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Pour Hegel, la notion d’ἐνεργεια, qui va trouver son expression ultime dans le concept de Dieu en tant qu’acte pur, constitue la contribution la plus cruciale apportée par Aristote à l’histoire de la philosophie, cette dernière étant définie par Hegel comme l’exposition progressive du Begriff à travers l’histoire. Dans ce développement historique du concept, c’est-à-dire de la raison, la théorie de la puissance et de l’acte figure comme l’avancée centrale d’Aristote par rapport à Platon. C’est cette compréhension des rapports entre Platon et Aristote que je voudrais exposer ici. Mais avant d’en venir à cette lecture de l’ἐνεργεια – interprétation qui suppose en effet la théorie hégélienne de l’universalité concrète – je tiens d’abord à faire quelques remarques sur le contexte historique des Leçons sur l’histoire de la philosophie des années 1820.

Hegel donne ses cours sur l’histoire de la philosophie durant ces années, juste avant le renouveau de l’aristotélisme en Allemagne grâce à la philosophie de Friedrich Adolf Trendelenburg (1802-1872) et des autres et la philologie de Immanuel Bekker (1785-1871) et de Hermann Bonitz (1814-1888). Hegel a développé son interprétation à partir de 1805, dans le contexte des préjugés du XVIIIe siècle, où l’aristotélisme allemand avait atteint son point le plus bas depuis la période de Mélanchthon et la Réforme. Dans les termes de Petersen, l’aristotélisme à cette époque « menait une vie dans les ténèbres »[1]. S’il est vrai que la scolastique eut une influence plus longue en Allemagne que dans d’autres pays européens et s’il est vrai que les concepts de base de la métaphysique aristotélicienne ont gardé une pertinence philosophique jusqu’à la philosophie de Christian Wolff, il n’est pas moins vrai qu’au milieu du XVIIIe siècle Aristote était considéré comme un philosophe démodé et que les interprètes de cette époque se montraient souvent impatients envers lui. Comme exemple on pourrait citer l’influente histoire de la philosophe de Jakob Brucker, Historia critica philosophiae, publiée en 1742[2]. Brucker répète des anecdotes, très répandues à l’époque, à propos du prétendu mauvais caractère d’Aristote et de sa supposée rivalité avec Platon[3]. Selon ces mythes, c’est le tempérament arrogant et ambitieux d’Aristote qui le poussa à vouloir réfuter et dépasser ses prédécesseurs, surtout Platon, par tous les moyens possibles. Cette hybris démesurée serait à l’origine de l’opacité et de l’ambiguïté, de l’« ineluctabilis obscuritas » de sa philosophie. Cela est le plus manifeste, selon Brucker, dans le De Anima, où Aristote, incapable de trouver un moyen de dépasser la notion platonicienne de l’âme, ne peut que recourir à des concepts obscurs, comme l’ἐντελέχεια[4]. Selon Bruckner, cette dernière est un parfait exemple de la façon dont Aristote « élucidait les principes des choses naturelles avec des mots sans sens et des concepts indéterminés et sans contenu »[5]. Kant, qui probablement connaissait la philosophie antique seulement par le livre de Brucker, partageait son opinion concernant l’entéléchie :

Tous les sages du monde avant Leibniz partageaient cette opinion, qui venait de nul autre qu’Aristote. On croit que l’obscure entéléchie de cet homme est le secret de l’action des corps. La totalité des enseignants, qui tous suivirent Aristote, n’ont pas compris cette énigme, et peut-être n’était-elle aussi pas faite pour être comprise[6].

