Recherches sémiotiques
Semiotic Inquiry
Volume 39, numéro 3, 2019 Contre Barthes. Tome I Against Barthes. Tome I
Sommaire (7 articles)
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Contre Barthes : présentation
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Against Barthes: Presentation
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Critique et post-critique de la théorie : de la réduction affective à la « fiction charitable »
Alexandru Matei
p. 7–21
RésuméFR :
Dans son essai de 1991, Nous n’avons jamais été modernes, Bruno Latour appelle à une remise en cause des procédures épistémologiques et idéologiques que les Modernes ont mises en place pour réaliser leur projet. Il y dénonce notamment la montée d’une pensée oppositionnelle (il l’appelle parfois “travail de purification” [1997 : 47]) que les Modernes auraient prise pour de l’argent comptant et qui, au fur et à mesure, aurait ruiné le projet moderne. Les modernes auraient ainsi négligé la complexité d’une réalité complexe, explicitée soit sous la forme du “réseau” (Latour, passim), “mesh” (Morton 2010 : 8)) ou bien “objet” (Harman (2010). Or, le principal moteur cognitif de la modernité aura été le dualisme : différence, opposition, dichotomie, paire, double, etc. Latour et Barthes pensent souvent, si ce n’est toujours à partir du dualisme, figure qu’ils tiennent pour la forme du métalangage moderne. Si Barthes n’a jamais été philosophe, il a tôt remarqué la force de ce métalangage, qu’il a essayé de subvertir, ou bien ayant recours au “neutre”, l’un des termes les plus chargés de son oeuvre, ou bien en jouant indéfiniment avec les classements. Toutefois, un certain figement et puis déclin de la modernité, ne serait-ce que sous forme de ressenti, pousse Barthes vers ce que nous allons appeler une sorte de réduction affective de sa pratique discursive, notamment alors qu’il s’agit du “dernier Barthes”. Alors qu’il ne cesse de varier son discours, d’en saper l’autorité par le recours à la “notation” et à l’“incident”, il tend à privilégier le rapport affectif au langage.
Si la modernité se caractérise à la fois par ce que Latour appelle des “valeurs d’émancipation” et des “valeurs d’attachement”, nous voudrions montrer comment Barthes, tout en restant l’un des plus lucides critiques et concepteurs de la modernité, a eu peut-être tort de négliger les premières en privilégiant les secondes. Son traitement du dualisme rend compte à la fois d’une pensée sceptique qui voit dans le dualisme moderne un design, une distribution sensible plutôt qu’une “réalité”, et par conséquent l’idée d’une modernité sujette à caution, mais aussi d’un “individualisme” (postmoderne?) qu’il embrassait sans réserves à la toute fin des années 1970.
EN :
In his 1991 essay We Have Never Been Modern, Bruno Latour calls for a requestioning of the epistemological and ideological procedures that the Moderns put in place to carry out their project. He denounces in particular the rise of oppositional thought (“purification”) which the Moderns accepted at face value and which over time destroyed the modern project. In this sense, the moderns overlooked the complexity of a reality which some today (Serres, Latour) call a “network” and others (Morton) call a “mesh.” The reason Barthes was never a philosopher may be because he often yielded to the temptation of transforming his theoretical arguments into syntactical devices. His “abandonment” of theory should not be overly fetishized, because before 1970 Barthes had never been completely dedicated to it. At the same time, the principal cognitive engine of modernity had been dualism: difference, contrast, dichotomy, pair, double, etc. Barthes’ thought often used two as a starting point. He summed up this way of working as a writer at the very outset of his false autobiographical treatise Roland Barthes par Roland Barthes (the title also plays on the dual “RB”). This is a two which, initially an argument, becomes the source of a stylistic practice : “There are two texts in what he writes. Text I is reactive and is driven by indignation, fear, inner ripostes, bits of paranoia, defences, scenes. Text II is active, driven by pleasure. But text I also becomes active as it is written, corrected and yields to the fiction of Style. At that point it loses its reactive skin and subsists only in patches (in slight parentheses).”
In this essay I would like to demonstrate, at the same time as I place his work in dialogue with that of Bruno Latour, how Barthes is one of the most lucid critics and conceivers of modernity while remaining on the threshold of contemporary ecological reality, which he did not see coming. His treatment of dualism is an expression of both a sceptical way of thinking which sees in modern dualism a design, a perceptible allocation, rather than a “reality,” and as a result the idea of a modernity subject to caution; but also an idea of a postmodern “irresponsibility” which has been unable to extract itself from the consequences of its mistrust of the “modern.”
