « fake news » le travail journalistique qui tente d’établir la vérité factuelle ou nie ouvertement et sans réserve la science quant aux changements climatiques et à ses causes humaines. Mais, faut-il le rappeler, le journalisme et les sciences cherchent la vérité en interprétant des « données » qui sont clairement le résultat de leurs méthodes, et en proposant certaines vues, qui n’en demeurent pas moins des mises en perspectives aux prétentions d’objectivité.
Trop souvent, par ailleurs, la vérité fait les frais de la publicité, aujourd’hui magistralement ciblée et orchestrée. Dans cet univers obnubilant, les perceptions de la réalité sont altérées et un pouvoir d’influencer les croyances collectives et personnelles s’y exerce délibérément, sinon insidieusement.
Notre rapport à la vérité change plus rapidement encore, dans un sens ou dans un autre, avec les réseaux sociaux. Une manipulation du vrai s’y opère parfois sous nos yeux, en un temps trois mouvements. Les réseaux sont capables de soumettre la vérité à des mouvements de masse et d’orienter l’opinion publique à son sujet. La comparution de Mark Zuckerberg devant le Congrès américain en avril 2018 a montré comment Facebook avait permis à des groupes d’avoir accès aux données personnelles d’une multitude pour cibler des électeurs et des électrices en leur transmettant du contenu commandité à caractère politique.
Rien n’est plus équivoque que notre rapport à la vérité. Et rien n’est plus ambigu, plus difficile à élucider que la valorisation de nos vérités. Car elle est, aussi, très utile, « la vérité ». Grâce à elle, on sait (enfin !) et on applique des solutions en conséquence. Grâce à elle, on (se) justifie et on (en) fait des déclarations, voire des convictions. Grâce à elle, on (se) sécurise et on (se) console même. Peut-être faut-il, pour penser et parler en vérité, faire face aux conséquences de nos vérités-alternatives quand elles créent précisément les conditions de l’injustice et de la déshumanisation. Mais alors, étrangement, la vérité ne saurait (se) suffire (à) elle seule. Faire la vérité implique donc, aussi bien, de faire la vérité sur la vérité elle-même ; ce n’est assurément pas une mince tâche.
1. L’évolution, la complexité et la richesse de la notion de vérité
Les théories relatives à la vérité, dont la notion même de vérité, ont évolué au cours de l’histoire[2]. Grosso modo, la conception grecque de la vérité n’est pas celle de la modernité, tout comme la conception du vrai dans le Nouveau Testament marque une certaine avancée par rapport à celle de l’Ancien Testament et de la mythologie.
Au sens strict, la notion de vérité est liée au domaine de la connaissance. Mais en un sens étendu, elle peut également s’appliquer à d’autres domaines. Elle signifie exactitude, qualité d’authenticité reconnue à telle ou telle réalité, procès/processus par lequel faire la vérité. Le spectre du vrai est étonnamment large.
À l’origine du concept philosophique de vérité se trouve le projet de départager entre le vrai et le faux, entre le discours vrai et le discours non vrai. L’enjeu réside dans la distinction entre le savoir authentique et le savoir approximatif, y incluant l’opinion. Le discours vrai est celui d’une science, d’un savoir authentique comme savoir immuable suivant des principes et dans ses résultats, en contestation du faux-semblant de la sophistique niant jusqu’à l’existence du vrai. Le savoir véridique est alors un savoir fondé, portant sur une réalité stable hors du temps, puisque la conception grecque de la vérité est anhistorique. Le paradigme des mathématiques joue là un rôle déterminant et la logique y préside en vertu d’une raison substantielle, dont les catégories dupliquent d’une certaine façon les choses qui s’impriment dans l’esprit. Le primat est accordé au caractère objectif de la vérité que cherche à établir la theoria. La théorie de l’adéquation de la chose et de l’esprit, d’origine aristotélicienne, exprime cet accent réaliste.
