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Introduction

Selon la Convention des droits de l’enfant (CDE), tous les enfants ont droit à la vie et au développement; quant aux enfants handicapés mentalement ou physiquement, ils doivent mener une vie pleine et décente, dans la dignité et l’autonomie et accéder aux soins spéciaux nécessités par leur état, si possible gratuitement afin d’assurer leur intégration et leur participation active à la vie de la collectivité à laquelle ils appartiennent.

La CDE a été largement ratifiée par le Continent africain, qui a la population la plus jeune du monde, mais de nombreux points dans son application demeurent en friche, comme la prise en charge des enfants handicapés et singuliers. L’Afrique, celle des cartes postales et des guides touristiques, semble jouir encore d’un mythe, celui d’enfants heureux et épanouis dans la grande famille (Laye, 1953). Ce mythe s’est construit autour de la vision charmante des enfants souriants des peuples africains, telle que découverte par les premiers explorateurs occidentaux; cette image de bonheur familial est également reconnue comme un acquis des communautés dites « primitives » des autres continents.

Mais ce mythe disparaît face aux valeurs fondamentales de l’éducation traditionnelle; s’il est vrai que les enfants sont attendus et bienvenus dans le cercle familial pour perpétuer la lignée ancestrale et contribuer à la richesse, quand vient l’âge de l’éducation, le ton change rapidement avec un sevrage brusque, un enseignement codifié et un code de conduite coercitif.

L’éducation traditionnelle est obligatoire, collective et commune (famille, clan, village et ethnie), pragmatique (pédagogie du vécu et de l’exemple), progressive (classes d’âge et initiation), immuable et mystique. Ce dernier caractère s’avère essentiel car, dans tous les peuples et toutes les ethnies, l’accent est mis avec force sur les rites et les croyances religieuses; ceux-ci sont accompagnés d’une foule d’interdits alimentaires, sociaux et culturels, soutenus par les contes, les récits mythiques, les chants et les veillées; ils visent à entretenir la mémoire du passé, à cultiver la peur des forces naturelles que sont la foudre, l’eau et les rivières, les animaux, les arbres sacrés et les génies. S’y ajoutent la crainte des anciens et de ceux qui savent, intermédiaires entre le monde visible et invisible. Tous ces éléments rassemblés ne facilitent pas l’autonomie de l’individu face à son groupe : l’enfant doit se plier aux rôles imposés par le groupe (Gôrôg-Karady et Baumgardt, 1988) et ce, tout au long de sa vie par le biais des initiations, épreuves de passage d’une catégorie sociale à une autre jusqu’à la dernière, celle des chefs. Côté face, l’individu appartient à sa communauté et il y a, entre eux, des liens de solidarité réciproque et beaucoup de devoirs. Côté pile, ces attaches entraînent une grande passivité face aux évènements hors normes comme les enfants différents, qu’ils soient bizarres (handicaps divers) ou terribles (déviances sociales). Ici, il faut bien admettre que les séquelles de ce système éducatif sévèrement encadré en classes d’âge et générations, en ce qui concerne les pays ouest-africains, se font encore sentir dans le vécu quotidien des citadins modernes. On en veut pour preuve la persistance des conflits communautaires et la facilité avec lesquelles les violences ressurgissent.

Pourtant, l’Afrique de l’Ouest traditionnelle accorde une certaine place aux enfants handicapés : Soundjata Keïta, vaillant chef guerrier, héros de l’Épopée mandingue (XIIIe siècle) était handicapé. Pourtant encore, un enfant « précoce » ou terrible, héros des contes (N’Da, 1984), atteint par le pian[1] et couvert de haillons, en allant de village en village, remplit sa mission de rédempteur, rappelant par la même occasion les règles de l’hospitalité, car « en tout étranger, se cache un dieu (p. 83).