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Today Roland Barthes is Dead: Killing the Body of Theory in The Seventh Function of Language by Laurent Binet
Zvezdana Ostojic
p. 23–38
RésuméEN :
On February 25th 1980, in front of the Coll ge de France, a traffic accident claimed a victim whose name was not unfamiliar: that of the famous semiotician and literary critic Roland Barthes. Was it merely an accident, or was it murder? In a bizarre police investigation, in which the boundaries between reality and fiction are blurred, police commissioner Jacques Bayard and his assistant, the young semiotician Simon Herzog, will prove that Roland Barthes was indeed killed, because he was in possession of a mysterious manuscript on the seventh function of language.
This article demonstrates the strategies that Laurent Binet adopts to problematize the myth that has been formed around the work and life of Roland Barthes. By staging Barthes's fictional murder, Binet liquidates the canonical monument of French Theory via the lowbrow intervention of the detective story. By killing off Roland Barthes, a tutelary figure of modern semiology, Binet questions the limits and potentialities of Barthes's legacy in today's post poststructuralist era when theorists are being increasingly assimilated into the popular culture, while also being fetishized within the closed academic eco-chambers. Binet adopts a popular genre to follow Barthes's steps in dismantling yet another one of the bourgeois myths - the Canon of High Theory. Finally, this article shows that Binet’s novel is an attempt to reanimate Barthes and French Theory by resituating their writings in the realm of the popular, material, and accessible.
FR :
Le 25 février 1980, devant le Collège de France, un accident de la circulation emporte une victime dont le nom n’est pas inconnu : il s’agit du célèbre sémiologue et critique littéraire Roland Barthes. était-ce un simple accident ou une tentative d’assassinat ? Dans une investigation policière abracadabrante où se brisent les frontières entre réalité et fiction, le commissaire Jacques Bayard et son assistant, un jeune sémiologue Simon Herzog, prouveront que Roland Barthes a bel et bien été tué car il était en possession d’un mystérieux manuscrit sur la septième fonction du langage.
Cet article vise à montrer les divers mécanismes que Laurent Binet adopte afin de problématiser le mythe qui s’est formé autour de la vie et de l’oeuvre de Roland Barthes. En mettant en scène le meurtre fictif de Barthes, Binet liquide le monument canonique de la French Theory via l’intervention lowbrow du roman policier. En tuant Roland Barthes, la figure tutélaire de la sémiologie moderne, Binet questionne les limites et les potentialités de l’héritage de Barthes au cours de la présente ère post poststructuraliste lorsque les théoriciens sont de plus en plus assimilés à la culture populaire, tout en étant fétichisés au sein des chambres d’écho académiques fermées. Binet adopte le genre du roman populaire pour suivre les pas de Barthes dans le démantèlement d’un des mythes de la société bourgeoise - celui du canon de la Haute Théorie. Enfin, cet article montre que le roman de Binet représente une tentative de réanimer Barthes et la French Theory en resituant leurs textes dans le domaine du populaire, du matériel et de l’accessible.
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« Le bon sens qui tue les nuances » : Barthes au risque du mythe
Louis Rouquayrol
p. 39–56
RésuméFR :
La critique du “bon sens” est une constante de l’oeuvre de Barthes. Pour en dégager les enjeux, cet article se propose non seulement de contextualiser cette critique, en la mettant en relation avec les débats philosophiques des années 1960 (Althusser, Deleuze, Foucault), mais encore d’en montrer l’ambiguïté. En effet, le rejet du bon sens peut se faire au nom d’une démystification rigoureuse, comme c’est le cas dans les Mythologies, ou par goût du paradoxe. Dans le premier cas, la critique de l’idéologie petite-bourgeoise suppose de construire une histoire du bon sens, à partir d’indications essaimées dans l’oeuvre; dans le second cas, en revanche, il s’agit de montrer que le goût du paradoxe ne se fonde que sur une haine des évidences de la doxa, haine qui trahit, dans une sorte d’aristocratisme, l’intention scientifique et politique du discours critique.
EN :
Barthes makes a constant effort, in his works, to criticize “common sense”. To understand this criticism, this article proposes not only to contextualize it, in relation to the philosophical debates of the 1960s (Althusser, Deleuze, Foucault), but also to highlight its ambiguity. Indeed, the rejection of common sense can be made in the name of a rigorous demystification, for example in the Mythologies, or because of a taste for paradox. In the first case, the criticism of petty-bourgeois ideology requires the construction of a history of common sense, thanks to indications scattered throughout the complete works; in the second case, the taste for paradox is only based on a hatred of the evidences of the doxa, which betrays, by aristocratic means, the scientific and political intentions of the critical discourse.
