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– Mais la guerre… elle n’a pas commencé alors … – Non… ce fut deux ans après… quand son collier s’accrocha à son poignet… quand il appuya son pistolet sur sa joue et pressa la détente … et tout ce qu’était ma mère s’écrasa sur le pavé en une masse sanglante… cette nuit-là… commença une traque de trente ans pour les voleurs et les assassins

Frank Miller, Batman Dark Knight

En novembre 1939, dans le numéro 39 de Detective Comics, Bill Finger, Bob Kane et Sheldon Moldoff donnent forme à une séquence qui s’impose comme une authentique scène première au sens analytique du terme : le meurtre traumatique d’où découle la vocation vigilentiste et la schize du futur super-héros. Ce segment narratif et figural puissant mais minimal ne cessera plus, dès lors, d’être reconfiguré et exploré par les artistes, scénaristes, dessinateurs et cinéastes qui se (re)saisiront du personnage de Batman.

Pour les lecteurs de Batman, qui l’ont découvert et pratiqué, depuis une trentaine d’années, à partir des imaginaires cinématographiques et transmédiatiques, archi-référentiels et ironiques, développés par Alan Moore, Tim Burton, Graig Caputo ou Grant Morisson, Christopher Nolan, Tim Loeb ou Frank Miller, cette scène originaire, se reconstituant sans cesse dans un jeu de reprises et d’étoilement, participe d’un haut degré de conscience réflexive. La réflexivité attachée à cette scène n’embrasse cependant pas la geste du héros dans son ensemble, et ne se déploie pas tel un métatexte glosant, dans la différences des variations, le faux secret sur lequel tout l’édifice repose : d’ailleurs, bien des scénarii délaissent cette séquence, la tenant pour implicitement acquise par les lecteurs. L’hypothèse sera ici d’envisager qu’à partir des versions graphiques – mais aussi cinématograpiques – qui repassent encore par cette séquence, s’ouvre une ligne réflexive reposant sur la valeur du détail, sur les possibilités figurales de la séquence minimale agençant un nombre restreint de motifs. D’où notre question : l’effet de reprise attaché à un ou plusieurs détails, s’incarnant en un dispositif figural, vaut-il comme une pure rime visuelle et imaginaire, servant la nostalgie et la continuité de la fiction et du récit? Ou bien, au-delà de cette scansion fétichiste servant le retour d’un moment de pathos et de fondation vigilentiste, le détail ne peut-il pas être porteur d’une puissance d’engendrement réflexif séquentiel et figural? Cette puissance ne s’exprime-t-elle que dans l’espace restreint de la case, dans celui intermédiaire de la série d’une suite de cases, une planche ou alors, amplifiée, ne va-t-elle pas jusqu’à déborder sur les pages suivantes, voire étendre son effet figural à l’échelle d’une oeuvre tout entière?

Fig. 1

Bob Kane

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1/ Lecture(s), réseau(x), généralité et singularité de la fiction

Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.

André Breton, Manifeste du surréalisme

Pour les lecteurs des métacomics réflexifs (Baurin 2012) – en est-il d’ailleurs d’autre sorte depuis The Watchmen? (1986) – , aucune difficulté à articuler entre eux les multiples avatars fictionnels du justicier de la nuit. Sans la moindre difficulté quant à la cohérence, la compatibilité ou la coexistence des mondes fictionnels, le lecteur glisse sans solution de continuité d’une déclinaison médiatique à une autre : en ce sens, s’unifiant autour d’une figure dominante – ici Batman, là Sherlock Holmes – la transmédiation repose moins sur des incarnations transfictionnelles variées et originales que sur l’expansion mondaine qu’elles suscitent à partir de l’accumulation des variantes. Il s’agit donc moins de concurrence des versions, éventuellement porteuses de contradictions entre elles ou d’incohérences dans la consistance d’un Canon, que de plasticité figurative et de propriétés cumulatives des avatars.

Reboot fictionel, univers alternate ou ultimate, dans le succès de leurs emplois, sont caractéristiques d’un mouvement double fait certainement de sophistication mais aussi de la plus grande évidence : ces réengendrements sont, quand on y songe, relativement abstraits sur le plan ontologique et de fait, supposent du lecteur une capacité d’accessibilité joueuse et très autonome quant aux versions mondaines proposées par les fictions. Un des plaisirs propres aux reboots et aux univers alternatifs ne réside-t-il pas – au-delà de la démultiplication en contextes différentiés et potentiellement illimités – justement dans la possibilité d’articuler entre elles des données hautement contradictoires : contradictions qui n’apparaissent comme telles que dans la mesure où la relation à la fiction se voit conçue dans les termes binaires d’un univers de référence de type hypotextuel que prolongeraient ses versions fictionnelles ou hypertextuelles. Chaque avatar n’efface ni ne remplace les versions précédentes ou parallèles mais construit une relation aux versions mondaines antérieures faite tout à la fois de compossibilité et d’autonomie. Ce type de relation et de disposition lectorale annulent alors le principe binaire de non-contradiction logique au profit d’un usage de la fiction qui n’est pas sans évoquer la simultanéité des propositions antithétiques que Borges imaginait dans le roman du “presqu’inextricable T’sui Pen” (2010 : 506).