Le traitement des enfants singuliers en Afrique en général et en Afrique de l’Ouest particulièrement, est directement issu de tous ces enseignements. Si le mot « singulier » est ici préféré au mot « handicapé », c’est parce que plus large, il permet d’englober des enfants souffrant d’albinisme ou d’autres maux quotidiens (épilepsie).

La réflexion initiée à l’occasion de ce cours d’été s’efforcera dans une première partie de faire brièvement le point sur les pratiques néfastes qui perdurent à l’égard des enfants singuliers, puis d’aborder certaines manifestations des traditions déformées dans les villes. Il s’agira ensuite, dans une deuxième partie, de présenter quelques expériences en cours et les perspectives.

1. Les pratiques du passé

1.1. Les pratiques néfastes à l’égard des enfants singuliers

C’est en qualité de jeune magistrat que j’ai découvert le traitement infligé à des enfants (infanticides) et l’incompréhension des auteurs de leur « délivrance » qui s’estimaient injustement arrêtés en cas de décès, n’ayant fait que leur devoir ou qui trouvaient qu’ils étaient arbitrairement interpelés en cas d’abandon d’un enfant dit « vieux », car étant l’émanation d’un ancêtre. Ces actes relativement courants à l’époque m’ont amené à approfondir les embryons d’anthropologie reçus à l’université.

Compte tenu du temps imparti et de la richesse des informations, l’accent sera mis sur deux étapes différentes dans la croissance de l’enfant singulier, avec le constat que de pareils faits se retrouvent à quelques différences près dans toute l’Afrique de l’Ouest et même au Cameroun : les enfants à la naissance, les enfants singuliers un peu plus âgés et – les enfants – survivants, ceux ayant survécu aux maladies infantiles. Connaître le statut des enfants à la naissance détermine leur futur et le comportement de leurs parents.

1.1.1. La naissance

Dans presque toute l’Afrique de l’Ouest, du Burkina Faso au Nigéria, en passant par le Sénégal et la Côte d’Ivoire, la succession de maladies et décès dans la petite enfance obéit à des schémas précis autour de l’idée que le nouveau-né peut à son gré repartir ou revenir pour résoudre un ensemble de questions d’ordre ontologique[2]. La théorie communément répandue (Bonnet, 1994) sur la côte du golfe du Bénin, comme chez les Agni de Côte d’Ivoire, les Kabiye du Togo ou les Evhé du Ghana et du Togo, est que tous les enfants viennent d’un autre univers, soit métamorphoses d’êtres surnaturels introduits dans la matrice de la mère porteuse, soit issus de réalités du monde invisible : les unes et les autres seront explicitées par la divination recommandée pour toute grossesse. Le nouveau-né a franchi l’étape de la naissance, mais ce n’est pas encore une personne, seulement un embryon non socialisé et il peut choisir entre le monde des humains et celui des génies et ce, jusqu’au sevrage. Chez les Moose du Burkina Faso, la mère est comparable à une poule à qui on aurait confié des oeufs de pintade. De cette situation résulteraient quatre types de bébés :

i) l’enfant-génie qui ne parle pas, qui crie, au comportement atypique avec troubles de comportement alimentaire, malformé à la naissance ou jumeau. Selon les explications recueillies (Bonnet, 1994), ce type d’enfant serait le fruit de deux types de causalité sociale, soit la conséquence d’une faute maternelle commise par inadvertance pendant la grossesse, soit du fait d’un échange avec un génie qui aurait pris la place de l’enfant après sa naissance. L’enfant-génie correspondrait aussi à l’enfant-serpent, enfant qui ne peut maintenir sa tête droite, se traîne sur le sol et qui bave, la langue pendante. Jusque récemment, ce type d’enfant était « exposé », abandonné en brousse, dans la forêt ou dans une rivière; les enfants albinos sont également mis dans la catégorie des enfants-génie en raison de leur couleur blanche et de leur pilosité blonde bien qu’issus de parents noirs, les génies des eaux étant ainsi représentés par des créatures blanches avec des longs cheveux chez les Abidji de Côte d’Ivoire (Lafargue, 1976).