Si l’on faisait l’éloge d’Aristote au XVIIIe siècle, ce n’était presque jamais pour sa métaphysique, ni, encore moins, pour sa profondeur spéculative, dont parlera Hegel. Au contraire, Aristote était vu comme un homme qui avait les pieds sur terre, qui se contentait d’examiner soigneusement les faits – « schauen nicht schwärmen » comme a dit Goethe. Il était regrettable, croyait Herder, que la Scolastique n’ait su s’intéresser qu’à la métaphysique d’Aristote et qu’elle ait ignoré ses « meilleurs ouvrages » sur l’histoire naturelle, l’éthique, ou la poétique[7]. Cette image d’un Aristote à l’esprit limité a été souvent mise en contraste avec la figure de Platon, comme chez Goethe par exemple :

Le rapport qu’entretient Platon avec le monde est celui d’un esprit bienheureux qui consent à y résider quelque temps. Il ne désire pas tant en acquérir la connaissance, car il la présuppose déjà.[…] Tout ce qu’il exprime a rapport à une totalité, une vérité, une beauté et un bien éternels, dont il s’efforce d’éveiller le désir dans tous les coeurs.

Le rapport d’Aristote au monde est au contraire celui d’un homme et d’un bâtisseur. Il ne s’y trouve que pour un temps et doit y agir et y créer. Il s’enquiert du sol, mais s’arrête lorsqu’il en atteint le fond. Et de là jusqu’au centre de la Terre, le reste lui est indifférent. Il trace au sol un cercle immense pour son édifice, se procure de tous côtés des matériaux, les ordonne, les superpose et élève ainsi une pyramide de forme régulière, tandis que Platon cherche dans le ciel un obélisque semblable à une flamme effilée[8].

Cette image d’un Platon à la recherche d’une vérité transcendante et d’un Aristote qui se bornait à l’examen du monde et de l’expérience ordinaire a pris une forme plus déterminée chez les philosophes de l’époque de Kant. Platon était vu comme un idéaliste, Aristote comme un empiriste. Il est possible que ce stéréotype date des Nouveaux Essais de Leibniz, qui, dans la préface de ce livre, a placé Aristote du même côté que Locke : « En effet, quoique l’auteur de l’Essai dise mille belles choses où j’applaudis, nos systèmes diffèrent beaucoup. Le sien a plus de rapport à Aristote, et le mien à Platon […] »[9].

Ce mythe qui veut qu’Aristote ait été fondamentalement un empiriste a pris sa forme la plus développée chez Wilhelm Tennemann, le collègue de Hegel à l’université de Jena et l’auteur d’une histoire de la philosophie en plusieurs volumes. L’examen de ce texte, dont le troisième volume sur Aristote a été publié en 1801, nous permet de mieux voir la radicalité de l’interprétation de Hegel. En effet, Hegel tentera de renverser presque toutes les thèses de Tennemann sur Aristote. Dans la perspective kantienne de Tennemann, la tâche de la philosophie est avant tout d’établir la possibilité de la connaissance (Erkenntnis) a priori. Sur ce point, Aristote, d’après Tennemann, a très peu contribué au savoir philosophique. Ce n’est pas sans ironie que Tennemann remarque qu’on s’attendrait à mieux d’un philosophe si réputé :

D’un philosophe dont le vaste esprit est encore admiré aujourd’hui et avec raison, […] d’un tel philosophe, on est en droit d’attendre que son esprit de recherche discerne complètement l’essence de la philosophie, et qu’il ait médité sur le concept, l’étendue, le contenu, la forme et le principe de ces recherches qui sont la clé de son système. Néanmoins, cette attente se trouve presque toujours frustrée. Il n’aborde que rarement la question : qu’est-ce que la philosophie ?…[10]

En ce sens, Aristote représente un recul par rapport à Platon, qui avait tenté de distinguer la philosophie en tant que « système des concepts purs de la raison (reine Vernunftbegriffen) »[11] des sciences empiriques. Tennemann demande :

N’est-il pas frappant qu’Aristote ne suivit pas son maître sur ce chemin, comme il paraît, et continua ces recherches, qui étaient d’une importance si grande pour la culture scientifique de la philosophie, avec moins de force de pensée qu’elles le méritaient[12] ?