Que l’on envisage la sophistication ludique des versions simultanées ou, que l’on plaide, pour la relance épisodique et limitée des scénarios au cas par cas, toutes ces versions de monde relancées (reboot) ne poseraient finalement pas d’enjeux réflexifs particuliers – au-delà des intertextes, mises en abyme, métalepses que l’on peut explicitement y trouver – sinon que ces alternatives redémarrées n’effacent nullement la mémoire générique ou intertextuelle des versions antérieures et/ou concurrentes. Renaissances ou alternatives ne réclament pas même la posture d’un oubli feint de l’urtext tant la qualité ou la saveur de l’avatar réside dans l’effet de relecture orthodoxe ou hétérodoxe, respectueux et nostalgique, distancié et radical. La circulation à l’intérieur du corpus ainsi que la reconnaissance de stations constitutives servent une réflexivité fictionnelle qui ne repose pas nécessairement ici sur des thématisations appuyées, comme celles de la métafiction par exemple. Redistribuer les étapes de la chronologie interne du corpus constitue un procédé consubstantiel aux jeux fictionnels se déployant entre les avatars : ces jeux ne réclament aucune “suspension volontaire de l’incrédulité”, selon l’antienne consacrée, comme condition d’adhésion ni d’immersion participative spécifique. Ils évoquent plutôt l’usage, tout à fait conscient, d’une encyclopédie (Eco 1979) ou d’une banque de données reliant entre elles versions, séquences et figures manipulables à l’envi; c’est dire que cet usage suppose une relation aux items du corpus et à la fictionalité tout à la fois très abstraite et ludique, sophistiquée et opératoire, parfaitement érudite, référentielle et interniste : chaque détail de la fiction originaire – non pas chronologiquement, mais pragmatiquement première – essaimant en séries de traits identifiables ou anamorphosés.

Pour les lecteurs rompus à cet usage réticulaire, transmédiatique et hyperfictionnel, les avatars, variations et reprises ne sont ni en concurrence ni en contradiction les uns avec les autres. Leur expansion configure un univers qui ne peut cependant être décrit comme apocryphe[1] : un apocryphe suppose un point d’origine et des excroissances plus ou moins orthodoxes par rapport aux récits canoniques. Ici, tout point d’entrée peut valoir comme origine, les connections possibles des avatars entre eux permettent tout autant leur circulation que la prise de conscience des formes, des réécritures, des anamorphoses : soit la forme de réflexivité fictionnelle que nous cherchons à caractériser dans cet usage. Ce type de lecture est donc cumulatif, chaque nouvelle aventure y prend forme selon un kaléidoscope de reformulations : montage, réseau, branchements (Amselle 2005), quelle que soit la métaphore critique, son principe est celui d’un assemblage d’éléments hétérogènes mais non-exclusifs. Pour cet imaginaire de la lecture, répétition ou reprise supposent un coefficient de différence dont la mesure effective est une des conditions du plaisir qu’on en tire. Les formes du retour sont pleinement compatibles avec celles du renouvellement, voire de la nouveauté, qui, l’un comme l’autre, sont des conditions de possibilités de l’expansion réticulaire des avatars : la violence d’une relecture comme The Killing Joke (Moore & Bolland 1988) illustre cette dialectique du renouvellement et de la nouveauté : la première reformule l’évasion du Joker et le piège vengeur qu’il dispose à l’attention de Batman, quand la seconde radicalise les événements par la balle tirée sur Barbara Gordon, sa paralysie, son viol implicite, l’humiliation de la nudité de Gordon.

Pour les lecteurs formés aux rhétoriques postmodernes du comics faites de circulation des références, de jeux métafictionnels et d’une saturation de marqueurs réflexifs, une version introduisant des événements radicaux au plan local d’un récit ne présente pas pour autant une contradiction indépassable empêchant que les personnages connaissent des reboots à répétition et soient déplacés ailleurs dans des temps et des lieux alternatifs.[2] C’est donc d’une fiction continue ou d’un corpus s’auto-généralisant qu’il s’agit; ces alternatives procèdent, non pas de l’autorité intertextuelle d’une bibliothèque constituée en raison ou selon une chronologie déterminée et contraignante, mais au moyen d’enchaînements et de mises en relation qu’opèrent les lecteurs à leur grée ou à partir de leur compétence architextuelle : d’où le succès récent de l’affixation “verse” néologisant à partir du nom propre – celui du créateur comme du personnage – toute expansion fictionnelle et intermédiale dont il est l’origine : Mignolaverse, Batmanverse. En ce sens, la dimension réflexive peut y être envisagée comme relevant moins des pratiques d’auteurs que des connexions et des parcours qu’élaborent les lecteurs.

La continuité fictionnelle est donc tissée de versions et de variantes dépassant sans difficultés majeures les contradictions locales de cohérence et de consistance des mondes fictionnels entre eux au profit d’une métacontinuité – un universe? – en constante expansion ainsi que d’une transfictionalité (Saint Gelais 2011) banalisée : cette dernière dimension étant désormais devenue la conséquence fictionnelle de la lecture contemporaine des comics, et plus largement des maillages intermédiaux (Gaudreault 2008), des convergences (Jenkins 2008), ou tout autre modalité de mise en relations trans ou inter médiatiques (Freud 1987 : 282).

Si la circulation est par nature reconfiguratice, le segment du meurtre de Martha et Thomas Wayne, ainsi que son agencement figural propre, conservent-ils ou non leur valeur de matrice fictionnelle à partir de laquelle un bouquet de figures et de développements narratifs possibles s’avère disponible ?

2/ Scène première et déploiements secondaires

L’image isolée n’est-elle que reflet, doublure? Simple sanction, indice? Soulignement? Ou bien signal, appel? Rappel, probablement : sois vigilant cette fois-ci, ouvre l’oeil!

