Recherches sémiotiques
Semiotic Inquiry
Volume 40, numéro 1, 2020 Contre Barthes. Tome II Against Barthes. Tome II
Sommaire (5 articles)
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Roland Barthes contre Roland Barthes. Une poétique de la complaisance
Pierre Vinclair
p. 87–102
RésuméFR :
Roland Barthes par Roland Barthes comme les Fragments d’un discours amoureux sont caractérisés à la fois par le plaisir pris par l’auteur à l’exhibition de ce qu’il appelle ses “déchets” et la recherche d’un lecteur à la bienveillance maternelle. Ils ressortissent à un projet tout à fait conscient, destiné à répondre à un problème que Barthes identifiait explicitement dans le premier de ces deux ouvrages. Cet article reconstitue le fonctionnement de cette “poétique de la complaisance”, avant de montrer que cette solution temporaire confronte Barthes à une nouvelle aporie. En effet, la complaisance, impliquant à la fois le plaisir pris à parler de soi et le refus du travail formel, empêche le texte dont elle est la loi de relever de la critique comme de la littérature.
EN :
Roland Barthes by Roland Barthes, as well as A Lover’s Discourse, are characterized both by the pleasure taken in the exhibition of Barthes’s ‘waste’ and the need of a reader with maternal benevolence. It is in fact a project fully aware of its own functioning : what I call a “poetics of complacency” which responds to a problem that Barthes explicitly identified in the first of these two works. This paper reconstructs how this poetics works, before showing that it is only a temporary solution, which confronts Barthes with a new aporia. In fact, complacency, implying both the pleasure taken in talking about oneself and the refusal of formal work, prevents the text from coming either under criticism or literature.
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Roland Barthes contre Roland Barthes. La sémiologie au regard de ses démons
Olivier Aïm
p. 103–114
RésuméFR :
L’oeuvre de Roland Barthes est tendue entre un désir de reconnaissance et un désir de déprise. Ceci explique sans doute la grande dissension interne relativement à la question des images et de leur puissance. Ne pas être dupe de leur construction mythologique est la devise de la première partie de la recherche sémiologique triomphante de Barthes. Ne pas devenir mythe soi-même, y compris comme figure mythique de la démystification : telle l’autre urgence bio-graphique de la seconde partie de sa recherche embarquée vers le Neutre et partant vers la neutralisation de sa propre “paradigmatisation”.
Loin d’être uni, le désir de savoir (en tant que véritable libido sciendi) suit une série de mouvements étonnamment disparates entre le haut de la positivité et le neutre de la suspension. Car, le point important dans la compréhension de l’oeuvre tient à la place de la négativité. La négativité ne relève pas de la négation ni de la contradiction mais du négatif, au sens quasi photographique du terme, celui qui hantera de ses “poignances” la fin de l’oeuvre (La chambre claire). Ce qui s’oppose à la positivité, ce n’est pas le moins, mais le neutre. Telle est la leçon théorique, existentielle et surtout gnoséologique de la recherche intime d’une oeuvre-homme. Il est impossible, en effet, de nier la “Méthode” en proposant la jouissance de l’anarchie épistémologique. Il n’est possible que de la désamorcer en lui préférant la “Culture”, c’est-à-dire la nuance infinie des mots et des métonymies. En écho, on entendrait presque l’art théorique et littéraire de Michel Foucault : “ce qui s’oppose à la vérité, ce n’est pas le mensonge, mais la mort.”. La mort vivante, voilà l’autre nom possible du Neutre ou de la culture, si l’on lui restitue sa pleine signification.
C’est en cela que Roland Barthes doit nous accompagner de sa “maîtrise” (au double sens du terme), paradoxale : il devient notre maître en déprise et en courage de l’interprétation ouverte face aux diktats de la Vérité et de ses injonctions. Dans l’analyse culturelle, médiatique et visuelle de notre époque, la Vérité qui écrase, s’appelle le “décryptage” ou dans une version moins agressive, le “dévoilement”. Version affadie de la démystification, elle en est néanmoins le triste avatar contemporain.
Barthes est le mal et le remède. Sa tension interne procède de la prise de conscience, me semble-t-il, de cette dualité. Le Neutre pourrait être une dernière fois paraphrasé comme le désir de suspendre la terrorisante dialectique entre “cacher” et “révéler”, entre “dissimuler” et “dévoiler”, entre “encrypter” et “décrypter”.
Aussi Barthes devient-il le pharmakos de sa propre caricature, qu’il voyait se profiler dès l’écriture de ses grands ouvrages sur l’idéologie. Une remédiation possible par le langage, par l’écriture, par le pouvoir de l’éclat “mat” des miroitements du sens caressés comme des fragments. Barthes est notre maître pour échapper au monstre qu’il a enfanté : la méthode sémiologique.