ii) l’enfant qui ré-apparaît serait un génie incarné dans l’enfant qui va et qui vient entre deux mondes sans pouvoir se fixer; cela se traduit par la perte successive de plusieurs enfants en bas âge; cet enfant, en cas de survie, serait triste, maladif, solitaire comme atteint de psychose infantile. Ce type d’enfant est marqué post mortem, à l’oreille ou à un doigt par exemple, pour le reconnaître quand il reviendra; si l’enfant qui naît ensuite possède ces marques corporelles, on considèrera que c’est le même; plusieurs méthodes sont aussi utilisées pour empêcher l’enfant de partir et de revenir de l’au-delà, y compris par la ruse, comme celle de faire semblant de le vendre.

iii) l’enfant-ancêtre, selon Douville (2011), résulterait de la transmission d’une parcelle de l’âme ou du principe vital du défunt chez un de ses descendants en ligne agnatique[3]. L’ascendant agnatique exprimerait à sa descendance, par la maladie d’un enfant, sa désapprobation pour un comportement hostile à ses yeux : il peut s’agir de la non-observance d’un rite à son égard ou du non – respect d’une promesse faite de son vivant. La réparation immédiate après la révélation d’un devin est obligatoire sinon l’enfant ou les enfants continueront à mourir; pour rompre la chaîne des décès, il faut obligatoirement accomplir certains rituels précis; cet enfant ferait preuve d’un grand discernement et serait un « vieux » dans un corps juvénile.

iv) l’enfant mortifère est celui qui est en danger du fait de son parent de même sexe au motif que l’ancêtre tutélaire de ce parent refuse tout enfant de sexe masculin. Avec cette incompatibilité, soit le père tombe malade soit l’enfant décède peu après sa naissance. L’intervention du devin est encore nécessaire pour éloigner l’enfant du toit de son père, quitte à ce qu’il soit élevé dans une autre famille. La naissance de jumeaux peut également être perçue comme mortifère chez certains peuples, les Nzakara de la République centrafricaine par exemple, car on y considère que l’être humain, pour exister, ne doit pas être la reproduction exacte d’un autre, qu’il soit humain, génie ou ancêtre.

Ces enfants singuliers sont souvent victimes d’infanticides et à ce stade, on se rend compte du poids de l’environnement et du rôle important dévolu au devin dans la régulation de la société traditionnelle. Ces devins ont conservé leur place dans la cité moderne et restent le dernier recours de nombreux habitants. Quand ces enfants ne meurent pas et qu’ils grandissent, ils peuvent connaître des fortunes diverses. Les leçons du Bénin ancien sont instructives à cet égard.

1.1.2. Les enfants survivants

Parmi ceux-ci, la situation des enfants mongoliens ou hydrocéphales retient l’attention, car ces enfants sont déifiés dans certaines régions, notamment au Dahomey, actuel Bénin. Ils y faisaient et y font encore l’objet d’un culte particulier, car ils apporteraient richesse et bonheur et ils sont aujourd’hui encore considérés pour cela.