Claude Ollier, Cinq contes fantastiques

Nuit. Gros plan. Violemment, une main agrippe un collier de perles. Il cède. Les yeux d’un enfant, grands ouverts, horrifiés … un cri (silencieux?) … La terreur, les larmes, le temps se fige … Une ruelle sombre à l’arrière d’un théâtre, la sortie des coulisses et des loges. Plus loin, on devine la grande avenue. Le père du petit garçon effrayé cherche à calmer la situation. Un petit truand. Le père a donné son portefeuille. Pas d’héroïsme inutile. Rien ne vaut de mettre en péril la vie des siens. Le père le sait. Mais ce geste vers le cou de Martha! Thomas Wayne s’interpose. Coups de feu. Comme au ralenti, les perles semblent s’envoler dans les airs, retombant sur le trottoir pour rouler au sol, pendant que s’affaisse le corps de la femme. Le garçon voit son père s’effondrer également. La chronologie des deux morts pourra différer dans les versions à venir, comme le souvenir redistribue à l’envi l’ordre des séquences d’un récit, ou encore, selon le renversement causal propre au rêve et analysé par Freud.[3] Pour le reste de sa vie, l’enfant rejouera, encore et encore, la séquence traumatique. La structure de son monde psychique est désormais inséparable de cet enchaînement. Il le détermine, conditionne son éthos, la motivation de ses actions futures, ses comportements. Archéologie de sa métaphysique nocturne, là réside l’origine de sa mélancolie silencieuse, de son obsession de la justice et de la violence, là se tient la limite, sans cesse expérimentée, au seuil de la mort à donner : toute une mythologie surgit dans l’instant de ce trauma.

Dans la planche de 1939, la séquence est des plus brèves : six cases seulement mais, à la manière d’une boule de neige se transformant en avalanche, la suite narrative minimale devient origine formulaire, tout à la fois irrévocablement fixée et infiniment ouverte. Dans sa puissance de condensation, l’économie du découpage apparaît bien comme la condition sine qua non de l’engendrement du mythe au sens barthésien et contemporain du terme. La culture de masse est grande productrice d’archétypes, et sa critique se plait à légitimer leur signification en en appellant à l’autorité transhistorique du mythe, cela tout en soulignant la contemporanéité significative de leur imaginaire. Un tel recours suppose la cristallisation d’instants, de situations ou de gestes en une série de mythèmes identifiés. Partant, ces unités sont pleinement disponibles pour être continument réagencées au moyen de déplacements et de reprises : c’est le mode spécifique de réflexivité qu’ils produisent qui est ici notre objet. Ce qui retient alors notre attention n’est pas :

1 - que cette réflexivité puisse relever d’une intertextualité et d’une transfictionalité sophistiquée digne de distinction du seul fait qu’elle provienne du champ de la culture pop; une réflexivité offrant ainsi la possibilité de rejouer, à partir d’elle, une stratégie de légitimation fondée sur l’auteurisation et la spécificité de poétiques narratives ou graphiques exprimées dans ces reprises

2 - que cette réflexivité implique une érudition fanique et lectorale particulièrement active et ouverte et qu’elle impose un décloisonnement des hiérarchies du high et du low au profit d’une pragmatique démocratique ou identitaire des lectures (voir sur la fanfiction, les analyses de Mémeteau 2014)

3 - enfin, que cette réflexivité se confonde avec une condition transmédiatique partagée reposant sur les multiples renouvellements formels et sémantiques qu’impliquent les changements de supports médiatiques, les transpositions et les adaptations : cela au point de n’être plus qu’un aspect secondaire d’une analyse du champ de la consommation culturelle en terme de convergence (Jenkins 2008), de remédiation (Bolter & Grusin 1998), de no brow. (Swirski 2005) ou de médiacultures (Maigret & Macé 2005)

Interne ou externe, auto ou hétérotextuel, dans les limites de l’oeuvre et d’un nombre restreint d’hypertextes ou, au contraire, dans le compas plus ou moins ouvert des références qu’elles connectent entre elles, le type de lecture envisagé ici repose sur deux points essentiels qui en constituent la spécificité – et probablement aussi, la limite : le premier conduit à s’interroger sur la poétique graphique du détail; le second suppose de prendre en compte le réseau subjectif que construit un lecteur à partir d’une série de références qu’il associe selon des processus qui ne dépendent pas d’une combinatoire savante ou même fondée en raison. De la conjonction du détail et de la lecture réticulaire découle un mode particulier de réflexivité qui engage tout autant la communauté possible des lectures que l’expérience de subjectivation que réalise quiconque à l’origine d’un parcours, d’un réseau, d’une bifurcation.

Un mythème, dans son emploi structuraliste, suffit donc à lancer une chaîne de réinterprétations graphiques, séquentielles et sémantiques à partir d’un élément singulier. Unité à l’intérieur d’une série signifiante, le mythème est une station dans un récit plus ample qui ne bloque pas la variation mais en constitue la matière même, cela sous une forme allusive, implicite, développée ou littéralement reconstituée. Dans la séquence de 1939, l’assassinat du couple Wayne offre une allégorie de l’origine : celle de la vocation du personnage de Batman bien sûr, mais aussi de l’engendrement mytho-poïétique de la sérialité même se fondant sur le principe de reprise comme moteur transtextuel.[4] Tous deux n’auront de cesse d’être développés, par les auteurs dans le corpus des réécritures de Batman, et par les lecteurs dans l’élaboration traumatique de la persona du vengeur de Gotham.