EN :
Roland Barthes’s oeuvre is drawn tightly between a desire for recognition and a desire for underestimation. This undoubtedly explains the great internal dissonance with respect to images and their power. Not being fooled by their mythological construction was the watchword of the first part of Barthes’ triumphal semiotic research. Not becoming a myth himself, including as a mythical figure of demystification : such was the other bio-graphical urgency of the second part of his research, on which he embarked towards Neutrality in the direction of the neutralization of his own paradigmatic status.
Far from being united, the desire for knowledge (as a true libido sciendi) follows a series of astonishingly disparate movements between the high point of positivity and the neutrality of suspension. For the important point in understanding Barthes’s oeuvre lies in negativity. Negativity is not a question of negation or contradiction, but rather of the negative, in the almost photographic sense of the term, which in its poignancy would haunt the late stages of Barthes’s oeuvre (Camera Lucida). The opposite of positivity is not the minus sign; it is the neuter. That is the theoretical, existential and above all gnosiological lesson of the intimate research of a person-oeuvre. Indeed it is impossible to deny “Method” by proposing the jouissance of epistemological anarchy. It is only possible to disarm it in favour of “Culture,” meaning the infinite nuance of words and metonyms. One almost hears an echo of the theoretical and literary art of Michel Foucault : “the opposite of truth is not a lie, but death.” Living death : here is the other possible name for the Neuter or for culture, if we restore its full meaning to it.
This is how Roland Barthes must guide us with his paradoxical “mastery” (in both senses of the term) : he becomes our master of underestimation and of having the courage of open interpretation in the face of the diktats of Truth and its injunctions. In cultural, media and visual analyses of our times, Truth which crushes is called “decoding” or, in a less aggressive version, “unveiling.” An insipid version of demystification, it is nevertheless our sad contemporary avatar.
Barthes is the illness and the cure. His internal tension, it appears to me, derives from his act of becoming conscious of this duality. The Neuter can be paraphrased a final time as a desire to suspend the dialectical terrorism between “conceal” and “reveal,” between “dissimulate” and “unveil,” and between “encode” and “decode.”
Barthes, therefore, becomes the pharmakós of his own caricature, which he saw loom up right from his major works on ideology. A possible remediation through language, through writing, through the “dull” brilliance of the glimmering of meanings caressed like fragments. Barthes is our master for escaping the monster to which he gave birth: the semiotic method.
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Le discours amoureux selon Roland Barthes
Gaëtan Brulotte
p. 115–136
RésuméFR :
À la fin de sa vie, Barthes décide de s’attaquer à la tradition prestigieuse et intimidante de l’amour : pendant deux ans, il y consacre un séminaire à l’École pratique des hautes études dont il a tiré un livre à succès Fragments d’un discours amoureux (1977), séminaire dont on a publié l’intégralité des notes en 2007. Qu’est-ce que son travail imposant apporte à la compréhension de ce sentiment et à la quantité massive de théories accumulées au cours des siècles sur le sujet? Quand on compare la richesse du séminaire au produit final, on constate un appauvrissement conséquent et même des distorsions importantes du concept analysé. Cet article tente de faire ressortir quelques exemples de figures que le critique a développées au cours du séminaire, mais finalement rejetées ou modifiées dans les Fragments. Que révèlent les choix fondamentaux qu’il a effectués pour élaborer son Discours amoureux? Quelles difficultés a-t-il rencontrées? Quelle conception de l’amour s’en dégage en bout de piste et comment s’insère-t-elle dans son profil intellectuel d’ensemble? Telles sont les questions auxquelles cette brève étude critique se propose de répondre.
EN :
At the end of his life, Barthes decides to address a very prestigious and intimidating topic : love. For two years he devoted a seminar on it in Paris and published a successful book A Lover’s Discourse : Fragments (1977). Barthes’ extensive notes for his course were published in 2007. What light does this intensive work bring to the understanding of that feeling, after it has been studied over the centuries in a massive number of theories? When we compare the richness of the seminar to the final product as a book, we can see a substantial impoverishment and even significant distortions of the analyzed concept. This article attempts to bring out a few examples of figures that the scholar developed in the seminar, but ultimately rejected or modified in the Fragments. What do the fundamental choices he made to craft his final lover’s discourse reveal? What difficulties did he encounter? What conception of love emerges from the process and how does it fit into his global intellectual profile? These are the questions that this critical study sets out to answer.