Dans son développement historique, la raison se reconnaît de plus en plus comme affectée d’une véritable créativité. Pouvoir d’instauration et de production, en quoi s’affirment progressivement le rôle et la part de la subjectivité dans le processus de connaissance, la raison retourne la quête du vrai pour en faire des questions de validité et d’authenticité propre.
Ainsi, avec la modernité, d’abord à partir d’une philosophie du sujet (et par extension de la conscience), la rationalité s’affiche dans son opérationnalité déclinée selon un triple usage. Suivant son usage théorique (qui constitue la science moderne et dont la technè fait dorénavant partie), la vérification et la validation deviennent le fer de lance d’un projet de « savoir maître » du monde. Ce savoir vrai, dont les conditions sont celles d’une subjectivité posée comme les conditions mêmes de l’objectivité, reste un projet ouvert, sans fin et sans cesse à poursuivre pour des résultats plus justes et précis. Et puisque le vrai est uniquement affaire d’élaboration du valide et du vérifié, c’est de manière seconde, tout au plus d’une façon technicienne, que l’on « fait la vérité ». Suivant l’usage pratique de la rationalité cette fois, la constitution du vrai, par ce projet de sciences modernes (qu’on dira pures et appliquées) centré finalement sur la transformation de la nature physique et de la société, ne tient pas et ne peut être poursuivie. Seul est possible, seul va compter l’établissement de certitudes[3] formelles, relativement à l’action humaine (c’est-à-dire l’action morale, ce qui constitue – strictement encore – le « pratique » [praxis]). Or, la rationalité se découvre comme plus fondamentalement et plus audacieusement vraie en cet usage pratique ; elle va plus loin avec ses vérités-certitudes qu’avec ses connaissances vérifiées se limitant à la seule expérience de notre monde. Enfin, suivant un usage dit esthétique de la raison et lui aussi à séparer des possibilités et résultats des autres usages, la modernité introduit une problématique encore très formelle de l’authenticité[4].
S’enclenche ainsi, par l’introduction d’une perspective critique, un vaste processus de mise en question de la conception antérieure (traditionnelle) de la vérité, qui se poursuit toujours sous nos yeux. Ce processus de déconstruction systématique de la notion de vérité – une vérité strictement spéculative ou de consistance abstraite – va se déployer selon une radicalité sans cesse croissante.
Sur sa lancée, la modernité poursuit sa quête de vérité et se confronte progressivement à son propre idéalisme, au point de basculer dans un « retournement postmoderne » qu’il n’est toujours pas facile de saisir. Ainsi, à partir de la philosophie de l’histoire (XVIIIe siècle) puis d’un questionnement pointu sur l’historicité (XXe siècle), va s’affirmer de plus en plus la liaison de la vérité et, bien entendu, de l’histoire. La vérité est désormais un avènement lié à un processus historique et elle en est indissociable ; la coappartenance de la vérité et de l’historicité transforme radicalement les débats. L’idée de vérité absolue, unique et éternelle, même sur les moindres choses de notre monde, cède devant l’idée d’une vérité historique et relative, plurielle et fragmentée, située et contextualisée. Même les sciences modernes en restent, dans leur entreprise de vérité, à l’approximation et une connaissance probable, que traduisent des critères toujours relatifs.
Or, l’attention portée aux contextes historiques et peu à peu aux médiations de toutes sortes va conduire à soupçonner des enjeux cachés, principalement de nature sociopolitique, mais aussi individuelle, dans nos discours et dans nos projets. Il devient manifeste, tôt ou tard, que la vérité n’est jamais neutre et qu’elle demeure inextricablement liée à divers intérêts sous-jacents. Nos vérités n’échappent pas à la valorisation par nous de ce que nous tenons pour telles, car elles ont trait à nos valeurs et à notre situation ; nous sommes impliqués dans la vérité, tout autant que nous faisons partie des problèmes et de leur solution, mais sommes pris, comme la vérité, dans le cercle vicieux de l’interprétation et de l’idéologisation. Si donc la vérité-pertinence doit être comprise comme production humaine, ce n’est plus celle d’une subjectivité pure dans un idéalisme souverain ; cette vérité est la résultante d’un processus à la fois de construction et de déconstruction à élucider. À l’évidence, qui n’en est pas vraiment une, « la vérité vient au discours non par la vertu d’une saisie saturante […], mais par la vertu d’un effort de construction qui n’exclut ni les inadéquations, inséparables de la discursivité, ni la pluralité des perspectives, ni la nécessité d’une incessante réinterprétation de l’acquis[5] ».