Une case à elle seule, dans la planche de 1939, laisse entrevoir ce devenir et l’interface temporel qu’elle induit : sur un fond vert et jaune abstrait, non figuratif, qui peut évoquer la lumière des réverbères dans la rue comme celle de la chambre de l’enfant que l’on voit dans la case suivante, s’inscrit le visage de Bruce Wayne, en larmes : dans l’instant qui suit le meurtre? Dans le souvenir qui le hante et dans la distance de la remémoration? Le temps s’est figé graphiquement ou s’est dédoublé sur le plan figural ce qui, sur le plan narratif de l’événement et de ses conséquences traumatiques sur Bruce, revient au même. Son visage ne permet pas de lire de façon claire son âge et de situer ainsi la temporalité de cette case. Enjambant le temps et l’espace, l’image est alors bivalente. Expression figurale d’une situation indécidable sur le plan de la temporalité narrative, elle permet de dépasser la contradiction des temps, pour donner forme à leur compossibilité : donner forme tout autant à l’instant immédiat qui suit le meurtre qu’au travail inachevable d’un deuil qui constituera, dès lors, le sous-texte de toutes les autres images à venir. C’est bien cette ambivalence figurale, saisie ici à son origine même, qui, sur le plan de la réécriture visuelle et ses étoilements fictionnels, constitue l’inépuisable matière de la reprise.

Fig.2

Une Case de Bob Kane

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Dans ces conditions d’indétermination figurale, le trauma comme engendrement du long corpus de récits à venir ne dépend pas d’un savoir spécialisé, érudit ou fanique, compilant et assemblant rétrospectivement les items dans leurs réalisations transmédiatiques. Il procède aussi d’un savoir commun, essentiellement simple, donc incomplet, lacunaire : pour parler avec Schefer (1977), c’est celui d’ “un homme ordinaire du comics”. L’ “homme ordinaire du cinéma” n’a d’autre savoir du cinéma que celui d’avoir vu des films souligne Schefer. Il fait de l’expérience psychique, émotionnelle et cumulative des séances et des films, la matière même de ce savoir et du discours qu’il peut en produire – ou pas. Ordinaire, ce savoir l’est d’être non-systématique et d’assumer sa contingence. Se constituant selon la découverte des albums et des films, ce savoir est l’expression d’une singularité pouvant entrelacer tout autant aléatoire que réflexion, bricolage qu’érudition. Souligner cet “ordinaire” revient à prendre en compte l’archive singulière et ses origines biographiques, tout ce qui réunit les “pièces” d’un texte continu élaboré par chacun, lecteur, auteur et artiste : une bibliothèque imaginaire de Batman ou de toute autre fiction (personnages, mondes, situations) dont les éléments sont parcourus, montés et lus, sur un mode réticulaire et analogique. Avant toute variante narrative portée par une nouvelle version (Burton en 1989 ou Snyder en 2016), le trauma de Bruce s’impose comme la fabula originale du Batmanverse, fixant l’ordre idéal de sa séquence et le découpage de ses stations, tout en ouvrant l’autonomie figurale qui peut en surgir. Il est toujours possible d’accentuer tel aspect, de livrer l’enchaînement à la dilatation ou à l’ellipse, d’altérer la lisibilité du trauma par stylisation ou abstraction : mais dans ces effacements mêmes, la structure préexistante demeure en cela-même qui la déforme ou la reprend, la ressasse ou la refoule. Le réseau réflexif de Batman abrite un spectre traumatique conditionnant toujours la possibilité des agencements nouveaux. Pas plus les acquis d’une batmanologie que le fétichisme complétiste des batmanias ne constituent les conditions de la question réflexive : c’est plutôt à partir des usages créatifs des lecteurs qu’elle doit s’envisager, des connexions nouvelles qu’ils opèrent entre les items et les médias, des lectures associatives et anachroniques, transmédiales et transfictionnelles produites dans un geste fait tout autant de continuité que de prélèvements. En conséquence, le paradoxe – et l’objection – de l’aléatoire des reconnaissances et des analogies cesse de constituer une limite de l’interprétation pour s’affirmer plutôt comme une des conditions communes de la lecture réflexive.

C’est en ce sens que dans la culture de masse, dont les avatars transmédiatiques de Batman participent pleinement, la combinatoire réflexive constitue alors l’ordinaire et non pas l’exception. La réflexivité n’y est alors pas une plus-value qualitative dotant l’oeuvre d’un sens supérieur ou d’une complexité accrue. Elle est, au contraire, le tout-venant des enchaînements renvoyant chacun à la production même de la figure qu’il engendre. Batman n’est pas qu’un personnage, Batman est un corpus in progress, et si la lecture à l’unité est toujours possible, mythèmes ainsi que séquences narratives et figurales constituent les points d’intersections et de nouages au moyen desquels la circulation des versions et variations transcende les limites linéaires et répétées du récit et de l’intrigue. Or, si cette modalité d’enchaînement n’est pas simplement cumulative mais bien authentiquement réflexive, c’est parce qu’elle repose, au-delà du discours narratif de la séquence, sur l’autonomisation du détail. Elle engage une lecture à la fois rhizomatique et paradigmatique, offrant toute latitude de circulation et d’association. Cette lecture substitue au syntagme séquentiel du récit hégémonique, l’éclatement du comics, et même de la page et de la case, au profit d’un jeu de circulation figurale du détail.