En effet, Aristote n’était pas en mesure de fonder la philosophie en tant que système des concepts purs, parce qu’il a tenté de fonder toute connaissance sur l’expérience : « Puisque, selon Aristote, toute connaissance du point de vue de sa matière jaillit de l’expérience, il ne pouvait pas, comme Platon, affirmer que la philosophie consistait en un système de concepts purs de la raison […] »[13]. Tennemann souligne l’empirisme d’Aristote à plusieurs reprises : « Que l’expérience soit la seule source de toute connaissance est un point central de la philosophie aristotélicienne[14]. » Et encore : « L’empirisme, d’après lequel tout peut être naturellement expliqué au premier abord, le satisfait complètement[15]. » Parce qu’il n’a pas distingué les concepts transcendantaux des concepts empiriques, Aristote a essayé de faire dériver les concepts purs de l’expérience. Cette confusion entre concepts empiriques et non empiriques est un des fondements de sa critique de Platon. En effet, selon Tennemann, Aristote juge et critique les idées platoniciennes parce qu’elles sont, selon lui, des concepts qui ne peuvent ni être dérivés de l’expérience, ni s’appliquer à celle-ci. En tant que tel, il n’a rien compris du projet platonicien de fonder le savoir a priori :

Au fond, cette critique entière [la critique aristotélicienne des formes platoniciennes] ne dit rien de plus que : Platon nie que les Idées aient jaillies de l’expérience grâce à l’abstraction des objets de la sensation[16].

Tennemann excuse Aristote à plusieurs reprises de n’avoir pas abordé les questions fondamentales de la philosophie, en disant que l’époque des Grecs n’était pas encore mûre pour la recherche de principes qui seraient en mesure d’assurer la possibilité de la connaissance, même si Platon avait ressenti la nécessité de tels principes. Aristote n’a donc pas de vraie pertinence au-delà de son époque et n’a pas grand’chose à offrir à la philosophie du XIXe siècle. Même son empirisme naïf a été dépassé par celui de Locke et de Hume.

Dans le contexte de la réception hégélienne d’Aristote et surtout du livre de Tennemann – le texte allemand majeur sur l’histoire de la philosophie dans la première partie du XIXe siècle – l’interprétation de Hegel apparaît surprenante. Si Hegel est le plus souvent un philosophe de son temps – dans sa prédilection pour Spinoza par exemple ou son intérêt pour la religion ou la Révolution française – néanmoins rien dans ce contexte historique n’explique son intérêt pour Aristote. Au contraire, c’est l’originalité de cette interprétation qui est étonnante. Son image d’Aristote comme philosophe idéaliste n’a été suggérée par aucun de ses prédécesseurs, ni les philosophes, ni les poètes, qui avaient tous une préférence pour Platon. Son interprétation n’est pas seulement originale, elle renverse également beaucoup de préjugés sur Aristote. Aucun philosophe, dit Hegel, n’a été victime d’autant de malentendus que le Stagirite :

On peut trouver une raison d’être prolixe au sujet d’Aristote, si l’on considère qu’aucun philosophe n’a subi autant de tort de la part de traditions entièrement dénuées de pensée qui se sont perpétuées au sujet de sa philosophie, et qui sont encore à l’ordre du jour, bien qu’il ait été des siècles durant le maître de tous les philosophes. On lui attribue des vues qui sont diamétralement opposées à sa philosophie. On lit beaucoup Platon ; Aristote est presque inconnu à l’époque moderne, et il règne à son endroit les préjugés les plus faux. Personne pour ainsi dire ne connaît ses oeuvres spéculatives et logiques ; à l’époque moderne on a rendu davantage justice à ses oeuvres d’histoire naturelle, mais il n’en a pas été de même pour ses vues philosophiques[17].