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Barthes’s Return to Michelet and the Question of New Life
Jennifer Rushworth
p. 57–69
RésuméEN :
In this essay I investigate the role played by the nineteenth-century French historian Jules Michelet in the late lectures of Roland Barthes. While it is well known that one of Barthes’s first books was devoted to Michelet (1954), the presence of Michelet in the late works of Barthes has yet to receive due attention. This neglect is especially surprising, since Michelet is explicitly evoked repeatedly as a key model for Barthes’s elusive novelistic project, his so-called Vita Nova. Firstly, I undertake a reading of Barthes’s claims about Michelet’s vita n[u]ova in his late lectures and seminars. Secondly, I look at Michelet’s own use of the term vita n[u]ova, and propose that there is often a gap between Barthes’s Michelet and Michelet par lui-même. Thirdly, I reflect more broadly on the implications of these inconsistencies and discrepancies for the question of conversion which is at the heart of the concept of “new life”.
FR :
Dans cet article j’examine le rôle joué par l’historien français du dix-neuvième siècle Jules Michelet dans les cours que Roland Barthes a donnés à la fin de sa vie. Tandis que l’on sait bien que l’un des premiers livres de Barthes a été consacré à Michelet (1954), la présence de Michelet dans les oeuvres tardives de Barthes n’a pas encore reçu l’attention requise. Cette négligence est suprenante d’autant plus que Michelet est évoqué explicitement et de façon répétitive comme modèle clé pour le projet romanesque de Barthes, sa soi-disant Vita Nova. Premièrement, j’entreprends une lecture des affirmations de Barthes autour de la vita n[u]ova de Michelet dans ses cours et séminaires tardifs. Deuxièmement, je considère l’usage que Michelet lui-même a fait du terme vita n[u]ova, et je propose qu’il y a souvent un écart entre le Michelet de Barthes et Michelet par lui-même. Troisièmement, je réfléchis plus généralement sur les implications de ces incohérences et divergences pour le thème de la conversion, lequel est au coeur de l’idée de “vie nouvelle”.
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Du fonctionnalisme à l’idéologisme : vers une critique de la critique dans Mythologies
Andy Stafford
p. 71–86
RésuméFR :
Autant d’expressions impersonnalistes, sinon fonctionnalistes, dans Mythologies (1957) de Roland Barthes pour caractériser le pouvoir social – “Ordre”, “statu quo”, “bon sens”; car le fonctionnalisme, sociopolitique plutôt que linguistique chez le jeune intellectuel, s’associe à une tentative marquée d’avancer une approche idéologisante qui dénonce la mobilité des mythes. En effet, la méthode du fonctionnalisme n’est pas seulement celle d’écarter toute agence humaine dans la création, et la circulation, des mythes, mais aussi celle de mesurer un phénomène mythique uniquement par ses effets : “nous jugeons la nocivité du mythe, annonçait Barthes en décembre 1954, non son erreur”. Si l’idéologisme joue un rôle primordial dans ce jugement, il tient aux capacités du mythologue : “introduire l’explication dans le mythe est pour l’intellectuel, soutenait-il en 1953, la seule façon efficace de militer”. Ce volontarisme intellectuel arrive-t-il dans Mythologies à mettre la sociologie “dans un courant d’engagement”, comme Barthes caractérisait son approche dans une interview radiophonique avec Jean Amrouche en 1956? Fonctionnalisme et idéologisme, peuvent-ils – selon son expression dans la même interview – “démystifier l’ensemble des rapports sociaux”? Tout en suggérant que la fonction du mythe dans Mythologies relève moins du Marx de L’idéologie allemande que du jeune Nietzsche de La naissance de la tragédie, cette critique de la sociologie fonctionnaliste montre, de façon provisoire, une parenté aussi avec la phénoménologie du même moment des années 1950.]
EN :
There are so many impersonal, indeed functionalist, expressions used in Roland Barthes’s Mythologies (1957) with which to characterise social power: ‘Order’, ‘status quo’, ‘common sense’. Indeed, the functionalist approach allows Barthes to use ideologism to expose the way in which myth is able to move freely in society. Furthermore, functionalism is interested not only in removing all human agency in the creation and circulation of myths, but also in measuring a mythical phenomenon by its effects; as Barthes put it in 1954 : “we judge the harm caused by myth, not its inaccuracy”. If ideologism informs these acts of judgment, then this approach is linked to political activity for Barthes in 1953, for whom “introducing explanation into myth is the only effective form of militancy for the intellectual”. Does this intellectual voluntarism mean that Mythologies is part of “a politically committed current” of sociology described by Barthes in a 1956 radio interview with Jean Amrouche? Can functionalism and ideologism play a role in what Barthes calls “the demystification of the whole of social relations”? Whilst pointing to the roots of Barthes’s method in Marx’s The Germany Ideology and perhaps even more so in Nietzsche’s The Birth of Tragedy, this critique of the functionalist sociology deployed by Barthes in Mythologies suggests also the continued influence of phenomenology in radical 1950s thought and writing.