3/ L’art du détail : expansion figurale et réflexivité.

Batman : Je vois encore les perles de ma mère rouler vers la bouche d’égout. Robin : La vie est un champ de bataille. Les gens bien ont des fins horribles, comme les mauvais. Batman : Le son des perles tombant dans l’eau semblait aussi violent que les coups de feu qui les avaient précédés. Robin : Le deuil et le remords sont des maladies de faibles.

P. Tomasi & P. Gleason, Batman et Robin , Né pour tuer

Les perles qui s’échappent du collier de Martha Wayne constituent donc ma scène figurale. S’attacher ainsi à un détail, dans la perspective attentive que Daniel Arasse donne à ce terme, et cela suivant la logique réticulaire et figurale développée plus haut, amène inévitablement à cette première personne quand la visée théorique évitait une telle exposition. Hors de toute préséance chronologique, je peux légitimement situer le point de départ de ce parcours réticulaire chez Loeb ou chez Miller, ou dans le Batman de Burton (1989) qui tous le reprennent et, plus largement, dans toute version présentant la configuration minimale du meurtre du couple Wayne sous les yeux de l’enfant.

Qu’importe d’ailleurs que la figure s’impose par une mise en valeur particulière dans l’oeuvre ou qu’une élection plus subjective et secrète l’ait distinguée : tout comme la série qu’elle ouvre, la figure est investie, par le lecteur ou le spectateur, d’un effet de récurrence plus ou moins systématique. Figure obsédante ou mythe personnel,[5] la série d’images entraîne une circulation interne à un champ médiatique ou largement ouverte sur le plan intermédiatique (par exemple, ici, entre la bande dessinée et le cinéma) procédant de sélections, de prélèvements et d’associations.

Un point départ comme un autre, un parmi d’autres : la scène traumatique à l’origine de la vocation et de la névrose du justicier trouve, dans ma lecture personnelle, son expression figurale ou son énigme, dans la perle et la série rompue des perles du collier. La métaphore est surdéterminée et entièrement disponible pour exprimer la mort, la clôture circulaire de l’obsession, la singularité douloureuse et à jamais séparée du fil qui le reliait à la vie commune (la filiation, l’amour des parents, la protection de leur présence). La perle et sa série ne manquent certainement pas d’interprétations : pureté, blancheur, valeur, harmonie du cercle familial, du couple et de l’enfant en son centre. La figure est largement ouverte à cette herméneutique de la mélancolie et de la noirceur que le gothicisme et la schize, caractéristiques de l’imaginaire nocturne et urbain de Batman expriment si bien.

La puissance figurale du trauma engendre une série qui sans cesse réinscrit dans les formes du dessin et la composition de la planche, l’insistance de la matrice (le cercle, le rond, la sphère), et partant, par métaphore, l’absence traumatique de la mère, des parents. Dès lors, l’expansion figurative sert un effet de contamination du trauma renvoyant les formes et les objets à une matrice graphique et une scène originaire issues et réenclenchées par la sphère et le cercle, à l’unité ou en série : lune, oeil, jantes, flaques, gouttes, boucles, lampes, plafonniers, lunettes, flocons, ballons et balles, ballons aérostatiques flottant dans le ciel de Gotham,[6] ou encore canon d’une arme que point le Joker vers le lecteur (Loeb, Amère Victoire, 1990-2000) en une forme de regard caméra exploité depuis les débuts de l’histoire du cinéma[7] comme un effet de menace réflexive visant le spectateur, abrogeant la distance, désignant le foyer énonciatif de l’objectif, le confondant avec le viseur de l’arme : to shoot – filmer/tirer. Le cercle noir du canon – sa perle noire? – se découpant sur le triangle de la face blanchie du joker – comme est noire celle du vengeur – participe du réseau en réactivant la source figurale du premier coup de feu traumatique le soir du meurtre des parents de Bruce.

Ailleurs, la série se creuse en gueule d’ombre : futs, tuyaux, corridors, tunnels, canalisations, grottes souterraines qui offrent une autre scène répétitive. Initiation à la peur et à l’ambivalence chtonienne de la grotte, de la chute, de la morsure de l’animal totem et du sauvetage par le père. En se reproduisant au fil des récits, la scénographie matricielle identifie les victimes à la situation traumatique, suscitant les mêmes images, des découpages et des cadrages paginaux, d’autant plus visibles qu’ils jouent de déplacement, de variations locales, d’anamorphoses. On la trouve par exemple, dans Batman, Whatever Happened to The Caped Crusader? (Gaiman & Kubert 2010), peut-être le seul album à mettre particulièrement l’accent sur Martha Wayne, mais surtout on retrouve, répétée ou déclinée, la scène se rejouant à d’autres instants de morts traumatisantes.