Mais voilà : dès lors qu’on commence à saisir à quel point la vérité nous met en cause et comment elle nous met nous-mêmes en question, « nous sommes faits ». Car c’est bien « en vérité » qu’il s’agit de penser et de vivre. La vérité apparaît culturellement déterminée, soit ; à tout dire, la vérité est marquée par les a priori herméneutiques constitutifs de toute culture – et de tout « travail humain », y compris de notre condition humaine. C’est pourquoi, en vérité, tout est interprétation – au sens le plus existentiel du terme, selon lequel un cercle de l’interprétation est réfléchi, assumé et non plus vicié, mais positivement constructif. Le statut radicalement herméneutique de la vérité se trouve finalement révélé – bien entendu, à hauteur d’une herméneutique philosophique et plus du tout d’une théorisation et donc d’une technicité de l’herméneutique. Non seulement toute vérité est culturellement relative et toute perspective interprétative limitée, mais la vérité commence bien avant la condition du savoir, qui est aussi notre situation, et va beaucoup plus loin que tout savoir. Il ne suffit pas de reconnaître l’enracinement de la vérité dans un système/environnement historico-culturel, si capital que cela soit ; encore faut-il prendre là la mesure – dans la mesure du possible – de l’implication d’un sujet à faire, d’un sujet à advenir en même temps que la vérité. Cet engagement fondamental du sujet dans, par et pour la vérité situe et enracine la prétention à la vérité ; inversement, la vérité – comme prétention vécue, assumée et honorée – situe et enracine la construction des sujets (en intersubjectivité). D’où toute l’importance des conditions d’énonciation de la vérité. Le dire-vrai – quand le langage n’est plus simplement un instrument/véhicule de la pensée, quand la rationalité logico-déductive et sémantique se re-découvre tout autrement – distingue donc l’existence authentique de l’existence inauthentique en même temps qu’il en décide pour soi-même, entre nous et pour le monde qui nous entoure.
Tout réside en ce lieu fondamental et créateur du[6] vrai. Cette vérité-manifestation (alètheia) est véritablement découverte ; elle l’est de manière toute première et originaire[7]. Ainsi, une mise en perspective, voire une mise en abîme s’impose tôt ou tard pour simplement mettre en place l’idée d’une vérité liée à l’histoire de l’Être. Il semble qu’il faille admettre un écart insurmontable, signe d’une limitation fondamentale, entre la manifestation ontologique et ce que le discours peut en recueillir. Aussi la vérité demeure-t-elle, en fin de compte, un horizon, une figuration approximative et provisoire, une présence retranchée mais pas moins espérance pour nous. Il ne s’agit donc pas uniquement ni surtout de mettre en pratique une quelconque vérité auparavant établie ; en définitive, la vérité est à faire et nous avec elle et comme elle, plutôt qu’à contempler ou à appliquer – même si cela n’est pas exclu et parce que cela reste second par rapport au parler-vrai.
2. Bible, théologie et vérité
La théologie et plus spécifiquement la Bible peuvent être sollicitées pour traiter la question de la vérité de pair avec celle de Dieu. Spontanément nous vient à l’esprit la fameuse scène du procès de Jésus, où Pilate demande : « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38) La question vient de plus loin qu’elle n’en a l’air et elle résonne encore aujourd’hui. Aucun doute que la notion biblique de vérité et sa signification théologique nous inscrivent, à leur tour, dans un long et riche parcours.
