Résumés
Résumé
En prenant pour appui l’oeuvre de dramaturges contemporains, cet article adopte une perspective phénoménologique pour analyser le rôle de l’imageacoustique dans les théâres du son d’aujourd’hui. Nous examinons entre autres comment, dans sa dimension “atmosphérique”, le son et la musique servent à représenter la température de la scène et comment ils sont utilisés pour réorienter les facultés perceptives du spectateur.
Mots-clés :
- Théâtre du son,
- logique de la vision,
- écoute,
- voix,
- image acoustique,
- environnement sonore
Abstract
Building up from the works of contemporary theatre directors, this article uses a phenomenological perspective to analyse the role of the acoustic image in today’s theatres of sound. In particular, I examine how, in their “atmospheric aspect” sound and music are used to represent the temperature of a play and how they can re-orient the perceptual faculties of spectators.
Keywords:
- Theater of Sound,
- Logic of Vision,
- Listening,
- Voice,
- Acoustic Image,
- Sound Environment
Corps de l’article
I. Théâtres du son : éléments pour un changement de paradigme
En balayant le panorama du théâtre contemporain, nous sommes de plus en plus convaincus que parmi les problèmes urgents, celui qui nous accroche – surtout avec les changements permanents introduits par les technologies dans le domaine des arts – est de mettre le son, ainsi que la musique, au centre de la discussion esthétique dans les arts de la scène.
On est par ailleurs convaincu que les principes méthodologiques mis de l’avant et les efforts analytiques quasi-complètement concentrés sur la présence de l’acteur occultent ce qu’il est désormais vital de connaître, soit les autres multiples formes de présence qui habitent le plateau, y compris le son et la couleur (De Marinis 2004; Fischer-Lichte 2004).
Par conséquent, les concepts utilisés pour concevoir et comprendre la pratique de la scène contemporaine sont mutilés et débouchent sur des visions partielles.
On ne croit plus à l’application d’outils de la pensée déjà fabriqués. C’est pourquoi, on considère que chaque recherche demande des outils, des perspectives et des stratégies analytiques qui lui sont propres. Cette réorganisation du savoir nécessite alors d’un changement de perspective ou de paradigme.
En observant la scène contemporaine, on peut donc dire qu’elle vit un moment de passage, une véritable rupture épistémologique – une sorte de déplacement du point d’approche sur les arts et, en particulier, sur le théâtre – qui met en jeu des nouveaux modèles (ou stratégies) au niveau de la composition du dispositif scénique. Cette rupture investit, en majeure partie, la relation que le théâtre entretient avec les stratégies de composition sonore.
À partir de ces considérations, nous interrogerons ici la définition du soundscape dans la pratique de metteurs en scène plus radicaux (J.-M. Larrue, M-.M. Mervant-Roux 2010, 2011; Valentini 2012), en discutant les caractéristiques de ce que nous appellerons la pensée sonore à la base de leur mise en scène. Avec cette notion, nous mettons l’accent sur une qualité de la sensibilité de certains metteurs en scène, qui organisent la scène comme une partition musicale, en suivant un processus dramaturgique qui s’organise autour du son. De ces considérations, découlent certains principes :
Une nouvelle attention portée à la composition sonore de la scène contribue à mettre au centre du débat international la puissance dramaturgique du son. Au début, dans notre perspective, nous distinguons ici la musique du son : le son couvre la gamme de l’audible; la musique est une portion organisée du son. On est face, en regardant la scène, à une sorte de musicalisation (Lehmann 1999 : 155-158), c’est-à-dire le principe régulateur de plusieurs approches adoptées par des metteurs en scène tels que Christoph Marthaler, Romeo Castellucci ou Heiner Goebbels qui organise la scène comme dans une composition musicale. Cela correspond à affirmer que les arts vivants, dans leurs manifestations les plus différentes, ont élaboré une pensée sonore autonome qui déborde le cadre de la musique pour la scène, en traçant le profil d’un Théâtre sonore à côté du Théâtre musical, forme connue jusqu’ici. Bien évidemment cette pratique est due, en premier lieu, à l’introduction de sonorités électroniques et électroacoustiques sur scène (Prieberg 1960; Valentini 2012) qui ont permis de “réinterpréter” sous un nouvel angle les partitions des auteurs classiques, surtout à l’Opéra. L’introduction des technologies électroniques a favorisé un passage déterminant, objet de ce texte : au lieu de composer avec les sons, on compose directement les sons, en intervenant sur leurs caractéristiques internes, en manipulant les hauteurs, les timbres, la vitesse des sons, comme dans les compositions de Scott Gibbons pour la scène de Romeo Castellucci ou de Ryuichi Sakamoto pour Shiro Takatani. En ce sens, dans les applications les plus radicale, la pensée sonore de la scène a conduit à l’émergence d’une forme autonome du dispositif sonore qui interroge la notion même de “Théâtre”. Nous nous référons au théâtre d’objets et de machines, qui se déroulent en l’absence d’acteurs comme dans le cas majeur de Stifters Dinge (2007) d’Heiner Goebbels ou de Telling Orchestra (2010) du Verdenstheatret. Ces spectacles touchent la notion même du théâtre, en interrogeant les fondements de la perception du spectateur, en remontant à l’origine du Théâtre qui était sonore, avant que visuelle, comme on le discute dans le deuxième paragraphe de ce texte. Dans cette dimension, agissent aussi les “sons trouvés”, c’est-à-dire des sonorités qui demeurent inexprimées dans les espaces – théâtraux et non – de jeu des performances. Parfaitement en ligne avec la pensée de John Cage (Cage 1961; Kendrick & Roesner 2011), ses sonorités se manifestent aux limites de la perception, et agissent de façon latente en s’agençant aux sonorités “composées”. En d’autres termes, les sons “involontaires” – à la limite de l’audible – présents dans les lieux, se mêlent aux sons “volontaires” produits en maniant les instruments.
Bien évidemment, cette dimension s’accompagne d’un changement au niveau de la pensée et de la pratique de la voix, au lieu d’être employée pour supporter le “dialogue” – simple véhicule de la signification des mots – on parle plutôt, au sens large, d’un Théâtre des voix, là où elle devient phonè, événement sonore, qui ne coïncide pas avec la communication d’un signifié. Dans ce cadre, la voix n’est pas l’instrument de la représentation sémantique (Barthes 1974 : 105), mais elle est déjà l’indécidable du corps, puisqu’elle en provient et s’en détache à la fois. Cela nous mène à considérer les incidents pulsionnels de la voix, en détachant la dimension proprement sonore de la signification. Ce faisant, la voix se maintient, pour ainsi dire, à la limite du corps en agissant, grâce à l’intervention des technologies, comme passeur entre son intériorité et son extériorité. En d’autres termes, la technologie d’amplification permet à la voix de prendre consistance sonore, musicale, en abandonnant le régime de la signification, de la clarté de la prononciation de mots. Cette réorganisation des fonctions de la voix sur scène, sur laquelle on reviendra plus loin, commence déjà à l’Opéra, en infiltrant sur les degrés tonals et les hauteurs du chant (Scotto di Carlo 1978 : 495-497).