Fig. 3

Loeb

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Présente chez Loeb, la figure circulaire de la poursuite lumineuse éclaire, au centre de la piste, les corps du couple d’acrobates de part et d’autre du fils traumatisé; cercle traumatique que reproduit dans l’arrière plan de la case la lumière du projecteur placée sur Bruce assistant à la répétition temporelle et figurale de la mort de ses parents. L’identification paradigmatique a débuté dans la case précédente au moyen d’un déplacement de motif : les cordes du trapèze se rompent tout comme s’est brisé le fil du collier. Dans le corpus-réseau, l’analogie figurale sert l’identification de toutes les victimes à la scène du trauma, que ce soit le couple des parents ou les figures féminines, dès lors infiniment rapportées à celle de la mère. Les formes de cadrage et de découpage servent stase ou suspend marqués par la volée des perles séparées. Parler d’un effet de suspension, de ralenti ou de flashback, c’est qualifier sur l’échelle du temps et du mouvement, tout à la fois l’anamnèse et la circulation entre les oeuvres, c’est se placer tout autant dans la l’expression thématique et figurale de la scène traumatique que dans la construction objectivant, par le réseau, la consistance de ma figure lectorale subjective. Ainsi dans “Pertes” (Stelfreeze & 0’Neil 1997) de cette victime qui, sur le plan diégétique, n’est pas Martha Wayne mais qui, au plan figural, le demeure, ou le devient à nouveau :

Fig. 4

“Pertes”

Stelfreeze & 0’Neil 1997

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Déployant l’incription des temporalités tressées, la figure s’impose dans Arkham Asylum (Morrison & McKean 1990), alors que Batman s’entretient avec la psychanalyste Ruth Adams, au fil d’une série d’association verbale en question/réponse (“Mother/Pearl; handle/revolver; gun/father; father/death; end/stop”) le découpage de la planche installe un fonds d’images mentales sur lequel les perles se répandent, manifestant alors leur dimension de lien perdu – le fil rompu du collier – mais aussi d’indissoluble continuité entre le passé obsédant et le présent, et dans laquelle la pulsion de violence qui travaille Batman sourdement, trouve son origine et sa permanence.

Fig.5

Arkham Asylum

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Fig. 6

Williams 1997

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Une fois identifiée, la figure se déploie (Williams 1997) vers davantage d’autonomie et de stylisation, mais tout en restant encore explicitement attachée à la scène première du meurtre des parents (Fig.6); ce sont moins les pupilles noires dilatées de chagrin du petit garçon (cases 2 et 3 en chiasme dans le partie supérieure de la page) qui renvoient au motif circulaire des perles et du collier que le principe de composition de la pénultième case de la page : demi-cercle de lumière blanc, tranché par la centralité de l’axe tracé par le corps de l’enfant; de part et d’autre ses deux parents, non pas étendus comme dans la plupart des représentations du couple Wayne, mais agenouillés dans une position symétrique qui enserre l’enfant, en un autre-demi cercle en abyme du premier, au sein d’une figure dont Batman – l’enfant en est un double – ne sortira plus.

Mais l’origine du trauma peut aussi procéder d’une scène première dont l’archéologie figurale renvoie la responsabilité de la mort des parents à l’enfant lui-même. S’inspirant de Dark Knight (Miller 1999, chapitre 1) et de Year One (Miller & Mazzuccheli), Nolan choisit, dans le premier volet de sa trilogie, de construire la fracture du personnage selon cette perspective. Le film commence par la chute de Bruce dans un puits découvrant le couloir d’une grotte d’où sort un vol de chauves-souris qui terrorise l’enfant. Chronologiquement premier, ce traumatisme fournit à Nolan la cause indirecte du meurtre des parents : chez Miller (1999), la famille Wayne sort du cinéma après une projection de Zorro,[8] mais c’est Nolan qui introduit une scène à l’opéra reprenant, dans sa mise en scène, des motifs liés à des chauve-souris. Effrayé le jeune Bruce demande alors à quitter le spectacle, son père accepte et la famille sort dans la ruelle pour rencontrer alors le voleur qui abattra le couple Wayne. Pas de motifs donc liés à la perle et au collier chez Nolan : la focale s’est modifié passant du deuil inachevable à la question de la culpabilité.[9] Bruce Wayne adulte, revenu à Gotham, redescendra dans ce puits et, l’explorant, y découvrira les volumes dans lesquels créer la Batcave, antre de ses pouvoirs secrets (Nolan 2005, 43’15).

Si la circulation ici décrite demeure cependant entièrement construite sur le mythème constitué en 1939, le repérage de la figure circulaire (rond ou sphère) déborde largement la motivation attachée à la séquence originaire. Celle-ci n’est plus qu’un référent lointain, voire absent, mais possible. Elle agit à la manière d’un spectre figural persistant dans la composition, le régime visuel, et qui au-delà du signifiant ponctuel présent dans tel album, apparaît comme un détail, un détail dans l’histoire. À la manière du détail qu’analyse Daniel Arasse (1992), ce détail défait, découpe, il est prélèvement, se détache et s’autonomise en un signe pointant vers un ailleurs qui n’est plus nécessairement lié – y compris dans l’effet de présence réflexive qu’il produit – au signifié figuratif de l’image. En suivant ici Arasse, dans son analyse du détail dans la peinture d’histoire, on voit qu’ici le détail est l’index d’une circulation fictionnelle associative privilégiant l’autonomie figurale sur la continuité narrative. Les détails appellent inévitablement à décélérer le pas, peut-être au détriment du thriller, mais au profit de l’arrêt d’un regard sur la forme graphique et la dimension plastique de la case et de la planche. Dès qu’il est noté, qu’il s’impose ou s’insinue, le détail relève alors d’un régime contemplatif ou esthétique et induit en conséquence une forme de réflexivité tout autant inhérente à la prise en compte de la matérialité du médium qu’à la jouissance des associations s’effectuant par le regard et la mémoire, c’est-à-dire deux instances fortes de subjectivation.