On peut ainsi citer une étude sur la ville d’Abomey qui illustre bien le poids socioculturel et religieux de ce qu’on appelle un « Tohosu » ou « Toxosu » (Houseman, Legonou, Massy, et Crepin, 1986). C’est un enfant né avec des déformations génétiques très poussées, souffrant d’hydrocéphalie essentiellement ou de mongolisme et qu’on dit habité par l’esprit qui lui donne son nom. Pour le peuple Fon du Bénin, le décès de ce type d’enfant, quel que soit son âge, est considéré comme un retour vers son milieu naturel, l’eau. Son inhumation est transformée en richesse spirituelle dans le milieu traditionnel adepte du vodun[4] (vaudou). On le fera sortir de l’eau au cours d’une cérémonie dispendieuse magnifiée autour de l’érection d’un temple vodun, à Abomey[5]; Dossémé, l’un des quartiers de cette ville, abrite toujours les Dadassi, femmes chargées des cultes des esprits des rois défunts. De nombreux temples et couvents y sont installés dont celui de la 1re divinité Tohosu royale, abritée dans le temple Zomandonu, voué à un ancien roi du nom de Houessou Akaba[6] (1685-1708). L’utilité de ces détails est que la ville est parsemée, de nos jours encore, de temples Tohosu particuliers, car l’« enfant monstre, issu d’un ancêtre » est adoré par le groupe de ses descendants; chaque autel tohosu familial est rattaché au Tohosu royal dont il dépend. En quelque sorte, la possession d’un autel « tohosu » est l’expression d’un lien symbolique étroit avec la royauté d’Abomey, relevant plus d’un système politico-culturel que mystique.

C’est dire les contrariétés supportées par les parents modernes et citadins d’un enfant tohosu ailleurs qu’à Abomey, à la fois gênés des désagréments causés par l’état de leur enfant et honorés d’avoir un tel enfant, synonyme de chance et de prospérité. Quand l’enfant sort dans la rue, on lui jette des pièces d’argent et on lui fait des cadeaux qu’on apporte aussi chez ses parents tenus d’avoir chez eux, un petit autel, toujours humide en respect de la divinité Tohosu, liée à l’eau. À Ouidah (ville sur la côte maritime du Bénin) (Ayosso, 2005) a mis en exergue l’ambiguïté vécue par tous les parents de ces enfants, entre gloire et honte : l’enfant tohosu demeure le lien réel entre deux mondes, celui de l’au-delà et celui d’ici-bas. Pour le rattacher au monde des vivants, certaines cérémonies sont faites pour fixer sa filiation, de préférence paternelle. L’actualité de l’étude permet de faire le lien entre le passé et le présent, l’Afrique occidentale traditionnelle essayant de conserver ses manières d’élever ces enfants dans les grandes villes, malgré les difficultés de l’environnement. C’est une période de transition entre la modernité à l’occidentale et le passé historique où les coutumes résistent plus ou moins bien au changement; la course contre le temps, la paupérisation, la misère et la promiscuité mettent en danger les enfants, particulièrement les plus vulnérables.

1.2. Le miroir déformant de la ville

Dans les sociétés africaines traditionnelles, on respecte le cycle de la vie et de la mort, même si l’on considère que les enfants viennent d’un autre monde. Les enfants appartiennent donc à la communauté et pas seulement à leurs géniteurs, père et mère. C’est ainsi que l’on admet coutumièrement trois types de famille : le modèle patrilinéaire, où la femme et ses enfants appartiennent au mari et à son clan en cas de décès (pays du Sahel); le modèle matrilinéaire, où les enfants appartiennent à la famille de la mère et à son grand frère  (pays du golfe du Bénin, les deux Congo); et les familles bilinéaires où les droits entre époux sont à peu près les mêmes. Toutefois, les enfants d’une fille qui n’est pas encore promise à un mari appartiennent à sa famille. Désormais, ces modèles familiaux éclatent avec l’urbanisation sauvage, le développement des familles monoparentales et la perte des repères traditionnels.

Une autre pratique doit être prise en compte, celle du « confiage » ou fosterage, c’est-à-dire le fait de confier l’éducation d’un ou plusieurs enfants à des tiers, connus ou non. Cette pratique s’est multipliée en ville, produisant certains effets pervers entre travail forcé, mauvais traitements, abus divers, sexuels notamment, mendicité et abandon. Les difficultés économiques liées à l’exode rural, aux crises, aux guerres et autres catastrophes naturelles ont entraîné des dérives sur fond d’inadéquation des modes de vie traditionnelle au milieu urbain et de croyances magico-religieuses dépravées; cela donne lieu à des sacrifices rituels en vue de gains rapides ou à des actes de sorcellerie qui visent d’abord les personnes fragiles, comme les handicapés. La croissance exponentielle des villes africaines empêche une surveillance attentive de la criminalité et de la délinquance qui brillent par leurs diversités.