Ces considérations ont un corrélat d’un point de vue dramaturgique : l’émergence d’une tension entre la vision et l’écoute. Cela signifie que, sur scène, se profile une sorte d’image acoustique qui, en le définissant, entre en relation avec le régime optique de l’image. Ce régime s’organise sur deux stratégies principales. Sur un plan, le son met en tension l’image en orientant sa perception (Castellucci et Takatani). En d’autres termes, le son contribue de plus en plus à définir l’atmosphère de la scène, ses tensions, sur lesquelles s’appuie le visuel qui en est le contrepoint. Sur l’autre plan, au contraire, le son est conçu comme indépendant de l’image (Sellars et Goebbels). Son et image voyagent sur deux couches séparées. Cela invite à penser les catégories d'un matériau acoustique et d’un matériau visuel qui se superposent dans la perception unitaire du spectateur. Les deux tendances ici présentées exigent une force d'entraînement pour l’attention et pour l’imagination. C’est là que s’installe la puissance dramaturgique parce que, on le sait, notre imagination est en activité seulement quand quelque chose est absent.
La pensée sonore ainsi tracée implique une redéfinition de la notion même de composition. Composer est, en premier lieu, étendre le régime du visible et de l’audible. Composer est tracer des lignes, dessiner une constellation entre des éléments non homogènes, convertir des forces incontournables, toucher des territoires inexplorés et conduire le spectateur dans la terre incognita d’une connaissance qui se révèle à la perception. Cela est le rôle majeur de la musique, et tel qu’employé sur scène, son rôle est d’intercepter et de convertir des forces qui ne sont pas encore audibles, en ouvrant l’espace, en donnant à entendre le temps. À ce niveau-là, composer n’est pas inventer : on se met plutôt à l’écoute du monde, le plus ouvert possible. Composer est, encore, prendre la responsabilité de la forme. Chaque forme est comme un courant qui traverse les éléments. La forme dont on parle peut-être comprise seulement dans un instant déterminé et elle concerne la précision des rapports entre les éléments. Cette idée musicale de la composition, on la perçoit à l’oeuvre sur la scène contemporaine et elle s’appuie sur un processus opérationnel : la transformation mutuelle de tous les aspects qui occupent la mise en scène.
D’ailleurs, ce principe de transformation ainsi que celui de métamorphose revient souvent dans les déclarations des metteurs en scène. Ces réalités émergentes ainsi comme nous l’appelons en se référent aux oeuvres fruits des processus de création, sont encore une fois le résultat d’un principe : ils représentent ce qui ne peut pas être prévu, toutefois et, en même temps, il doit forcément apparaître comme résultat d’une configuration des choses déterminées et agissant au niveau subliminal. Dans cet esprit, une oeuvre – et les travaux de Castellucci, de Fabre et de Lenz Rifrazioni le démontrent – est quelque chose de plus que la somme de ses éléments et, à la fois, elle est moins que la somme de ses éléments (Morin 1977 : 105-115). Elle est quelque chose de plus parce qu’elle ne cesse de produire un surplus, un reste, des émergences, de nouvelles réalités. Mais elle est aussi quelque chose de moins car des qualités ou propriétés des éléments visuels ou sonores peuvent êtres inhibées par des contraintes issues de l’organisation de la composition générale. En d’autres termes ces qualités attachées aux parties, visuelles ou sonores, considérées isolement, disparaissent au sein de la composition. C’est là, précisément, que prend forme le prisme à travers lequel il faut regarder : chaque oeuvre est à la fois plus et moins que la somme de ses éléments constituants. Cela témoigne du mystère insondable de chaque oeuvre scénique, sa capacité de nous attirer dans un réseau de perceptions même contradictoires, mais toujours marquantes, comme dans les travaux de Castellucci, du Teatro delle Albe ou de Shiro Takatani. Cela nous dit le pouvoir que le son et la voix ont pour induire une Θαυμάζειν (Thaumazein), à la lettre un “étonnement”, un “émerveillement” face à la scène. Avec ce terme, on parle d’un impact immédiat lié à ce qui arrive ainsi comme il est, sans médiations. Dans la philosophie grecque – plus précisément chez Platon – cette attitude se distingue nettement du δοξάζειν (doxazein), un événement perçu sous l’induction d’une opinion (Fergusson 2008).
Pour ces raisons, chaque analyse des pratiques de la scène sonore contemporaine doit impliquer le rôle du spectateur, sa pensée et bien sûr son corps, ses perceptions : on parlera d’une forme radicale d’embodiment. Pensons, à titre d’exemple, à ce que cela signifie pour un spectateur de pénétrer dans un environnement immersif comme un de ceux qui sont présentés sur les scènes actuelles : cette condition met en jet un circuit d’action-réaction-transformation qui implique les sensations et les affects du spectateur. Cela nous conduit à détecter, dans la composition du son pour la scène, une série de stratégies qui impliquent l’attention du spectateur. Schématiquement, on peut parler d’une stratégie qui met l’accent sur la dimension référentielle du son, en associant aux événements sonores des objets ou des actions, souvent liées au déroulement du temps de la scène : le spectateur n’est pas intéressé par le son en soi, mais plutôt par l’information que celui-ci véhicule par rapport au récit (Lenz Rifrazioni). Une autre stratégie adoptée par les metteurs en scène concerne l’induction d’une écoute réflexive, c’est-à-dire une canalisation de l’attention sur l’événement sonore en tant que tel, conçu comme présence autonome ou figure scénique (Castellucci et Goebbels). Cette attitude permet au spectateur de suivre les nuances internes du son, ses propriétés acoustiques, sa dynamique, ses aspects polyphoniques. Mais il y a une autre écoute induite par la composition et qui permet au spectateur de compléter la scène par la médiation d’une écoute contextuelle. Ceci met en relation le matériel sonore, ses agencements avec les autres matériaux de la scène, et le contexte individuel du sujet investi, en influençant ses potentialités imaginatives qui se superposent au “sens” des images qui se succèdent sur le plateau, en délinéant une autre image, parfois immatérielle, toutefois la seule qui compte : l’image qui surgit à l’esprit.
L’organisation de notre réflexion autour de ces aspects permettra donc de traverser des territoires divers en portant à l’attention du lecteur les formes du “théâtre du son”.
Toutefois, pour pouvoir développer notre argumentaire, il est nécessaire définir plus avant les notions de “Théâtre” et, ensuite, de “son” selon l’acceptation qui leur sera donné dans ces pages.
II. Théâtre : l’éclatement du réel
Les pratiques de la scène contemporaine nous posent l’interrogation suivante : sur quel plan de résolution du réel opèrent alors les metteurs en scène dont on parle ?