Dernier stade de cette réflexivité réticulaire du détail : le plus immotivé dans son ancrage référentiel au mythème original, quand l’oeil note l’inflation de tout ce qui peut visuellement entrer en relation avec la figure originale (perle, collier de perles), et cela que cette inflation soit objectivement constatable dans la dessin ou que le lecteur isole et surdétermine tels éléments pour les construire en chaînes figurales de signifiants, de formes, de traits. La lecture du détail privilégie sur l’enchaînement narratif hégémonique, une manière de lecture indiciaire faite de prélèvements et de renvois, d’associations et d’effets de reconnaissances : ainsi de façon interne, à un album et à la stylisation graphique qui est la sienne, on voit dans Arkham Asylum (Nils & Jones 2010) une case réintroduire, sans motivation diégétique majeure (autre que l’anamnèse ou la hantise), la figure du collier de perles, qui trouve son écho ou son accomplissement quelques pages plus loin à travers celle des gouttes de sang : à partir de l’identité minimale de la forme (le cercle, la sphère), l’analogie visuelle et les oppositions chromatiques ouvrent à un jeu d’inférences logiques entre les deux images. Ce jeu renvoie à la scène traumatique (le revolver, le vol du collier, la mort, le passé et ses couleurs, le rouge sang de la souffrance au présent) mais qui, dans le même temps, impose d’immobiliser la chronologie du syntagme narratif pour privilégier le feuilleté temporel des circulations paradigmatiques entre les images.

Fig. 7 & 8

Minuit à Gotham

Nils & Jones 2010

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Cependant, on peut aussi légitimement entendre l’agacement d’un lecteur devant cette circulation anarchique qui prétend s’émanciper du récit et de ses causalités immédiates, déborder les motivations scénaristiques locales au profit d’un grand archétype susceptible de s’illustrer en tout point, pourvu que la subjectivité revendiquée par cette réflexivité réticulaire du détail puisse s’arrimer sur une forme ou une figure circulaire ou sphérique. L’objection s’entend d’autant plus volontiers que cette figure de la perle peut se trouver partout : rond, cercle, sphère constituent un jeu de formes minimales attachées au dessin lui-même et à ses tracés originaux. La forme est tellement primaire dans l’expression graphique qu’elle peut virtuellement se retrouver partout, sa symbolique tellement répandue et diversement porteuse de valeur et de significations qu’elle peut être investie à volonté : c’est précisément sa polysémie et sa plasticité qui en font la navette idéale d’une opération se jouant entre les pièces disparates d’un corpus constitué par le lecteur à sa guise selon la résonnance particulière de ce qu’il a identifié comme une scène première.

L’imaginaire visuel lié à la verticalité urbaine de Gotham mais également, celui vectorisé par l’enquête, la poursuite, l’énigme et sa solution, la téléologie narrative du récit policier et criminel, duquel relève ici le régime vigilentiste et super-héroïque, permet de voir l’opposition plastique et graphique entre un réservoir privilégiant traits et lignes – expressions figuratives de l’action, du déplacement, de la progression du syntagme narratif – et un autre, les déclinaisons figurales du cercle (retour, reprise, répétition, circulation bouclée ou spiralée, inévitablement réflexive). Dans le monde de Gotham, sa verticalité, les trajectoires et la cinétique spectaculaire des corps, à commencer par celui de Batman, sont les expressions du mouvement et de la puissance narrative selon des trajectoires, des verticales, des jeux d’axes en plongées ou contre-plongées qu’explorent particulièrement les dessinateurs des corps super-héroïques dans leur déplacement dans l’espace urbain. Le cercle, le rond, la tache, s’impriment sur la page comme ce qui fait pause, stase, échos, réseaux : ces signes renvoient, en l’étoilant dans toute la fiction de Batman, à un modèle psychique spécifique, élaboré dans le trauma du meurtre originaire et qui vaudrait comme caractérisation psychologique du personnage. Le style graphique pouvant devenir la forme même d’accentuation du conflit intérieur : de la mélancolie à la colère auto-adressée, de la névrose encore sous contrôle jusqu’aux projections de sa schize que l’homme-chauve-souris identifie en ses ennemis.

Ainsi, dans Batman et Robin (Tomasi & Gleason 2014), les figures circulaires et sphériques servent une allégorie de la mémoire et du temps, à partir de données subjectives, d’images mentales que le personnage partage avec le lecteur. Alors que Robin se rend sur la tombe des parents de Bruce, trois pages sont saturées de lucioles et/ou d’étoiles; le discours tenu aux morts rejoue la scène figurale initiale tel que l’imaginaire attaché à la scène première l’a constitué. À la dernière page de l’album, après les épreuves, et notamment la confrontation de Robin à sa pulsion de vengeance, le jeune homme retourne près des tombes : la lumière est identique, mais le ciel est vide, sans étoiles ni lucioles : la sphère claire est cependant présente sous la forme d’une balle de baseball qu’Alfred et Bruce lui tendent, lui proposant le jeu, et partant l’inscription dans l’enfance, quand la scène tombale précédente se plaçaient du côté de la mélancolie et du deuil. Hush (Loeb, Lee, & Williams, volume 2) déploie ce type d’expansion au moyen d’un motif circulaire qui, d’une inscription initialement décorative, en vient à occuper tout l’espace et à signifier un manière de s’y mouvoir : les grelots blancs aux pointes du bonnet de Harley Quinn, “the Joker’s girlfriend”, tracés en ligne montrent la continuité du saut du personnage alors que son corps, quatre fois dessiné dans la case, accomplit sa pirouette; la figure manifeste ici son autonomie, devient notable pour l’oeil et la réticularité du détail exprime son trajet figural : dans la double page suivante, le lecteur pourra – ou non – relever les coups de feu, les trous dans la cape, les spots en fond de salle, les deux grelots dessinés dans la continuité de la rotation du personnage pour figurer son mouvement alors qu’elle tire sur Batman, et à la page suivante les douilles qui volent autour de lui.