1.2.1. Les enfants sorciers

Degorge (2011) et Douville (2011) ont décrit la spirale engendrant les « enfants sorciers ». La misère, les déplacements, les guerres, les crises multiples détruisent les fondamentaux symboliques des sociétés traditionnelles : elles explosent en ville du fait des solitudes et des angoisses existentielles; les communautés villageoises recomposées dans les quartiers urbains n’arrivent pas à répondre aux attentes : tout cela contribue au rejet des enfants singuliers, du fait de leur handicap physique ou mental; n’ayant plus les moyens de les nourrir, de les éduquer et de les comprendre, on les traite de sorciers, avec toute la connotation négative qui s’accompagne, insultes, coups et blessures, torture, rejet. La ville de Kinshasa, capitale du Congo démocratique avec huit millions d’habitants est le pire exemple de ces abus avec ses 25 000 enfants recensés dans la rue et appelés « shégués », filles et garçons; la majorité serait traitée d’enfants-sorciers; ces enfants sont surtout arrêtés par la police pour vagabondage, voire pour meurtres à la suite des accusations des familles d’accueil, du voisinage ou des églises évangélistes dites du Réveil (qui ont connu un essor considérable pour les mêmes raisons, peur, insécurité, fractures sociales, crises identitaires, solitude, etc.)

Des études faites par les ONG nationales, internationales et les églises chrétiennes au secours de ces enfants ont montré que nombre d’entre eux sont des orphelins de guerre, d’autres des handicapés exclus de leur propre famille, et parfois pour les plus âgés, des ex – enfants soldats; la majorité est traumatisée par les longues séances d’exorcisme subies dans les églises et les enfants sont psychiquement perturbés.

1.2.2. Les albinos et les crimes rituels

L’albinisme est une maladie génétique fréquente en Afrique qui se manifeste par une absence de mélanine entraînant une pigmentation faible ou nulle des yeux, du système pileux et de la peau. Les albinos sont très sensibles à la lumière et au soleil; ils souffrent de la peau et de troubles oculaires (UNICEF, 2013). En Tanzanie, on estime qu’un habitant sur 2000 est albinos, mais il y a des albinos partout sur le continent, du Cameroun à la Mauritanie, de l’Algérie à la Côte d’Ivoire, du Mali au Burundi et ils sont désormais plus visibles, n’étant plus éliminés à la naissance comme autrefois.

Les mythes leur prêtent des vertus soit de malédiction soit de prospérité, selon les cas et ils sont pourchassés pour des sacrifices rituels, surtout en période électorale, ce qui fait qu’ils sont souvent enfermés chez eux, même dans les capitales. Les crimes coutumiers et les ablations de membres sont très fréquents, même en dehors des périodes d’élections et les auteurs pas toujours retrouvés. Les albinos sont aussi victimes de graves discriminations sociales, notamment scolaires, car on aurait peur de les toucher. Leur espérance de vie est assez limitée, en raison des risques de cancer de la peau et ils peuvent être réduits à la mendicité, faute de pouvoir exercer une activité génératrice de revenus. On constate heureusement quelques progrès ici et là en Afrique centrale ou de l’Ouest avec des chanteurs ou des ministres albinos, emblématiques figures de tolérance et de chance.

L’éducation est la clé du succès de l’intégration des enfants handicapés et des expériences réussies se remarquent un peu partout, malgré une absence criante d’infrastructures publiques spécialisées. En Côte d’Ivoire, par exemple, il n’y a que deux établissements gouvernementaux, l’un pour les aveugles, l’autre pour les sourds et leur capacité d’accueil est bien insuffisante. L’essentiel des ressources de prise en charge provient donc d’institutions privées.