Notre intuition est qu’ils agissent à un autre plan de résolution des choses, à une autre échelle, en montrant une partie du “réel” qui n’est pas évidente, comme en regardant dans un microscope, par exemple. Pour les artistes dont il sera question ici, la scène n’est qu’un point d’intersection entre l’infiniment grand, le cosmos, et l’infiniment petit, l’univers de la matière invisible. Cela suppose que la nature des choses, et de l’image scénique, n’est pas ce que nous avons concrètement sous les yeux. À bien regarder, un tel état des choses concerne bien l’étymologie du mot “Théâtre”.
Théâtre dérive, en effet, du grec θέατρον (théatron), lieu de la vision et du verbe θεαομαι (Théaomai), regarder, considérer. Dans ce schéma, la chose qu’on regarde est θεαμα (Théama). Mais de quelle vision parle-t-on et quel est l’objet observé?
Pour répondre à ces questions, portons notre attention sur la racine partagée par ces termes : Θαυμά (Thauma) signifie admiration, merveille. Donc pour le Théâtre, on est toujours face à une vision qui produit une merveille. À la rigueur, si la chose qu’on regarde est toujours sous nos yeux, elle est familière et – à proprement parler – elle ne suscite pas de merveille. Bien différent devient l’enjeu si on se trouve face à quelque chose d’inattendu, qui n’est pas du régime de l’habituel; cette chose-là produit alors merveille, étonnement. Et Θαυμάζειν, (thaumazein) est le mot pour dire cet état dont le spectateur est affecté.
En suivant cette logique, le “théâtre” ainsi conçu nous transmet une manifestation sensible des choses – voire des dimensions – qui ne sont pas directement visibles, ne serait-ce que parce qu’elles ne font pas partie de l’habituel. Avant tout, au théâtre, la nature des choses n’est pas ce que nous avons sous nos yeux. La nature des choses est plutôt ce qui se cache et concerne le principe de transformation interne des éléments : il y a métamorphose.
Toutefois ce θέατρον (Théatron) n’est pas seulement le lieu de la vision, c’est aussi un espace d’écoute, Ωδείον (ōideîon) lieu où l’on écoute chanter (ᾄδειν), lieu où l’on entend l’évocation des choses qu’on ne voit pas.
Ce qui nous intéresse dans ces aspects de l’étymologie, c’est une certaine attitude à l’épiphanie des choses : donner forme, mettre en présence des choses qui n’ont pas encore une consistance sensible. C’est le processus d’interception et de conversion des forces impalpables mises en jeu par les metteurs en scène contemporains et qui concerne, au premier chef, le rôle de la musique et du son. À notre avis, c’est dans ce sens que s’inscrit la position de Boezio, dont le De institutione Musica, introduit une classification tripartite de la musique. La musica mundana, ou musique des sphères et des mouvements cycliques de la nature ; la musica humana, ou harmonie du corps humain et de l'esprit, et la musica instrumentis costituita, ou musique produite avec la voix ou les instruments (Boezio 1990 [500-507]; Vizzardelli 2007 : 50-72).
Selon Boezio, la musique authentique est celle qui reste silencieuse (mundana et humana), c’est-à-dire celle qu’on ne peut pas écouter avec l’oreille. On ne comprend pas les harmonies des sphères et non plus les mouvements de l’âme, toutefois on peut continuer à parler de musique parce qu’on peut distinguer entre les sons qu’on écoute et ceux qu’on entend. La différence est subtile, mais déterminante et elle rejoint notre argumentaire. Ainsi la musique est silence, dans la mesure où ce silence n’est pas absence de son, mais présence de son entendu et non plus seulement écouté. À la manière des pythagoriciens, pour Boezio il faut se détacher de l’expérience sensible et percevoir ce qui n’a pas encore de forme sensible (Fergusson 2008).
Toutefois, le fait qu’un son n’a pas une consistance visible ou tangible, ne signifie pas qu’il n’ait une relation avec le sensible. Les sphères produisent un son indépendamment de notre capacité de l’entendre; tout comme l’esprit qui en produit un à son tour. Bref, ils s’agit de sons en puissance, qui requièrent une conversion, de l’intelligible au sensible, afin d’être entendus. C’est une question de rapports qui se déterminent, à une certaine échelle, dans un système tonal. La musique est alors une façon de rendre audible ce qui ne l’est pas encore et qui doit l’être seulement à certaines conditions. Plus radicalement encore, c’est à la fois l’audible et le visible qui ne sont possibles que si certaines conditions sont satisfaites. Dit autrement, pour la musique le seul plan d’immanence ne suffit pas. “C’est en ce sens qu’exprimer signifie convertir, faire transiter une chose dans l’autre, la transformer pour la rendre sensible, disponible au régime du sensible” (Vizzardelli 2007 : 55).
Ici il y a le tournant qui nous ramène à la pratique contemporaine. Le théâtre est donc le lieu parfait pour faire éclater la réalité qu’on a sous les yeux et révéler d’autres dimensions. Ces dimensions nouvelles se révèlent, en grande partie, à travers la capacité de la musique d’agencer des sons qui permettent de donner à entendre quelque chose qui se dispose ou se dépose entre l’infiniment grand du cosmos et l’infiniment petit de la matière impalpable. La musique témoigne de la présence d’une force provenant d’ailleurs et qui ne peut pas être réduite à la somme des sons qui la constituent; pour cette raison, elle est capable de pénétrer à l’intérieur des choses, voici son caractère métaphysique (μετα τα φυσικα) : conduire à l’intérieur (méta) des choses, au coeur du concret (physis).
II.1. La trame matérielle du son
Avant de nous pencher sur un corpus d’oeuvres, nous devons introduire une définition du son.
D’un point de vue étymologique, le terme ‘son’ compte trois déclinaisons dérivées du Grec : ἄκουσμα [akusma], ἠχώ [écho] une forme de réverbération, et φωνή [phonè] comme voix. Emprunté au latin, sonus renvoie à une sensation auditive produite sur l'organe de l’ouïe par la vibration périodique ou quasi-périodique d’une onde matérielle propagée dans un milieu élastique, en particulier l’air. Ainsi le son se caractérise par un mouvement vibratoire, simple ou composé, de fréquence fondamentale et de timbre déterminé, consistant en une perturbation dans la pression, la contrainte, le déplacement ou la vitesse des ondes matérielles qui se propagent ensemble ou isolément dans un milieu élastique, et capable de provoquer une sensation auditive. La vibration, dans ce contexte, est une onde qui franchit la séparation que nous imaginons entre nous et l’espace.
Cela dit, le son renvoie, à une évidence : il est un corps, il répond à des paramètres d’ordre physique ; en tant que tel, il est une matière sur laquelle on peut intervenir avec des interfaces technologiques en altérant ses caractéristiques (Smoje 2003; Road 2001).
Cette déclinaison suggère trois passages sur lesquels il importe de se concentrer : d’un côté la mise en évidence de ses caractéristiques dynamiques et, de l’autre, sa disposition dans l’espace et dans le temps.