Les textes bibliques qui utilisent le champ lexical de la vérité le font de façon très polysémique. Dans l’Ancien Testament, ’eméth renvoie à un attribut de Dieu présenté comme le « Dieu de vérité » (Ps 31,6 ; Jr 10,10). Ce terme évoque une stabilité, une confiance, une fidélité et même une solidité de Dieu. Il est aussi utilisé pour parler des rapports entre humains. Ainsi, les « hommes de vérités » (Ex 18,21) sont des personnes intègres sur lesquelles on peut compter et en qui on peut avoir confiance. La notion a un caractère relationnel, qu’on peut tenir pour fondamental et premier.
Le concept de vérité est souvent associé aux autres qualités de Dieu et à son alliance. Le Psaume 119 associe la vérité de Dieu à sa justice et sa Loi (v. 142), à ses commandements (v. 151) ainsi qu’à sa parole et à ses décisions éternelles (v. 160). « Le rôsh (le principe, le fondement) de ta parole, c’est ’éméth (la vérité) » (Ps 119,160). La vérité renvoie donc, en outre, aux conditions mêmes de la relation à Dieu.
Dans son ensemble, la littérature vétérotestamentaire atteste que ’éméth est un concept fort riche en significations. Il peut s’agir de véridicité, de loyauté, de confiance, d’amour, de grâce, de justesse, de situation équitable… La vérité doit alors s’incarner dans des actions concrètes, aussi bien dans les relations commerciales et juridiques que dans l’alliance avec Dieu. Par conséquent, la vérité n’est pas un concept théorique ou abstrait.
L’expression « faire la vérité » se retrouve en Tobit 4,6 et 13,6. Là, la « vérité » comprend tout ce que prescrivent la Loi et la justice. Elle se traduit dans l’agir et en est l’exigence.
Dans le Nouveau Testament, le mot grec alètheia est utilisé. Les exégètes ont traditionnellement signalé et maintenu une coupure entre la signification des termes hébraïque et grec exprimant l’idée de vérité. Pour entrevoir et comprendre un tant soit peu ce passage, on peut d’emblée observer que la préoccupation, la thématique et le vocabulaire de l’alètheia appartiennent surtout aux derniers écrits des corpus épistolaires (1 Tm, Tt, la section centrale de 2 T, 1 Jn). La première épître de Timothée fait explicitement état d’une crise de la vérité et de la menace d’un « enseignement autre » (heterodidaskalein) présent dans une ou des communautés. La réaction épistolaire n’exclut pas une spécification de la vérité par rapport à l’orientation vétérotestamentaire, autrement fondamentale, de la relation à Dieu et aux autres ; elle demeure tout de même l’écho d’une dynamique du vrai, à propos de laquelle 1 Jn insiste en termes d’amour dans la vérité et de vérité dans l’amour.
La moitié des 180 occurrences du mot alètheia se retrouvent dans la littérature johannique. Des commentaires de Jn comme ceux de C. Kingsley Barrett, Leon Morris et Raymond E. Brown soulignent davantage qu’on ne l’a fait des passages où alètheia renvoie à la fidélité, en prolongement avec l’Ancien Testament. Quoi qu’il en soit, les divers usages johanniques du mot impliquent, là encore, une spécification de la problématique de la vérité puisque celle-ci doit s’opposer au mensonge, donner un portrait du réel ou indiquer quelque chose de plus que l’apparence. Dans Jn, la vérité renvoie souvent à une réalité profonde, en contraste avec l’apparence, mais le Jésus johannique n’invite pas à un culte en souffle (pneumati) et en vérité (alètheia) (Jn 4,24). Il importe certes de « faire la vérité » : « Celui qui fait la vérité vient à la lumière pour que ses oeuvres soient manifestées, elles qui ont été accomplies en Dieu » (Jn 3,21). Et de même, encore : « “Nous sommes en communion avec lui”, tout en marchant dans les ténèbres, nous mentons et nous ne faisons pas la vérité » (1 Jn 1,6). Pourtant, « faire la vérité » implique surtout, dans Jn, de croire en Jésus comme Christ, attendu que cette foi doit s’incarner dans la vie. Et dès lors que Jésus y est présenté comme étant « la vérité », elle est, pareillement, une manière tout à fait fondamentale d’exister. Qui plus est, si Jésus est, aussi bien, « la voie » et « la vie » (Jn 14,6), il devient impossible de réduire la vérité à un contenu ou à concept abstrait ratant de marquer l’incarnation, en Jésus, du logos divin.
