Cette affirmation de Lévi-Strauss sur le caractère paradoxal de la musique – à la fois langage et très différent du langage des hommes – s’adresse non seulement naturellement aux sémioticiens, mais sans doute également aux musicologues, aux philosophes et même aux amateurs de musique. La musique est l’un des phénomènes les plus émotionnels et cognitivement énigmatiques qui soit. Le désir d’une explication théorique de ce pouvoir proprement musical de susciter ou de générer des émotions et des idées hante les esthéticiens et des philosophes depuis des temps immémoriaux. Si tout le monde s’accorde à dire que la musique transcende le langage, on peut s’interroger sur la façon dont elle le fait. Est-elle trop vague (mais alors, qu’est-ce que le vague en termes conceptuels?), ou, au contraire, est-elle trop précise ou trop spécifique pour les mots, comme le disait Mendelssohn? Des questions autour de l’expression et de la signification de la musique jouent un rôle central dans la recherche musicale en général. Les approches non sémiotiques en études musicales qui impliquent des recherches dans de nombreux domaines adjacents tels que les théories des émotions, de la perception, de l’interprétation et de la signification semblent exiger une théorie du signe musical, une théorie capable d’appréhender ces domaines dans une seule approche. La sémiotique, avec sa double spécialisation sur le langage et la signification, semble être une discipline bien adaptée pour aborder la musique de manière théorique. En réunissant des articles de spécialistes de la sémiotique et de l’esthétique philosophique (Lucia Santaella, Dominique Chateau, Jean-Marie Chevalier, João Queiroz, Pedro Ata, Alessandro Arbo), de la musicologie (Eero Tarasti, Christian Hauer, Christine Esclapez, Peter Nelson, Mark Reybrouk) et de la théorie littéraire (Miriana Yanakieva), la motivation pour le présent volume était de fournir une expansion substantielle de la discipline naissante de la sémiotique musicale. Dans son article “Musical Semiotics – a Discipline, its History and Theories, Past and Present”, qui ouvre le présent numéro, Eero Tarasti note : “Lorsque nous examinons le vaste spectre des approches sémiotiques telles qu’elles apparaissent dans les oeuvres d’auteurs classiques ou dans les manuels ou les encyclopédies de la sémiotique, il convient de noter que peu de pères fondateurs ont parlé de musique”. Sans doute on souhaiterait que les sémioticiens tels que Peirce, Saussure ou Kristeva aient davantage parlé de musique. Cependant, l’absence d’un canon préexistant en sémiotique musicale a certainement inspiré les auteurs du présent numéro autant, sinon plus, que les quelques réflexions sémiotiques – sans doute fascinantes – qui ont été réalisées auparavant par des chercheurs dans le champ. Une des questions récurrentes les plus intrigantes de la sémiotique musicale et de la théorie musicale, est de savoir si la forme et la substance musicales réfèrent à autre chose qu’à elles-mêmes. La musique est-elle purement autoréférentielle (en termes plus explicitement sémiotiques : pourrait-on qualifier la musique d’“icône pure”?) (cf. Kruse 2007; Short 2007). Une telle idée serait, au moins à certains égards, compatible avec la proposition de Guerino Mazzola que l’harmonie et le contrepoint constitueraient un pur “abstractum presque comme un triangle parfait en géométrie [much the same as an ideal triangle in geometry” (2002 : 12), une pensée qui très clairement évoque le concept peircien d’iconicité. Ou bien la musique est-elle un art à connotation pure, pour peu qu’une telle chose puisse exister? La musique offre-t-elle, comme Christian Metz le suggère dans “Le cinéma : langue ou langage?”, un matériau “purement impressif” qui ne “désigne rien” (1964 : 81), prêt à être immédiatement rendu expressif par l’artiste, sans avoir à passer par la zone ’intermédiaire’ de la dénotation? Selon Eero Tarasti, …
Parties annexes
Bibliographie
- Kruse, F. (2007) “Is Music a Pure Icon?”. In Transactions of the Charles S. Peirce Society, Vol. 43, No. 4, Fall.
- LÉvi-StrausS, C. (1964) Mythologies I. Le Cru et le Cuit. Paris : Plon.
- Mann, T. (1931 [1924]) La montagne magique. M. Betz (trad.), Paris : Fayard.
- Mazzola, G. (2002) The Topos of Music : Geometric Logic of Concepts, Theory, and Performance. Dordrecht : Springer.
- Metz, C. (1964) “Le cinéma : langue ou langage?”. In Communications 4, Recherches sémiologiques : 52-90.
- PEIRCE, C.S. (1931-1958) Collected Papersof Charles Sanders Peirce. Cambridge, Harvard University Press, C. Hartshorne & P. Weiss (éd.), vol. I-VI, 1931-35; A. Burks (éd.), vol. 7-8, 1958.
- Short, T. L. (2007) Peirce’s Theory of Signs. Cambridge : Cambridge University Press.
Parties annexes
Bibliography
- KRUSE, F. (2007) “Is Music a Pure Icon?”. In Transactions of the Charles S. Peirce Society, Vol. 43, No. 4, Fal.
- LÉVI-STRAUSS, C. (1969 [1964]) The Raw and the Cooked, Introduction to a Science of Mythology : 1. J. & D. Weightmen (trans.), London : Harper & Row and Jonathan Cape.
- MANN, T. (1971 [1924]) The Magic Mountain. H.T : Lowe-Porter, London : Secker & Warburg, London, 1961, 1971.
- MAZZOLA, G. (2002) The Topos of Music : Geometric Logic of Concepts, Theory, and Performance. Dordrecht : Springer.
- METZ, C.(1991 [1964]) “The Cinema : Language or Language System?”. In Film Language : A Semiotics of the Cinema. M. Taylor (trans.), Chicago : University of Chicago Press : 31-91.
- PEIRCE, C.S. (1931-1958) Collected Papersof Charles Sanders Peirce. Cambridge, Harvard University Press, C. Hartshorne & P. Weiss (ed.), vol. I-VI, 1931-35; A. Burks (ed.), vol. 7-8, 1958.
- SHORT, T. L. (2007) Peirce’s Theory of Signs. Cambridge : Cambridge University Press.