II.1.1. Les paramètres dynamiques du son
L’oreille humaine ne peut entendre un son que si sa fréquence est comprise entre environ 20 hertz et 20,000 hertz, soit de 20 à 20,000 vibrations par seconde. C’est donc un très petit intervalle de fréquences, comparé à toutes les ondes sonores qui se propagent autour de nous. Dans ce schéma, on peut classer les fréquences en “ultrasons” pour indiquer les sons de fréquences supérieures à 20,000 hertz et, en “infrasons”, ceux de fréquences inférieures à 20 hertz. D’un point de vue strictement sonore, cela signifie intervenir sur la matière d’un son ou opérer – par la médiation des interfaces technologiques comme un logiciel MAX/MSP ou un synthétiseur – sur des portions de son déterminées. Faire du son une texture moléculaire, c’est-à-dire le réduire à ces particules sonores élémentaires, grâce à un processus technologique, signifie agir sur la dimension interne du son en le considérant de plus près. Ensuite, après ce processus, le son est disposé à l’extérieur, dans la salle, de manière à ce qu’on entende ses pulsations, ses états d’agrégation – toute une poussière sonore qui, pour être entendue, demande une oreille prismatique, tridimensionnelle, afin de rendre perceptible la pulsion organique de la scène et de ses corps (Cox, Warner : 2006; Vaggione 1998). Le son devient un prisme à vitesse variable : manipuler l’onde, ses molécules, sa hauteur, son ampleur, sa dynamique, devient une véritable cinématique du son.
Le son, en tant qu’événement physique, est audible. Le champ d’énergie musicale qu’il porte en puissance ne l’est pas. C’est seulement lorsqu’il se crée un réseau de relations tissées entre les sons que la musique entre dans la réalité, ici et maintenant. Les relations et l’énergie musicales ne sont pas audibles, car elles se manifestent à travers les moments qui n’ont rien de tonal, de sonore, d’acoustique : le temps, l’espace, le mouvement ou les formes, les qualités musicales d’une oeuvre.
Smoje 2003 : 285
Il s’agit, en d’autres termes, d’explorer ce qui est au-delà de ce qui a été entendujusqu’ici, soit le lent et graduel passage de la notion d’expression à celles – bien plus radicales – d’interception, de captation et de conversion d'éléments sonores qui n’étaient pas perçues telles (Di Scipio, 1995 : 17). Or, dans l’histoire musicale du XXe siècle, le son a été conçu comme une manière de capter des forces, de leur donner une forme et, ce faisant, de les rendre audibles. Cette logique s’étend de façon durable dans la conception de la pensée sonore sur la scène actuelle.
II.1.2. L’espace des sons
Cette intervention sur la matière du son nous permet de discuter la notion d’espace sonore. On parle alors d’un espace interne, soit l’espace des caractéristiques du son, et d’un espace externe, soit sa disposition dans l’environnement de la salle. L’espace interne est la dimension où se manifestent les qualités sonores. C’est là qu’opère la particularisation mentionnée ci-dessus. On peut entrer dans le son en manipulant ses caractéristiques telles que la fréquence, la hauteur, l’amplitude, l’intensité et le volume. En d’autres mots, on intervient sur la tridimensionnalité de la forme du son (Vaggione 1998). Cela signifie également altérer l’espace composable des vibrations et la trajectoire de ses architectures : on parle alors des formes tridimensionnelles sonores prêtes à flotter sur scène ou dans la salle.
En ce qui concerne en revanche l’espace externe, on peut dire que si c’est l’onde qui circule et non le son, elle se propage dans toutes les directions à partir d’un corps sonore qui l’émet.
Chaque son a un vecteur spatial. Le son sera donc orienté, en considération de ses hauteurs et de ses fréquences, dans des directions différentes. Il s’ensuit que, si le son a un espace interne mesurable et composable, il faut considérer la manière de faire passer cette architecture des tempos et des durées dans l’espace de la scène (Fischer-Lichte 2004). On parle alors d’une spatialisation du son : des architectures invisibles prennent forme dans la salle. Cela advient parce que la disposition des sources sonores (haut-parleurs) forme une chambre immersive qui permet d’introduire des notions d’ordre dramaturgique comme celles d’espace relatif, induisant un point de concentration où le son agit; ou de distance, issue du croisement des trajectoires sonores projetées dans l’espace. Cela nous informe sur la possibilité de faire bouger le son dans l’espace de la salle en composant un espace immatériel du son capable de redéfinir l’architecture du lieu où il se dispose. À ce niveau, on peut donc distinguer deux principale stratégies d’intervention sur l’espace à travers la disposition du son : la localisation pour indiquer une organisation statique des sons, ou, en revanche, la spatialisation pour indiquer une dynamique (AA.VV. 2008) :
- La localisation s’exerce essentiellement sur les sources primaires dont le niveau domine l’environnement sonore et devient plus confuse lorsque plusieurs sources se superposent et que la réflexion fait apparaître des sources secondaires. Sur le plan dramaturgique, cette stratégie peut induire chez le spectateur une réduction de l’espace où se déroule face à lui l’action, en produisant une concentration du degré d’attention.
- La spatialisation s’exerce sur une disposition des sources sonores dans l’espace tridimensionnel de la salle qui englobe le spectateur (Bayle 1993 : 14 et suiv.). Cela participe à l’effet d’immersion. Dans ce lieu se révèle la dimension acousmatique du son, dont les points d’émission sont cachés et décentrés : le son se diffuse partout, tous les points de l’espace deviennent de potentiels diffuseurs en organisant ce qu’on peut appeler un cinéma pour les oreilles, en suivant la pratique de la musique acousmatique contemporaine (Bayle 1993). Pensons à l’architecture de théâtres à l’italienne avec une fosse pour l’orchestre, qui permet de cacher l’émission du son et, grâce à la réverbération sur le bois de la structure architecturale, de produire un effet réverbérant et enveloppant, stéréophonique, mot qui provient du Grec στερεο (sthereo), dérivé de στερεός (sthereos), qui signifie “solide”, “tridimensionnelle”.
II.1.3. Son : le temps audible
Si la manipulation du son concerne la relation avec l’espace, la dimension temporelle, quant à elle, constitue l’un des paramètres les plus importants d’une composition sur laquelle on peut intervenir (Boulez 1963 : 56 et suiv.). Deux aspects du temps sonore sont à considérer : le temps pulsé – le temps rythmique – et le temps non pulsé, c’est-à-dire arythmique (Deleuze 1984 [1978]) 294-298).
Le temps pulsé est le temps qu’on peut mesurer, qu’on peut occuper au moyen d’une structure rythmique ; c’est le domaine Cronos, celui du temps métrique et maîtrisé. C’est le temps qui concerne le développement d’une forme. En revanche, le temps non pulsé est le temps qui est occupé sans être mesuré, le domaine de l’Aion, soit le temps de la durée. Travailler dans ce registre particulier correspond à penser le son comme une modulation sans césures rythmiques. Cela revient à faire varier un signal sonore par la moyenne d’un autre signal : c’est le concept clé de la modulation. Cela provoque un effet d’immersion dans le son. Nous sommes dans la structure du son, nous parcourons ses variations infinitésimales (Dyson 2014 : 34 et suiv.).