Depuis l’Antiquité, les interprètes se sont vite rendu compte de plusieurs formes d’incohérences dans la Bible, des incohérences qui altèrent notre regard sur elle et modifient donc notre compréhension de la vérité de la Bible et dans la Bible. La discussion qu’Origène tient à ce sujet dans Peri Archôn, livre 4, montre que c’est précisément la recherche d’un sens littéral s’avérant impossible à soutenir qui oblige à la réorienter en direction d’un sens spirituel[8] : « Il faut montrer que la vérité de ces récits est spirituelle, car, n’ayant pu résoudre leurs contradictions, beaucoup de gens renoncent à la foi[9] ». Ce que Celse, son adversaire, voit comme des termes inconnus, incohérents, totalement obscurs, dépourvus de clarté et de sens, Origène le perçoit comme des énigmes bibliques destinées à stimuler la recherche des lecteurs en quête de vérité. Il en appelle par conséquent à « l’amour de la vérité », qui motive à contempler ce qui est mystérieux dans les textes : « énigmes, allégories, discours obscurs, paraboles ou proverbes[10]. »
Les recherches bibliques actuelles connaissent un engouement en ce qui a trait aux ironies[11], aux paradoxes, aux métaphores[12] et aux textes autophages[13] ; elles examinent aussi la non-fiabilité de la narration[14] et les blancs textuels[15]. Ces aspects textuels génèrent de nombreux problèmes d’interprétation qui nous forcent à nous interroger et sur la vérité de la Bible et sur « la vérité » comme telle. En effet, un langage imagé ou stylisé, comme on en retrouve abondamment dans la Bible, ne peut ni ne doit être pris au pied de la lettre parce qu’il crée des invraisemblances ; où situer la vérité et comment la comprendre alors ? De son côté, l’archéologie et les sciences historiques montrent que la vérité de certains textes bibliques n’est assurément pas de l’ordre d’une véracité historique ; que reste-t-il de vrai dans des textes qui, à la limite, n’offrent ni explication ni même description de notre monde ? Si l’usage de la poésie et de récits mythiques dans la Bible permet la transmission d’une vérité sur le monde, c’est sans enfermer la vérité dans l’exactitude ou dans les faits derrière les textes, ni d’ailleurs faire tenir la vérité à ces conditions.
Que le discours biblique ou plus largement religieux soit associé à un travail d’interprétation n’a jamais étonné personne. La vérité n’en sera que plus « haute », plus spéciale, plus religieusement telle, présumera-t-on. Mais à partir du moment où l’interprétation cesse de concerner uniquement le domaine religieux pour s’étendre à tous les discours et à toutes les pratiques, les prétentions à la vérité se trouvent partout interrogées d’une manière nouvelle. Assurément, on peut et on doit reprendre l’ensemble des considérations ici exposées pour les appliquer à la théologie et au discours religieux. Et inévitablement, la tâche de « faire la vérité » sera comprise et accomplie de façons différentes en raison des types possibles de geste théologique. Au mieux, on élucidera en quoi et comment la pratique théologique, et donc le sujet théologien, se conforme à son objet de réflexion : la vérité, en l’occurrence.