La lecture réticulaire et figurale isole une question (la scène traumatique), l’identifie à des degré de littéralité et d’abstraction variés selon les oeuvres, mais aussi selon les lectures à une figure dominante (la perle et le collier), et à une séquence narrative minimale (le meurtre des parents venus de l’enchaînement minimal et fondateur de Bob Kane). Cette double modalité évite le reproche d’arbitraire et d’absolu liberté des associations précisément parce qu’elle contribue à produire un paradigme qui s’enrichit, se renforce ou s’infléchit pour se nuancer à partir des cas nouveaux acquis à mesure que le corpus est parcouru et connu (circulation réticulaire) et que les items sont identifiés par la dominante figurale. Ce double processus n’est pas celui d’une intertextualité et de sa poétique graphique de la reprise, pas plus qu’il ne relève de la réécriture générique, du remake ou de l’adaptation actualisante développée au fil des versions successives du personnage. Il conduit à envisager une pratique réflexive, dans la production comme dans la réception, qui interroge non seulement les relations que les fictions entretiennent entre-elles sur un plan qui vient, sans nier la motivation du récit, en tempérer l’hégémonie et l’efficacité : les moteurs narratifs et diégétiques, la fabula et la tension du thriller, ne constituent qu’une des formes de lecture des comics, qu’un de ses accents possibles.

Le type de réflexivité que j’ai voulu ici mettre au jour ne remet nullement en cause les données communes et consubstantielles à la culture méta qui informe la fiction hypermédiale de Batman : la prise en compte de la matérialité du médium est toujours prégnante et les jeux de reflets, de références et de reprises interrogent tout autant l’engendrement que les limites et les mutations des formes narratives, les expressions graphiques que les expansions fictionnelles et médiatiques : cette réflexivité réticulaire est consubstantiellement liée à la dimension figurale et elle conduit à une autonomisation de la part graphique ainsi que du découpage de la page, des enchaînements de cases, non pas uniquement comme conditions d’une organisation narrative mais comme événement plastique, partant, comme manifestation esthétique.

* * *

2016, l’affrontement était tellement attendu (Batman V Superman : Dawn of Justice). Certains espéraient, adaptée à l’écran, retrouver la noirceur de Miller qui voit dans le film de Snyder, “une abomination”, et assister à la confrontation de la surhumanité morale à l’humanité sombre portée par sa colère et son obsession, celle que Dark Knight avait révélée (Miller, Janson, Varley 1996) : les bandes annonces, les paratextes de toutes sortes préparaient l’événement visuel. Un peu plus mûr, peut-être fatigué, piochant dans la cave au grand dam d’Alfred, le Batman que campe Ben Affleck, est certainement plus torturé (ou blasé) que celui de Nolan, mais l’on reste loin cependant de la complexité névrosée du récit de Miller : reste cependant à l’ouverture du film l’exposition de la naissance du totem et de la vocation nocturne (la chute, la grotte, les chauve-souris) et, en montage parallèle, le meurtre des parents, la matrice figurale du collier, du canon de l’arme, les perles volant dans le plan. Image mentale de l’enfant à l’instant des obsèques dont il s’enfuit pour tomber dans le trou de la cavité, entrelacement de souvenirs et de cauchemars mêlés quand Bruce adulte, assoupi devant ses écrans, s’éveille en sursaut. Il n’y a qu’à effectuer le découpage technique de la séquence pour voir l’attention figurale avec laquelle Snyder isole, découpe/détaille (Arasse), le motif des perles et du collier, les mouvements, les accents qu’ils permettent; il n’y a qu’à opérer la comparaison avec le découpage paginal de Miller (1996 : 15-17) pour constater que, quelles que soient les variations, les oublis et pour les plus critiques, les contre-sens effectués dans le film de Snyder par rapport au comics original, ici aussi l’engendrement du personnage, la faille sur laquelle toute sa geste se construit, la motivation de ses actions à venir, trouve son origine dans un instant figural répété, repris, inévitable dans la mythographie dont procède encore l’avatar cinématographique de 2016.

Réseau, rhizome, bifurcation, branchement, raccord, suture, etc., autant de métaphores qui disent, selon des variantes d’imaginaire, le parcours figural émancipé, celui que les usagers – lecteurs, joueurs, spectateurs – emploient dans un régime de circulation transmédiale généralisée. Ce régime conduit à interroger une perte possible, en tout cas un affaiblissement certain de l’hégémonie narrative, par lesquels la lecture réticulaire substitue à la régularité du récit des formes lacunaires et associatives, s’interrompant, se combinant, composant des singularités. C’est parce que les fils narratifs sont ténus qu’ils se rompent; c’est parce que les figures se répandent, roulent et se dissimule en des endroits où l’on n’imaginait plus les retrouver, que la lecture réticulaire est une lecture perlée : discontinue mais régulière, répétée mais imprévisible, son effet est de ralentir les dynamiques cinétiques de l’action pour faire alors percevoir de nouveaux rapports entre les fictions, les images et les significations dont nous les investissons.