III. Réalités émergentes : trajectoire dans les théâtres du son
Il est temps d’introduire un nouvel élément que nous considérons déterminant pour comprendre la dramaturgie contemporaine. Cet élément est en fait une conception de la scène organisée autour d’une partition sonore composée pour elle. On en trouve plusieurs déclinaisons.
III.1. Puissance tellurique du son
Dans ce contexte dramaturgique, le son qu’il soit discret ou prédominant, s’offre comme la matière qu’introduisent et développent les agencements des éléments de la scène : il dit la température, l’ambiance et la couleur affective du spectacle. Il pose les conditions pour que surgisse l’image visuelle, comme dans le travail de Romeo Castellucci (Pitozzi, Sacchi 2008). La scène est strictement imbriquée à la dimension sonore. Le son est alors directement forgé sur scène et pour la scène, comme une puissance tellurique qui traverse le plateau. Pour produire de tels effets, la composition des fréquences au moyen de l’électroacoustique et de l’électronique devient prédominante.
Ici le son devient en tout point un objet dynamique. Cela signifie notamment dépasser, anticiper l’agencement de chaque son en fonction de celui qui suivra. Dans l’écoute de ces fréquences, on ne se pose pas dans un son et après dans un autre, on suit plutôt une trajectoire globale, on bouge dans ces agencements. C’est la déclinaison que la logique du mouvement donne au son, et qui permet de transiter dans la variation et les changements de niveau. Manipulé, le matériel acoustique est assujetti à une dynamique de rapprochement-éloignement du son à travers le déferlement de sa vague. En d’autres termes, on trouve ici un processus de manipulation du son, de réorganisation de sa dynamique (Roads 2001) qui investit le son de la scène comme la voix.
Il existe au moins deux plans d’accès aux sonorités composées pour les oeuvres que nous analyserons : le premier plan concerne le phénomène des sons à l’aune de la sensation immédiate, qui apparaissent et disparaissent par et vers le silence; le second plan implique un écoute capable de décliner la structure interne et la tajectoire du son de manière à la visualiser. Cela suppose la perception de la forme compositionnelle et de ses corrélations avec les autres éléments scéniques.
Regardons de plus près quelques exemples significatifs de cette pratique.
III.1.1. Tout au long d’un torrent sonore
On a dit que le son est un générateur d’atmosphère pour la scène. Il octroie une consistance affective aux images sur le plateau.
Pour illustrer cette démarche, on peut citer le travail de Romeo Castellucci|Socìetas Raffaello Sanzio, figure majeure de la scène contemporaine internationale, et du sound artist américain Scott Gibbons, qui collabore avec Castellucci depuis l’année 2000, pour la production de Combattimento, pièce conçue sur une musique de Monteverdi.
Déjà, on notera une particularité de la pratique dont on discute : c’est-à-dire le mélange produit entre le madrigal, forme adoptée par le compositeur Monteverdi, à la charnière de la Renaissance et de la musique baroque, et la musique contemporaine électroacoustique de Scott Gibbons qui lui renvoie un étrange contrepoint.
En s’appuyant sur Gerusalemme Liberata de Torquato Tasso – poème aux thématiques de guerre et d’amour – Monteverdi opère un premier détournement : ce sont la musique et les voix, non pas les mots, qui sont au centre de la composition. Elles sont les seules capables de libérer les frémissements de l’âme. Monteverdi s’émancipe ainsi de la langue, mais pas du sens. La musique le dessine dans l’air, selon des procédés rythmiques, harmoniques et surtout vocaux, pour lesquels le compositeur construit une nouvelle syntaxe affective. Les dissonances y frissonnent, les lignes mélodiques s’y entrelacent. Le mot devient le détonateur duquel jaillissent les figures musicales. Romeo Castellucci écrit :
Monteverdi dispose toujours, et aujourd’hui plus que jamais, du juste nombre de fréquences nécessaires pour atteindre le coeur de notre imagination esthétique, de nos sentiments – dans l’attente de la transformation, dans l’attente de quelque chose qui revienne pour donner forme à la passion.
Castellucci 2000 : 10
C’est là que s’innerve le processus de travail de Castellucci et Gibbons, en prolongeant la pratique de déraillement mise en oeuvre par Monteverdi.
Telle une expérimentation chimique, Gibbons travaille sur la matière sonore en produisant un tissu auditif qui met en relief les caractéristiques des madrigaux, en détectant les clichés habituels qui entourent l’écoute de la musique baroque, en introduisant quelque chose d’étranger, qui opère en latence. C’est ici que se découvre la pratique en question, dans une sorte de prédominance environnementale du son qui met en “péril” la compréhension linéaire du sens de l’image scénique.
Sur le plan opérationnel, ce processus passe par une sorte de “liquéfaction” de certains passages des madrigaux : c’est-à-dire une réduction en grains sonore de la matière acoustique et, en même temps, un éloignement des caractéristiques sonores, qui produisent une sorte d’étrangeté dans la salle, en constituant une base diffuse et continue sur laquelle se module l’orchestre. Dès lors, l’électronique devient une couche qui interfère avec l’exécution de l’orchestre : même mélodie, même rayonnement, mais perçus à un volume très bas, comme un bruit de fond, par l’oreille quasi inconsciente du spectateur.
Au plan dramaturgique, on relève ici la nouveauté mise en place par Castellucci et Gibbons. Avec sa fonction contrapuntique, la musique électronique introduit le germe souterrain d’un changement imperceptible qui au fur et à mesure du déroulement de la scène devient plus pressant, jusqu'à devenir dominant et à se propager aux autres éléments de la scène, en renversant le sens même de l’image scénique.En d’autres termes, le son électronique est chargé d’activer, au niveau latent, et en agissant en manière subliminale, le renversement de l’image visuelle : sous nos yeux il y a quelque chose, mais ce qu’on voit n’est pas exactement ce qu’on perçoit. Il n’y a pas correspondance entre ce qu’il y a sur scène et la sensation que nous transmet cette image. Une brèche s’ouvre : la musique opère en introduisant la perception subtile qu’une autre réalité est en train d’apparaître en marge de la scène, dans les trames de l’image. L’ailleurs est néanmoins ici, puisque cest la musique qui l’a convoqué.
Castellucci et Gibbons opèrent la même stratégie dramaturgique sur une autre oeuvre du XXe siècle, Le sacre du printemps d’Igor Stravinsky chorégraphié par Nijinsky. Ils composent une mise en scène “hors norme’, Le sacre (2015), où il n’y a pas de danseuses sur scène, mais seulement des machines. Sans altérer la moindre mesure des trente-quatre minutes et quelques secondes de l’oeuvre, Castellucci détourne complètement le sens et la notion même de chorégraphie. Ce ne sont plus des tableaux de la Russie païenne qui sont présentés, mais un ballet de poussière, dont les déplacements, les jeux de formes et les rythmes sont commandés par le metteur en scène au moyen d’une machinerie sophistiquée. Ils utilisent à cet effet une poudre d’os d’animaux fabriquée industriellement et qui sert de fertilisant. Dans ce contexte, Scott Gibbons a organisé la première partie du travail. Il a composé une sorte d’introduction à la partition de Stravinsky qui fait appel à des sonorités minimes, aux limites de l’audible.