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Roland Barthes : une sémiologie en attente
Roland Le Huenen
p. 137–144
RésuméFR :
Dans cet article inachevé, publié à titre posthume, Roland Le Huenen examine le parcours sémiologique de Roland Barthes. L’examen met en lumière la posture singulière de Barthes au sein du projet structuraliste, entre une visée promotionnelle s’appuyant sur les travaux de ses contemporains et une approche qui ne cesse de faire entorse à ce même projet. De cette double position émergera la notion de Texte et un rapport à la littérature plus éthique qu’esthétique.
EN :
In this unfinished article, published posthumously, Roland Le Huenen examines the semiological writings of Roland Barthes in order to reveal their singular posture. On one hand Barthes promoted semiology and the writings of his contemporaries; on the other hand his work and the issues he raised constantly led him to extend or bend the very principles he defended. From this dual position emerged the notion of Text and a relation to literature that, in the end, was more ethical than aesthetic.
Hors dossier / Individual Article
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Autour de la notion de régime sémiotique : police, urbanité et écusson au XVIIe siècle
Daniel Vaillancourt
p. 147–168
RésuméFR :
Dans le cadre de cet article, il s’agira de réfléchir sur la nature historique de l’usage des signes. Pour ce faire, nous élaborons la notion de régime sémiotique qui vise avant toutes choses à supposer que le sémiotique ne se pense pas seulement en fonction d’une synchronicité psychologique et cognitive. Les signes sont actualisés selon des contextes historiques donnés qui définissent les conditions pragmatiques de leurs usages. Un régime sémiotique conceptualise un signe historicisé, faisant partie de pratiques sociales circonscrites dans le temps, et ses matérialités. Après avoir passé en revue l’horizon étymologique du terme de régime, on a considéré son utilisation dans les discours critiques contemporains, soit la philosophie et l’histoire: Gilles Deleuze et Félix Guattari, notamment, ont proposé la notion de régimes de signes de façon à dessiner les contours de sémiotiques qui font l’économie de la sémiologie saussurienne axée, selon eux, sur le signifiant. Jacques Rancière, lui, a élaboré le concept de régimes esthétiques pour démontrer comment le sensible est accaparé par des sujets dont les relations à l’espace et au temps se modifient selon le contexte politique, ce dernier terme étant entendu dans son sens le plus radical. Enfin, François Hartog a développé la notion de régimes d’historicité pour rendre compte de l’action conjointe des temporalités issues du présent et de la mémorialisation. Ces usages du terme “régime” ont permis de montrer les similitudes et les différences avec la notion ici présente de régime sémiotique. Afin d’illustrer concrètement un régime sémiotique, l’article se clôt sur un cas particulier, soit celui de l’intervention de la police dans la réglementation de la circulation des livres dans le Paris de la fin du XVIIe siècle; il s’agit de montrer comment l’apparition d’un petit objet, soit un écusson sur le pourpoint des colporteurs, s’inscrit dans l’émergence d’un nouveau régime sémiotique qui fait du signe (vestimentaire, religieux, policier, langagier) le pivot d’une classification sociale nécessaire à la politique absolutiste des Bourbons et facilite les flux de l’urbanité classique.
EN :
In this article, we consider the historical nature of the use of signs. To do so we develop the notion of semiotic regime which primarily aims to underline the fact that the semiotic is not to be conceptualized solely in the framework of psychological and cognitive synchronicity. On the contrary, signs are realized in specific historical contexts which define the conditions of their use. A semiotic regime conceptualizes a historicized sign, belonging to social practices confined in time and in the sign’s materialities. After having reviewed the etymological horizon of the term “regime”, we have taken in account its occurrences in contemporary critical discourse in philosophy and history. Thus, Gilles Deleuze and Félix Guattari have put forward the notion of a regime of signs in order to draw the contours of a semiotics that avoids Saussurian semiology, focused on the signifier. Jacques Rancière has used the concept of aesthetic regimes with the aim of demonstrating how the sensible is appropriated by subjects whose relations to space and time are modified according to politics in the most radical sense. And, finally, François Hartog has developed the notion of regimes of historicity to account for the joint action of temporalities coming from the present as well as from memorialization. Such uses of the term “regime” allow us to show similitudes and differences with our own notion of semiotic regime. In order to concretely illustrate the notion, the article closes on a peculiar case, which is based on the intervention of police in regulating the circulation of books in Paris at the end of the 17th Century. We show how the introduction of a small object, namely a cloth patch that was henceforth required on the coats of peddlers, belongs to the emergence of a new semiotic regime that gives the signs (in clothing, religion, language and policing) an essential function of social classification deemed necessary for the absolutist politics of the Bourbon dynasty, while also facilitating the flux of classical urbanity.