Cela ne saurait suffire cependant et il est légitime autant que capital d’étendre ces discussions à la littérature en général et, sans exception, aux procédures descriptives et explicatives des sciences. En un sens, cette situation n’a rien de nouveau puisque la question de la vérité se pose là aussi et depuis toujours. Notre situation est nouvelle seulement si nous prenons acte de la dé-régionalisation de l’herméneutique suivant l’esprit de notre époque contemporaine. « Faire la vérité » consistera à rendre compte non seulement des résultats de nos recherches et de nos réflexions, dans quelque domaine que ce soit, mais, aussi bien, de nos chemins (c’est-à-dire ces conditions de nos démarches et du lieu d’où l’on parle). Au mieux, la vérité s’y ouvrira comme un horizon, à conquérir, mais jamais atteignable, dans lequel nous conquérir nous-mêmes et le monde avec nous : comme nous, quand nous advenons autrement[16].
Des vérités toutes faites nous assailliront tôt ou tard de toutes parts si nous ne parvenons pas à penser, à parler et à vivre « en vérité », à notre tour, si tant est que le Verbe s’est fait chair pour que la chair devienne verbe.
En définitive, nos efforts de problématisation de la vérité devaient permettre, d’une part, d’éclairer notre situation contemporaine quant au vrai et, d’autre part, de fournir des pistes pour nous engager ensemble à faire à nouveau la vérité. Des contributions disciplinaires variées, spécifiquement théologiques ou bibliques notamment, produiront un regard croisé sur une problématique particulière ou sur une série de questions, pour préciser comment poser et traiter la question de la vérité dans le contexte actuel.
Parties annexes
Notes
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[1]
Thème du congrès conjoint de l’Association catholique des études bibliques au Canada (ACÉBAC) et de la Société canadienne de théologie (SCT) tenu au Collège universitaire dominicain à Ottawa les 23-25 mai 2019 et dont le présent numéro de Science et Esprit reproduit les Actes.
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[2]
René Mughier, Le problème de la vérité, Paris, Presses universitaires de France, 1962 ; Gérard Potevin, La vérité, Paris, Quintette, 1988 ; Frederick F. Schmitt, Theories of Truth, United Kingdom, Blackwell Publishing, 2003 ; Jürgen Habermas, « Théories relatives à la vérité », dans Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 275-328.
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[3]
Le terme « certitude » ne doit pas s’entendre ici comme équivalant aux vérités de la science, prémoderne aussi bien que moderne. L’idéalisme de Descartes ne convient pas davantage pour en fournir le sens. En pratique, c’est-à-dire dans le champ de la morale, il ne saurait y avoir de certitudes équivalant à un authentique savoir vérifié et validé. Par certitude, il faut tout de même avoir en vue ces conditions et ces « formes » de l’action humaine (ici morale) que la rationalité pratique peut clairement et précisément établir, et sans lesquelles toute action digne de ce nom serait impossible, impensable ou ruinée. Le célèbre impératif catégorique de l’éthique kantienne en est un exemple : agis toujours de manière à traiter l’autre comme une fin et jamais comme un moyen.
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[4]
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, traduction de Jules Barni, Paris, Garnier - Flammarion, 1976 ; Id., Critique de la raison pratique, édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié et traduit de l’allemand par Luc Ferry et Heinz Wismann, Paris, Gallimard, 1985 ; Id., Critique de la faculté de juger, traduction par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1986.
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[5]
Jean Ladrière, La Foi chrétienne et le Destin de la raison (Cogitatio fidei, 238), Paris, Cerf, 2004, p. 222.
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[6]
Au double sens de la préposition « de », c’est-à-dire comme génitif objectif et génitif subjectif. Ce lieu fondamental et créateur porte sur le vrai et permet de le produire, de le construire ; en même temps, le vrai produit ce lieu fondamental et créateur, voire coïncide avec lui.
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[7]
Voir Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986.
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[8]
Origène, Traité des principes (Peri archôn), introduction et traduction par Marguerite Harl, Gilles Dorival et Alain Le Boulluec, Paris, Études augustiniennes, 1976.