Notons que ces deux parties, la composition de Gibbons et celle de Stravinsky, s’adressent aux deux hémisphères du cerveau. La musique de Stravinsky est très ordonnée au plan rythmique, malgré un certain chaos, alors que la composition de Gibbons est encore moins organisée. Il utilise notamment des appareils scientifiques développés à l’université de Glasgow qui ne sont pas des micros à proprement parler, mais plutôt des machines capables de détecter les bruits au niveau atomique, ceux de mouvements browniens. En effectuant une plongée dans l’infiniment petit, à l’écoute du bruissement des atomes : il convertit ces sonorités en fréquences audibles (Gibbons 2014 : 13-14) Et c’est comme s’il pénétrait sous terre, au coeur des germinations obscures telluriques, avant qu’elles n’explosent au printemps.
III.1.2. Le son : une faille qu’ouvre l’image
Les choses ne sont pas ce qu’elles semblent.
Cet énoncé décrit bien ST/LL (2015), la dernière création du metteur en scène japonais Shiro Takatani, l’un des fondateurs et membres essentiels de la compagnie de théâtre multimédias Dumb Type. Précurseur dès les années 80 de performances qui développent une pensée et une pratique autour des dispositifs technologiques, il a également mené une enquête radicale sur la dimension sonore de la scène, notamment avec des oeuvres comme Memorandum (2000) et [OR] (2004). À ce titre, on rappellera la collaboration de Dumb Type avec le compositeur électronique Ryoji Ikeda, aujourd’hui une des figures incontournables de la scène numérique (Courdy 2002).
La performance ST/LL ouvre sur un plateau nu, on ne voit d’abord qu’une longue table avec des chaises, dressées pour plusieurs convives. Plongée dans une semi-obscurité, la table est orientée vers le fond de la scène où, dans son prolongement, un écran s’ouvre dans la verticale, comme partie d’un tableau oriental, sur un brouillard laiteux. Un homme arrive et son mouvement sur scène nous donne à voir un bassin d’eau qui remplit le plateau. On entend le clapotis des pas de l’homme, qui va et vient, porte une chaise, en déplace une autre, rythme son action. Trois femmes entrent et vont s’asseoir autour de la table. Puis, lorsque des corps de danseurs tournoient physiquement sur la table, ils apparaissent subitement sur l’écran géant, transportés dans une autre dimension visuelle et spatiale, surlignée de lignes géométriques filaires, créant ainsi une profondeur nouvelle dans la perception générale de la scène.
Au début, les personnages semblent figés dans des poses mimétiques diverses, faisant semblant de boire et de manger des mets invisibles, sous le son régulateur de métronomes posés sur la table. Le soundscape de ce début de scène – conçu par Ryuichi Sakamoto, Marihiko Hara et Takuya Minami – semble saturer l’espace acoustique avec un bruitage de fond indistinct, rythmé par une pulsation numérique localisée. C’est comme si cette sonorité disposait les corps des acteurs autour de la table, soutenait leurs mouvements, en introduisant des notes mélancoliques de piano composées par Ryuichi Sakamoto.
Cette composition au piano devient une couche mélodique qui se superpose au continuum des fréquences aiguës qui s’écoulent avec une sorte d’“effet Doppler”, effet qui nous permet, en revanche, de situer le son dans l’espace : physiologiquement, quand un son est près de nous, ses fréquences sont plus aiguës; vice-versa, quand le son s’éloigne de nous, ses fréquences sont plus graves. Cette composition est ainsi rythmée par des impulsions de fréquences, en délinéant une sorte de diffraction sur le tissu sonore, en assonance avec la réverbération de l’eau qui brise l’unité visuelle de l’image.
Sons et images, sur la scène de Takatani, sont alors un prisme qui se décompose et se recompose dans le cerveau du spectateur. Toute matérialité est comme suspecte de faux-semblant. Rien n’est durablement tangible. Cette composition, sur le plan sonore, nous dit que le temps lui-même se met à vaciller. Le présent se dissout dans un composé d’artificialité, ouvrant la scène sur un autre monde, un autre ici, un au-delà, où se perdent les repères sensoriels et narratifs. C’est le son qui guide la métamorphose de la scène.
Mais cette suspension n’est que passagère. Le degré visible du réel n’est qu’une illusion sensorielle annoncée par le titre ST/LL, STILL (qui signifie tour à tour encore, calme ou silencieux). Car là où une barre penche un peu, un axe se redresse et la perspective change, la vision se transforme, le son reconduit sa matérialité. Il injecte des fréquences très basses dans la salle comme un nouage, jusqu’au tableau où se déchaîne une sorte de chaos, où les sons assourdissants évoquent une dislocation.
Avec l’eau pour partenaire, une figure entre en scène et elle entame une danse presque statique. S’ouvre un nuage de son en crescendo qui enveloppe son corps comme la brume envahit le plateau. La lumière baigne la scène en diagonale, en produisant un dédoublement du corps de la danseuse. Ici l’architecture sonore adopte une approche résolument physique, là où le son est considéré comme une matière composable, constituée d’unités minimales du grain sonore. L’approche sonore que Ryuichi Sakamoto, Marihiko Hara et Takuya Minami ont conçue consiste en une sorte de réduction de la complexité en une unité rythmique simple. Il s’agit ici de sons denses, riches de détails. Des fréquences très basses organisent un microcosme dans lequel la sonorité structurée du début de la performance arrive à se résoudre après avoir épuisé chaque développement potentiel. D’autres fréquences dénotent une ouverture de la structure réitérée presque à l'infini, arrêtée seulement par une césure soudaine qui réabsorbe l'espace d’écoute dans un point précis et sombre de l’espace scénique.
Une fois cet environnement acoustique complété, une mer calme apparaît. Le spectacle se boucle sur trois chaises revenues aux mêmes places initiales, la table n’est plus, les êtres non plus. Au-dessous d’une tempête de fréquences reste une vague d’eau.