2. Les perspectives d’avenir

Beaucoup reste à faire, mais la prise en charge des enfants handicapés a progressé grâce au dynamisme des initiatives particulières, religieuses ou non et on relève ici et là des efforts gouvernementaux pour la formation de personnel spécialisé, éducateurs, monteurs d’appareillages et autres disciplines comme celles de service d’écoute psychologique et de traitement psychiatrique. À Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, un centre de guidance infantile public, dépendant de l’Institut national de santé publique à Adjamé, travaille ainsi en étroite collaboration avec les services judiciaires.

2.1. La protection juridique des enfants handicapés et les expériences en cours

Si des dispositions civiles et pénales protègent bien en théorie les enfants handicapés du fait de leur faiblesse, force est de reconnaître la primauté des us et coutumes, avec leurs pratiques discriminatoires sur l’application des textes : personne ne se plaint, même pas les ONG des droits de l’homme ou agissant pour les droits des enfants. En effet, les handicaps qui frappent les enfants restent en général considérés comme des actes de sorcellerie ou des malédictions divines, comme dans la mythologie grecque ou au Moyen-âge en Europe et aucune action juridique spécifique n’est prise pour les défendre, nul médiateur d’Afrique de l’Ouest n’est saisi d’une quelconque violation. Les parents traînent souvent leur sentiment de culpabilité sans demander secours.

2.1.1. La protection juridique

Le droit camerounais incrimine bien la sorcellerie en tant que telle et il y existe une jurisprudence intéressante en la matière. Le législateur camerounais a fait de la sorcellerie et des pratiques voisines une infraction : est puni d’un emprisonnement de deux à dix ans et une amende de 5 000 à 100 000 francs CFA (environ 150 euros) quiconque se livre à des pratiques de sorcellerie, de magie ou de divination, sous réserve que ces pratiques soient de nature à troubler l’ordre et la tranquillité publics ou à porter atteinte aux personnes, aux biens ou à la fortune d’autrui[7].

Par ailleurs, sont aussi pénalement réprimés l’infanticide, les voies de fait et violences sur mineur de moins de 15 ans incapable de se protéger ainsi que l’abandon d’enfant et d’incapable[8]. Mais en réalité, ces textes ne sont pas appliqués et à défaut de plainte par un membre des familles concernées, il conviendrait que les ONG puissent se porter partie civile pour exposer les problèmes au grand jour.

En matière civile, les lois sur la minorité prévoient des mesures de protection ou d’assistance éducative pour les mineurs lorsque leur santé, leur sécurité, leur moralité ou leur éducation sont compromises ou insuffisamment sauvegardées en raison de l’immoralité ou de l’incapacité des père ou mère ou de la personne investie du droit de garde[9]. Hélas, les services d’aide sociale à l’enfance sont peu outillés et rares et il existe peu d’établissements publics spécifiques sous tutelle de l’État dans nos pays. En outre, les mêmes textes prévoient une participation financière des parents des enfants placés dans les institutions, mais combien de familles peuvent se le permettre pécuniairement? Il faut faire preuve de réalisme. Un début de solution est accompli par les privés, mais c’est au niveau de la prévention et de la sensibilisation communautaire qu’il faudrait démarrer des actions d’envergure.

2.1.2. Le débat sur les enfants autistes et les expériences en cours

2.1.2.1. Les enfants autistes

L’opinion scientifique africaine semble douter encore de l’existence de l’autisme sur le continent. Pourtant l’autisme n’a pas de frontière, c’est la représentation sociale que se font les Africains de l’autisme qui peut faire la différence, en fonction du poids des pesanteurs culturelles ou des facteurs locaux, à la ville ou à la campagne : un chercheur congolais à l’Université de Gand (Belgique) a effectué une étude à Kinshasa uniquement pour vérifier comment on nomme, dans les différentes langues du Congo démocratique, les enfants qui ne réussissent pas à l’école, qui ont des difficultés de compréhension, des comportements bizarres (auto – mutilation et isolement) et quels traitements traditionnels leur sont proposés (Mukau, Roeyers, et Devlieger, 2010). L’étiologie des troubles a permis de faire avancer les réponses familiales et institutionnelles, ces enfants étant catalogués comme à cheval entre deux mondes, visible et invisible. Très souvent, les enfants souffrant d’autisme sont diagnostiqués comme retardés mentaux ou sourds ou frappés par la sorcellerie, en fonction du trouble le plus manifeste.