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[9]
Origène, Commentaire sur saint Jean, vol. 2 (Sources chrétiennes, 157), traduction par Cécile Blanc, Paris, Cerf, 1970, p. 387.
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[10]
Origène, Contre Celse, t. III (Sources chrétiennes, 147), traduction par Marcel Borret, Paris, Cerf, 1969, p. 38-39.
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[11]
Sur l’ironie, voir Douglas Colin Muecke, The Compass of Irony, London, Methuen, 1969. Les catégories d’ironie de Muecke sont : l’ironie verbale (l’ironiste tient un discours ironique), l’ironie situationnelle (une ironie qui provient d’une disparité ou d’une incongruité entre les attentes et les événements) et l’ironie de dilemme (les dilemmes et paradoxes associés à un personnage). Voir aussi Wayne Booth, A Rhetoric of Irony, Chicago IL, University of Chicago Press, 1974.
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[12]
Pour Ricoeur, la métaphore constitue un exemple parfait d’une ambiguïté sémantique qui en appelle à l’interprétation du lecteur parce qu’elle est par définition polysémique. « La métaphore est un travail sur le langage qui consiste à attribuer à des sujets logiques des prédicats incompatibles avec les premiers » (Paul Ricoeur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 19). Ricoeur parle de la « vérité métaphorique » à la faveur du déploiement d’une référence indirecte puisque la métaphore donne à voir et à sentir, sur le mode du « comme si », des aspects de la réalité qui ne passent pas dans les usages simplement descriptifs du langage.
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[13]
« [Self-consuming artifact] transfers pressure and attention from the work to its effects, from what is happening on the page to what is happening in the reader. A self-consuming artifact signifies most successfully when it fails, when it points away from itself to something its forms cannot capture. » (Stanley Fish, Self-Consuming Artifacts : The Experience of Seventeenth-Century Literature, Berkeley CA, University of California Press, 1972, p. 3-4). Les textes autophages sont parfois le contraire de ce qu’ils paraissent ; à première vue, ils semblent viser la transmission d’une vérité de façon linéaire et logique. Cependant, après réflexion du lecteur, le texte se contredit et subvertit ce qu’il a lui-même proposé.
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[14]
Régis Burnet, « Fiabilité et non-fiabilité des narrateurs bibliques. Sixième symposium du RRENAB », dans Revue théologique de Louvain 45 (2014), p. 157 : « L’attribution de la non-fiabilité au narrateur est une stratégie interprétative (c’est-à-dire une déduction du lecteur à partir des incohérences ou des discordances constatées dans la narration) : c’est une hypothèse que le lecteur fait lorsque ces incohérences lui paraissent tellement importantes qu’il n’a d’autre solution que de renoncer au préjugé de fiabilité qu’il possédait en commençant le texte. » Pour une synthèse des réflexions récentes en narratologie sur les concepts de fiabilités et non-fiabilité, voir Monika Fludernik, « Introduction au concept littéraire de narration “non fiable” » dans Jacques Descreux (dir.), « Confiance, c’est moi ! » Fiabilité et non-fiabilité des narrateurs bibliques, Lyon, Profac Théo, 2016, p. 11-50.
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[15]
Wolfang Iser montre de façon plus précise ce qu’est un blanc (gap) dans le texte. « A gap is a deliberately withheld piece of information in a narrative – (1) a missing link in a series of events ; (2) an absent cause or motive ; (3) a failure to offer satisfactory explanations for an occurrence in a story ; (4) a contradiction in the text that challenges the audience’s understanding of the narrative ; (5) an unexplained departure from norms. » (The Range of Interpretation, New York NY, Columbia University Press, 2000, p. 24)
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[16]
Ricoeur a exprimé cette situation/condition dans sa formule « soi-même comme un autre », qui correspond au titre de l’un de ses ouvrages majeurs (Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1996). L’exprime également un jeu de mot sur le traditionnel terme « connaissance » pour en faire une « co-naissance », ce qui implique tout à la fois – d’un seul et même geste – une anthropogenèse et une cosmogenèse.