Dans ses protestations contre la réception d’Aristote chez ses contemporains et chez les scolastiques, Hegel est le plus venimeux dans sa critique de l’idée qui veut qu’Aristote ait été un empiriste : « Selon la représentation commune que l’on se fait de la philosophie aristotélicienne, elle reposerait sur l’empirisme, et Aristote aurait fait de ce qu’on appelle l’expérience, le principe du savoir, du connaître[18]. » Hegel parle ici explicitement du « grand » Tennemann, qui selon lui était un mauvais traducteur d’Aristote : « Le grand Tennemann a trop peu de sens philosophique pour pouvoir saisir la philosophie aristotélicienne[19]. » Il annonce son intention de renverser le jugement de Leibniz, Kant et Tennemann, selon lequel Platon serait un idéaliste et Aristote un réaliste :

C’est une opinion très largement répandue (c’est l’opinion ordinaire) de dire que les philosophies platonicienne et aristotélicienne sont diamétralement opposées : celle-là serait un idéalisme, celle-ci un réalisme, et un réalisme au sens le plus trivial. Platon aurait pris pour principe l’idée, l’idéal, il tirerait de lui-même l’idée intérieure ; selon Aristote, l’âme serait une tabula rasa, recevrait d’une manière entièrement passive toutes ses déterminations du monde extérieur, sa philosophie serait un empirisme, le lockisme le plus vulgaire, etc. Nous verrons que ce n’est guère le cas. En réalité, Aristote est supérieur à Platon en profondeur spéculative en tant qu’il a connu la spéculation, l’idéalisme le plus rigoureux, et qu’il l’affirme au sein du plus ample développement empirique[20].

Contre l’interprétation d’Aristote comme empiriste et contre la perspective générale de la scolastique, Hegel soutient, non sans un certain panache et un désir de provoquer, que le Stagirite, loin d’être le père de la recherche scientifique et de la philosophie sensualiste ou le vieux professeur guindé des médiévaux, est, en vérité, le seul philosophe de la tradition à avoir atteint un niveau proprement spéculatif : « Aristote atteint donc le point de vue le plus élevé ; on ne peut désirer connaître quelque chose de plus profond[21]. » Et encore : « Il n’est personne qui n’ait autant d’ampleur et d’esprit spéculatif [22]. »

Cette interprétation s’appuie surtout sur deux passages, qui fournissent pour Hegel une grille de lecture pour l’interprétation du corpus aristotélicienne. Le premier est Métaphysique Λ.7, sur la vie parfaite et éternelle de Dieu en tant qu’acte pur et pensée de la pensée, cité par Hegel sans commentaire à la fin de l’Encyclopédie. En effet, le moteur immobile préfigure pour Hegel l’idéalisme spéculatif du Begriff et la νόησις νοήσεως représente la plus haute expression de l’identité entre le penser et l’objet de la pensée. Le deuxième passage privilégié par Hegel est De Anima III. 4-5 sur le Nous actif et le Nous passif, un texte dont nous possédons une traduction faite par Hegel, et qui représente, selon son interprétation, le rapport entre le moment pour soi et le moment en soi du processus du penser. Par cette valorisation du De Anima, Hegel va encore une fois à l’encontre des interprètes de son époque, qui ont largement dénigré la psychologie aristotélicienne – « ce livre ne contient aucune spéculation » conclut Tennemann.

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Dans le cadre de cette lecture spéculative d’Aristote, nous voulons maintenant revenir sur la question du rapport entre Platon et Aristote, tel que Hegel le comprend. Cette opposition, nous avons vu, était à l’origine de tous les préjugés anti-aristotéliciens de la philosophie moderne. Pour Hegel, au lieu d’une opposition entre Platon et Aristote, il y aura plutôt un rapport de dépassement ou de développement, de détermination progressive et de concrétude croissante. La philosophie d’Aristote représente ainsi un degré supérieur de l’auto-médiatisation dialectique. Ce développement correspond au principe général hégélien de l’histoire de la philosophie, selon lequel chaque « système » de philosophie correspond à une certaine détermination du Begriff lui-même et selon lequel la philosophie se développe en parallèle à l’enchaînement des catégories de la pensée, tel qu’il est exposé dans la Science de la logique.

Quel est donc l’avancée d’Aristote par rapport à Platon ? Nous lisons dans les Cours sur l’histoire de la philosophie ce qui suit :

  1. « L’élément platonicien est d’une façon générale l’élément objectif, mais il lui manque le principe de la vitalité, le principe de la subjectivité ; c’est ce principe de la vitalité, de la subjectivité, non pas au sens d’une subjectivité contingente, seulement particulière, mais de la pure subjectivité, qui est spécifique à Aristote »[23].