Selon un article de presse de Ekia Badou[10], les troubles envahissants du développement (TED) seraient bien présents et l’autisme qui n’est pas une maladie mentale mais une déficience ne serait simplement pas diagnostiqué, faute de connaissances précises des médecins ne sachant pas en interpréter les manifestations. À partir de données récoltées dans ses consultations de jeune pratiquant dès les années 1980, l’ethnopsychiatre et écrivain Tobie Nathan soutiendrait également que certains types de bébés décrits plus haut correspondraient bien à des formes d’autisme; faute d’approches et d’écoutes spécialisées locales, les parents fortunés feraient soigner leurs enfants à l’étranger.

2.1.2.2. Les expériences en cours

Les parents aux revenus plus modestes se contentent des structures privées existantes qui mêlent enfants handicapés et enfants autistes. Là encore, ce sont des initiatives individuelles ou communautaires qui suppléent aux insuffisances gouvernementales comme le Centre Ela à Yaoundé (Cameroun). En Côte d’Ivoire, quelques autistes sont ainsi pris en charge avec d’autres enfants handicapés au sein d’un établissement scolaire religieux, les Colombes de Notre Dame de la Paix, qui combine des lieux de mixité entre enfants normaux et enfants handicapés afin que, dès le primaire, dans la cour de récréation et dans des activités ludiques, les enfants s’habituent les uns aux autres. Il est prouvé que c’est par le langage et les jeux que se tissent les liens de la compréhension mutuelle. Ainsi quand ils seront grands, les enfants handicapés seront moins stigmatisés. Apprendre à vivre ensemble est une clé de l’intégration réussie.

2.2. Les perspectives

Le contexte socio-économique de nos pays n’est pas reluisant : les Objectifs du Millénaire relatifs au mieux-être des femmes et des enfants n’ont pas été atteints (OMD 4 sur la mortalité infantile et OMD 5 sur la santé maternelle) et les chiffres des souffrances néo-natales et des déficiences nutritives des mères et des enfants restent élevés, provoquant ainsi nombre de décès et de naissances d’enfants handicapés. La réponse aux priorités de la natalité, en constante progression sur le continent, se focalise plutôt sur les besoins scolaires des enfants, immenses. Toutefois, une certaine conscientisation existe qui devrait permettre de faire des progrès à moyen terme. Quand on observe le pourcentage des dépenses publiques en matière de santé, on se rend compte des efforts à accomplir : ainsi en 2007-2010, La Côte d’Ivoire et le Togo ont consacré 1 % de leurs dépenses publiques à la santé, le Niger, la Tunisie et le Ghana 3 %, le Bénin et l’Ouganda 2 %, le Burkina Faso, le Tchad et le Malawi 4 %[11]. Le pourcentage d’enfants de 0 à 5 ans privés d’accès à l’eau, à l’assainissement et à la santé reste préoccupant (20 % pour la Côte d’Ivoire) (UNICEF, 2013). Un plaidoyer régional s’impose pour le respect du droit à la santé pour tous.