III.2. Le théâtre de voix
Si jusqu’ici on a traité la dimension sonore de la scène sous l’angle d’un son électronique capable de déterminer la perception de l’image visuelle, on doit maintenant discuter un trait particulier du théâtre sonore, soit la voix. On trouve ici, en effet, une réorganisation radicale de la fonction de la voix sur scène. Elle n’est plus seulement le lieu du récit, mais devient une véritable puissance sonore qui précède et anticipe la signification ; une dimension phonique au service d’un théâtre des voix, qui repense la parole sur scène, en cherchant un nouveau langage. Cela signifie qu’il y a, chez certains dramaturges de la scène contemporaine, une tension qui explore la vocalité mais en la séparant de la signification. Cette vocalité n’est pas encore, toutefois, un chant comme tel, plutôt ce qu’on nous offre est une immersion dans ses fréquences, une mise en scène de la voix interrogée dans sa composante sonore. Cette voix absorbe en soi le corps, la matérialité de la scène en se déformant en φωνή (phonè) : une sorte d’écriture vocale, à la manière d’Antonin Artaud et à la suite de Carmelo Bene ou comme dans certaines pièces et mises en scène radiophoniques de Samuel Beckett ou encore dans la pratique de David Moss ou de Meredith Monk, pour ne mentionner qu’eux. Pour définir ces pratiques, on peut s’appuyer sur la notion d’“écriture à haute voix”, telle que définie par Roland Barthes :
L’écriture à haute voix, elle, n’est pas expressive; elle laisse l’expression au phéno-texte, au code régulier de la communication; pour sa part elle appartient au géno-texte, à la signifiance; elle est portée, non par les inflexions dramatiques, les intonations malignes, les accents complaisants, mais par le grain de la voix, qui est un mixte érotique de timbre et de langage, et peut donc être lui aussi, à l’égal de la diction, la matière d’un art : l’art de conduire son corps […].
Barthes 1973 : 104
Cette voix n’appartient pas à la sphère de la phonologie, mais de la phonétique; son objectif n’est pas la clarté du message, le théâtre de l’émotion, elle ne donne pas à entendre un sujet, une individualité. Elle cherche plutôt une forme où l’on puisse entendre “le grain du gosier, la patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de la chair profonde : l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage” (Barthes 1974 : 105). C’est dans ce sens que l’amplification, pour la scène, devient une stratégie de composition : elle permet une immersion dans le corps de l’acteur jusqu’à l’origine charnelle de la voix. Le microphone devient une tactique pour amplifier la base sonore des mots, leur inflexion, leur intonation et non leur signification. Les cordes vocales deviennent ainsi des instruments de musique.
D’ailleurs ce principe est opérant dans l’évolution du chant au théâtre d’Opéra : plus les voix s’orientent vers une tonalité toujours plus haute, plus elles se délivrent du rapport avec le langage. Les hauteurs très élevées ne permettent pas l’articulation d’un mot intelligible (Scotto di Carlo 1978 : 495-497).
Là où la parole chantée n’est plus compréhensible en s’approchant du cri, elle induit un détournement dans sa réception en passant du plan de l’intelligibilité – du familier – au régime de l’inintelligible, du dérangeant, du non-familier. Cet effet d’étrangeté est dû à l’éloignement de la signification. On l’utilise en dramaturgie pour changer la direction du déroulement d’une scène, par exemple, en introduisant un effet de suspension qui traverse et organise tous les composants de la scène.
III.2.1. La voix sans sujet
Ce principe d’articulation se retrouve dans les mises en scène du Teatro delle Albe, une formation italienne originaire de Ravenne au centre-nord de l’Italie. Certaines pièces pensent la scène comme un lieu d’exploration des fréquences sonores de la voix, dans un dispositif scénique qui mêle la performance et le concert. Les oeuvres que nous retenons sont Ouverture Alcina (2009) et Lus (2015), réalisées en collaboration avec le compositeur électroacoustique Luigi Ceccarelli à partir d’un texte écrit en dialecte romagnol par le poète Nevio Spadoni, mises en scène par Marco Martinelli.
Dans la mise en scène d’Ouverture Alcina, l’actrice Ermanna Montanari est seule sur scène. Autour d’elle, l’espace est noir, vide et dense. Alcyne, devenu folle, est en proie aux fantômes et elle engage un corps à corps avec la seule entité autour d’elle : le son composé par Luigi Ceccarelli, qui suit sa voix en contrepoint. Le corps de l’actrice, immobile, vibre. Il est sectionné par la lumière. Une vibration minimale le traverse, des micromouvements le rendent vulnérable. Chaque geste est démonté, morcelé, anatomisé en autant de postures qui laissent filtrer les sensations qui le traversent. Il n’y a pas d’action, pas de drame, seulement une voix égarée et errante dans un labyrinthe d’images et de sons électroniques manipulés en temps réel.
Dans cette oeuvre, comme dans Lus, prendre la parole, pour l’actrice, signifie toujours le faire à la troisième personne. C’est une tactique pour marquer à feu la partie indicible du monde et en exprimer l'irréductible polyphonie. En d’autres termes, la voix n’est pas là pour s’identifier avec un sujet, mais plutôt pour donner forme à toutes une série de potentialités sonores jusque-là inexplorées. La voix, grâce au microphone, se fait atopique (Finter 2012 : 346). Elle ne coïncide pas exactement avec le corps, elle est spatialisée. De la même manière, Ermanna Montanari utilise le dialecte comme un élément strictement musical qui lui permet de travailler sur des figures scéniques traversées par un processus de désubjectivation, de dédoublement de l’identité, d’un devenir autre. Alors la voix devient une exploration des fréquences qui se disposent entre le grave et l’aigu, tout en molécularisant la parole. Désarticulé par la puissance sonore de la voix, en contrepoint avec le son électronique composé par Ceccarelli, l’alphabet est réduit aux syllabes qui se disposent dans l’espace grâce au microphone.
Dans cette galerie des figures qui animent les pièces du Teatro delle Albe, les saintes et les folles sont les seules capables de déborder de l’identification, de la biographie, de la subjectivité. C’est ici que la langue déraille, met à distance le sujet qui l’utilise, le désamorce : ce qui se détermine avec cette façon de porter le mot n’est pas le sujet d’une action, mais une action sans sujet. Dans ce contexte, devient évident le rapprochement entre cette modalité de conduire la voix et l’ancienne figure de l’oracle : l’oracle n’est pas clair, au sens de la signification, il adopte plutôt une stratégie “révélatrice”. Il dit ce qui ne peut pas être nommé. Contre toute consistance lourde, il revendique la brillance de l'éclair qui déchire et ouvre, donne à voir les choses.
III.2.2. Spectra
Autre exemple de cette démarche : le travail de la compagnie Lenz Rifrazioni, une formation italienne basée à Parme, au centre-nord de l’Italie. Elle est dirigée par Maria Federica Maestri, principalement pour la mise en scène et le dispositif scénographique, et par Francesco Pititto, pour son travail sur les images, et pour lequel il a forgé le néologisme d’imagoturgie. Avec ce terme, il indique une dramaturgie qui procède par images vidéo projetées à l’écran et entrelacées à la scène matérielle, en produisant deux plans de développement de la performance.
S’inscrivant dans le cadre d’un théâtre des voix, leur dernière production, Re Lear (2015), est conçue à partir de la version de Giuseppe Verdi d’après Shakespeare. Cette oeuvre de Verdi n’existe pas à proprement parler, puisqu’elle est inachevée. Il existe le livret de Salvatore Cammarano et Antonio Somma, mais aucune musique n’a été composée.