  2. « chez Aristote le penser est devenu concret ; il n’est plus l’idée abstraite, immobile [comme elle l’était chez Platon], il est cette idée en tant que concrète dans son efficacité (Wirksamkeit) »[24].

L’idée platonicienne demeure, selon Hegel, abstraite, « le moment de l’effectivité semble lui faire défaut[25] ». Chez Aristote en revanche, l’idée deviendra concrète, vitale, active, efficace. D’une part, ces formules énigmatiques de Hegel se laissent comprendre en termes plutôt classiques. En Métaphysique Μ.10 par exemple, dans le cadre de la critique de la séparation des idées platoniciennes, Aristote considère la thèse de Platon selon laquelle « toute connaissance a pour objet l’universel (1087 a10-11, τὴν ἐπιστήμην εἶναι καθόλου πᾶσαν) ». Cette proposition, selon Aristote, « est vraie en un sens, quoique, en un autre sens, elle ne le soit pas » (1087 a14-15). En effet, il est vrai que la connaissance en puissance a pour objet l’universel indéterminé. Néanmoins, quant à la connaissance en acte, elle doit porter toujours sur une chose déterminée, un τόδε τι. Ainsi, dans les termes d’Aristote, Platon n’aurait compris que la connaissance en puissance, sans jamais avoir saisi la connaissance en acte, c’est-à-dire l’activité de rechercher l’universel dans la multiplicité riche et variée du monde empirique. C’est donc en termes de la connaissance en acte, que le penser devient concret, comme nous lisons dans la deuxième citation.

La première citation, par contre, est plus complexe. D’après Hegel, l’universel platonicien demeure simplement objectif et manque de vitalité, de mobilité et de subjectivité. En effet ce concept statique doit céder à une notion de l’universel en mouvement, de l’universel vital que Hegel appelle l’universel concret. Ainsi, la vitalité et la concrétude qu’apporte Aristote correspondent à la notion de ce que Hegel appelle l’universalité concrète, distinguée de l’universalité abstraite. La différence entre la notion traditionnelle de l’universalité et la notion de l’universalité concrète hégélienne correspondra en effet à la différence entre l’idée de Platon et l’εἶδος d’Aristote.

La notion d’universalité concrète est formulée dans le premier chapitre de la première section de la doctrine du concept (« A. Le concept universel »). Tout d’abord, il est nécessaire de comprendre que le concept hégélien n’est pas un concept au sens classique du terme. C’est-à-dire qu’un tel concept n’est pas une entité qui subsume quelque chose sous lui ; c’est plutôt lui qui se transforme en tous les particuliers qui lui appartiennent. Pour le dire en allemand : der Begriff bestimmt sich als und zu seiner eigenen Besonderheiten. (Comme telles, ses activités de détermination de soi seraient plutôt concevables en tant qu’actions d’une substance – la substance étant évidemment la dernière détermination de « La logique objective », qui précède immédiatement le chapitre sur « Le concept » dans l’enchaînement de la Science de la logique.) Or, même si le concept hégélien n’est pas un concept traditionnel qui subsume des particuliers, son fonctionnement concerne néanmoins les mêmes déterminations que ce dernier, c’est-à-dire, l’universalité et la particularité.