2.2.1. Une réponse globale

Les perspectives pour améliorer les conditions de vie des enfants handicapés apparaissent nécessairement pluridimensionnelles, éducatives et médicales d’abord avant d’être globales et sociales. L’éducation paraît primordiale à l’évolution des mentalités, une éducation de base pour les enfants normaux et une éducation plus ciblée et spécialisée pour les enfants handicapés. Les progrès de la médecine font aussi leur chemin et le cas de l’épilepsie en est un bon exemple, car on peut désormais vivre quasi normalement en étant épileptique. On ne voit plus les crises avec catalepsie et écume aux lèvres terrorisant les enfants et les enseignants et entraînant l’exclusion des épileptiques. Maintenant, les médicaments régularisent les crises chez les enfants et normalisent leur rythme scolaire, contribuant à leur acceptation familiale et à leur intégration.

Quant à la population, la sensibilisation par la société civile sur la base des conventions internationales avec campagne d’information et de communication est essentielle sur la durée et en tous lieux. Les gouvernements devraient formuler des programmes audacieux pour la protection et la réadaptation des enfants handicapés dans leur planification, politique de développement sanitaire et recherche de financement international, mais il est évident qu’il importe en amont d’améliorer les infrastructures sanitaires en multipliant par exemple les unités mobiles dans le monde rural, de rendre disponible un personnel médical qualifié, motivé et suffisant (sages-femmes, infirmiers, puéricultrices, gynécologues, pédiatres) et d’encourager les femmes à suivre les visites prénatales et à surveiller leur grossesse (comme le font aussi les matrones traditionnelles, qui suivent de près les « ventres » pour les protéger d’éventuels malheurs).

2.2.2. Le rôle des Médiateurs

Les institutions de Médiateurs constituent un bon levier de sensibilisation; leur rôle dans ces campagnes pourrait être, entre autres, de visiter systématiquement les maternités, les centres de santé, les hôpitaux; de sensibiliser patientes, parents, époux et personnel médical et paramédical, autorités coutumières et guérisseurs traditionnels sur les vertus de la prévention et des soins; de promouvoir les bienfaits d’une alimentation équilibrée et suffisante ainsi que les acquis de l’éducation aux fins de diminuer les stigmatisations et handicaps. Ces campagnes devraient s’accompagner d’un numéro vert (téléphonique) et d’une possibilité de saisie des Médiateurs, chargés du bon fonctionnement des services publics.

Les Médiateurs de l’Afrique de l’Ouest se sont constitués en association au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, créée en 1994 autour de huit pays, le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Togo. Leur association, l’AMP-UEMOA a été portée sur les fonts baptismaux le 29 octobre 2008 à Ouagadougou (Burkina Faso) aux fins de favoriser l’état de droit, l’intégration sous-régionale et la coopération entre les membres (www.amp-uemoa.org). Leurs institutions sont encore récentes et la prise en compte de leurs recommandations par les administrations publiques reste en deçà des attentes. Toutefois, elles commencent timidement à intégrer les droits de l’homme et de l’enfant dans leurs plans d’action. Les besoins en formations diverses sont immenses tels qu’en programmation, appui stratégique, connaissance des Objectifs du Millénaire et du Développement durable.

L’Association des Ombudsmans et Médiateurs de la Francophonie (AOMF) devrait, à cet égard, lancer un message fort aux institutions et gouvernements partenaires de cette zone sous forme d’une Déclaration régionale à préparer soigneusement afin que des efforts collectifs soient entrepris d’ici un délai raisonnable : on peut et on doit tout mettre en oeuvre pour avoir une vision régionale des droits des enfants d’Afrique de l’Ouest et un programme d’action en conséquence afin de diminuer de façon drastique les handicaps et améliorer la santé des enfants. Un appui de ladite association à ses pairs d’Afrique de l’Ouest pourrait constituer un bel exemple de coopération et de solidarité.

En conclusion, la protection des enfants handicapés et autistes, en particulier et de tous les enfants en général, constitue un défi de taille pour les Médiateurs d’Afrique francophone : l’adoption d’un plan de bataille à court, moyen et long terme est indispensable, car des pratiques traditionnelles néfastes perdurent en ville comme dans les villages. La balle de l’engagement est dans notre camp.