Considérons la façon classique de concevoir l’universalité. Typiquement (chez Kant par exemple), un concept universel est constitué par un procès d’abstraction. Dans un tel processus, certaines caractéristiques déterminées (Merkmale), que des entités diverses ont en commun, sont repérées, identifiées, sélectionnées, comparées et finalement assemblées pour former un concept abstrait – « rouge », « animal », ou « justice », par exemple. L’universel qui résulte de ce processus constitue un genre qui peut, dans un deuxième temps, s’appliquer aux entités nouvelles qui possèdent les caractéristiques abstraites contenues dans le genre en question. Quand un concept abstrait est appliqué, il est neutre et indifférent à toutes les caractéristiques de l’objet qu’il subsume, sauf celles qui sont repérées par le concept même comme identiques à son propre contenu. En effet, plus le concept est indifférent et général, c’est-à-dire moins les caractéristiques qu’il possède sont nombreuses, plus son domaine d’application est grand. De même, le concept lui-même reste inchangé à travers les cas de son application. Toujours identique à lui-même et aveugle à toute particularité, l’universalité du concept classique ne contient aucune différence en soi. Pour Hegel, c’est à cause de cette indifférence que le concept traditionnel est abstrait ; l’abstrait est ce qui ne contient pas de différence. Pour lui, un tel concept est unilatéral et simpliste, un produit de l’entendement[26].

Selon Hegel, dans les Leçons, ce processus de la formation des concepts abstraits est précisément celui de Platon : « l’intérêt de la formation socratique était en partie d’amener d’abord l’homme à prendre conscience de l’universel. […] Le contenu de nombreux dialogues consiste à montrer que ce qui est en tant que singulier, en tant que multiple, n’est pas ce qui est véritable : il faut considérer dans le singulier seulement l’universel[27]. » La méthode de Platon est la dialectique, qui doit « dissoudre le particulier pour produire [producieren] l’universel »[28] mais cette dialectique « n’est pas encore la véritable dialectique […], elle est une dialectique commune à Platon et aux Sophistes. »

La notion d’universalité concrète, exposée dans la logique, s’oppose à ces concepts kantien et platonicien de l’universel, qui demeurent pour Hegel « abstraits ». Cet universel concret n’est pas constitué par une simple opposition entre l’universel et le particulier. L’universel n’est pas indifférent au particulier. Au contraire l’universalité concrète renferme dès le début de son mouvement de détermination, la particularité qui lui est propre. Loin de subsumer la particularité, qui existerait indépendamment dans une extériorité quelconque, l’universalité se donne sa propre particularité, se transforme en celle-ci dans le mouvement de la négation de soi. Cette première négation de l’immédiateté est le résultat d’un manque (Mangel) de détermination qui appartient au premier moment de l’universalité simple, manque qui est simultanément une pulsion (Trieb) à se rendre intelligible[29]. Cela produit un contre-coup (Gegenstoß) de l’universel, par lequel il se divise en se posant comme particularité[30]. Néanmoins, l’universel reste lui-même en se divisant : « [L]’universel, même s’il se pose dans une détermination [c’est-à-dire, se pose en tant que particularité], demeure là ce qu’il est. Il est l’âme du concret auquel il est immanent, sans obstacle et égal à soi-même dans la variété et [la] diversité de ce [concret][31]. »

C’est précisément cette universalité concrète, par laquelle le concept se transforme en ses propres particularités par l’activité, la négativité de se scinder soi-même avant de supprimer et relever cette opposition qu’il vient de poser, qui constitue selon Hegel l’avancée d’Aristote par rapport à Platon :

Platon exprime l’essence davantage comme universel, et par là le moment de l’effectivité (energeia) semble lui faire défaut ou du moins passer à l’arrière-plan. Et de fait ce principe négatif n’est pas exprimé. […] Ce qui est exprimé [chez Aristote] comme actualité, comme énergie, est précisément cette négativité, cette activité, cette efficacité active : se scinder soi-même, – cet être-pour-soi –, supprimer l’unité et poser la scission, – il n’y a plus alors être-pour-soi, mais être-pour-un-autre, donc la négativité opposée à l’unité. L’idée est davantage : elle est la suppression des opposés, mais l’un des opposés est lui-même l’unité. Chez Platon, le principe affirmatif, l’idée en tant qu’égale à soi-même d’une manière seulement abstraite est l’élément prépondérant ; chez Aristote est venu s’ajouter le moment de la négativité, mais non pas en tant que changement, non plus en tant que néant, mais en tant que différenciation, en tant que détermination : c’est ce moment qu’Aristote souligne[32].