Cet aspect nous intéresse dans la mesure où il caractérise le processus de composition mis en place par la formation de Parme. Les mots existent, mais pas leur température sonore (Lavagetto 2000 : 35-50). Or quelle stratégie Lenz Rifrazioni met-il en place pour faire émerger cette tension tellurique, qui traverse cette version quasi “inexistante” du Re Lear verdien ?
Nous supposons que Maestri et Pititto opèrent sur le livret avec un principe de soustraction qui délivre les mots de signification pour les livrer à la puissance de la musique, là précisément où la parole devient sonore. En d’autres termes, en l’absence de la partition musicale, Verdi semble avoir chargé les mots d’une puissance sonore inédite, qui passe à travers un surplus d’indications pour les chanteurs. Il fait de leur propre corps le principal instrument de musique : une sorte de tympan, un organe résonateur capable de projeter le corps des chanteurs dans l’oreille du spectateur, en déléguant la fonction musicale à la seule émission phonétique.
Cela signifie que la pensée de Verdi, en composant le livret avec les écrivants, est à part entière une pensée musicale qui détourne la signification des mots au bénéfice de l’exploration des capacités vocales de l’interprète. Le résultat est un renversement radical du sens de l’Opéra. Plutôt que de penser la musique en fonction du livret, et donc de la parole, Verdi, à l’instar de Wagner, privilégie ici l’exploration des caractéristiques du timbre de la voix, et non plus le texte ou la signification des mots.
C’est donc dans l’articulation des voix qu’on doit chercher la musique. Voici l’intuition suivie par Lenz Rifrazioni pour la mise en scène de cette oeuvre fantasmatique. C’est un Re Lear conçu dans l’“esprit de la musique”, pour citer la fulgurante intuition nietzschéenne (Nietzsche 1986 [1871]).
Pour arriver à cette fin, le corps scénique, est composé de deux actrices de fool/Mica et Cordelia/Délia, d’un acteur pour Re Lear à l’écran, de deux barytons pour le double de Lear sur scène, d’un soprano pour Nerilla et d’une mezzo-soprano pour Rosane/Délia. Ils remplissent la fonction d’une voix qui surgit d’un ailleurs, qui actualise la puissance du chant. Cette musique condensée dans le chant, comme le relève bien Deleuze à propos de la composition de Verdi (Deleuze 1988), possède la puissance de déclencher le mouvement des choses. Elle donne existence aux choses à partir de leur fond obscur, innommable. Ce deuxième passage déterminant opéré par Lenz Rifrazioni, est assigné à la composition du sound artistist électroacoustique anglais Robin Rimbaud, alias Scanner. Dans son approche au son, on retrouve une modalité d’organisation du son sur scène déjà discutée, et qui consiste à faire émerger du tissu des mots un soundscape qui canalise et renouvelle l’inépuisable puissance sonore imbriquée dans le livret. Scanner conçoit non pas un accompagnement du texte, mais un tapis sonore qui explore les facettes émotionnelles du récit, une sorte de temperato sous forme de grains sonores qui évoquent l’apparition des figures de la tragédie, en le colorant de fréquences graves ou aiguës, comme si les acteurs et les chanteurs appuyaient la voix sur cette soustraction pour la faire découler et réverbérer à l’infini.
III.3. La scène selon l’esprit de la musique : repenser l’Opéra
Quels sont les éléments prioritaires à discuter aujourd’hui, face à l’augmentation progressive des spectacles d’Opéra réalisés par des metteurs en scène contemporains, centrés surtout sur des compositeurs tels que Wagner et Verdi? Nous regroupons les éléments à discuter autour de deux axes que, une fois mis en relief, nous ramèneront à notre point de départ.
Abordons tout d’abord le répertoire d’Opéra – à la manière de Romeo Castellucci, Peter Sellars ou Jan Fabre parmi plusieurs autres – en suivant l’esprit de la musique selon l’indication nietzschéenne. Cet “esprit de la musique” repose sur les manifestations qui nous touchent sans l’intermédiaire de l’intelligence et nous communiquent par contagion directe des transports ineffables de joie, d’extase ou de douleur. C’est, en d’autres termes, ce que déjà Wagner et Verdi recommandaient pour l’exécution de leurs compositions. Un courant du son qui envahit le corps, qui pousse plus loin la signification pour déplacer le sujet dans un autre lieu, plus proche de la source magnétique et incontournable des choses. Cela suppose de modifier la musique, y compris la sonorité de la voix, en privilégiant les timbres très hauts, à la limite de l’intelligible, là où le chant se détache du langage et induit un sentiment de détournement. Il se détourne d’une responsabilité du contenu du livret, en libérant une puissance sonore capable d’affecter le spectateur et de l’introduire à une autre facette de la réalité.
Penchons-nous maintenant sur l’habitude de certains metteurs en scène de commander à des compositeurs contemporains des oeuvres sonores pour la scène. Cette commande n’est toutefois pas conçue pour suivre et accompagner l’agencement des images visuelles qui à toute fin pratique n’existent pas préalablement. Plutôt cette démarche confirme l’émergence d’une dramaturgie sonore capable d’influencer le déroulement de la mise en scène, toujours selon l’esprit de la musique, en interprétant la composition comme l’invention de l’inattendu. C’est là que la trace sonore devient image acoustique, chargée d’atmosphère, à partir de laquelle surgit l’image visuelle.
À partir de ces deux axes nous arrivons à l’évidence suivante : l’agencement possible entre image et son résulte d’un traitement indépendant du régime visuel et du régime sonore. Autant dire que l’image et le son demeurent deux plans parallèles qui peuvent ne jamais se rejoindre. La scène est donc le résultat de leurs superpositions.
Voyons maintenant quelques performances où ces principes de composition sont à l’oeuvre.
III.3.1. La musique devient image
En premier lieu, mentionnons les modalités introduites par Romeo Castellucci dans ses mises en scène d’opéra, notamment Parsifal (2011) de Wagner et Orfeo e Euridice (2014) dans la version “viennoise” de 1762 de Christoph Willibald Gluck ainsi qu’un Orphée et Eurydice (2014) dans la révision française réalisée par Hector Berlioz en 1859 (Di Matteo 2015).
Dans ces mises en scène, la musique est conçue comme une force exogène qui se pose au-delà du contrôle du dramaturge. C’est un courant qui organise et convoque, à chaque fois, le régime visuel. Pour Castellucci, le son se présente comme une chose objective, apodictique, toujours ontologique. Il se manifeste. C’est sa façon d’apparaître. Il pénètre ou effleure. Il entre et il vide avant chaque barrière critique, avant chaque défense, le son n’a pas besoin de la médiation de la conscience.
Par rapport au son, on peut cueillir toute l’urgence d’un drame en acte sans réussir à le voir ou à le comprendre entièrement, comme dans certains passages du deuxième acte de Parsifal (Castellucci, Di Matteo 2013). Ceux-ci manifestent le royaume magique et sensuel de Klingsor pris dans les glaciations d’une chambre froide, séparée de la salle par un tulle qui rend la scène distante, comme irréelle. Encore, dans Orphée et Eurydice là où l’écran sépare les deux figures, le flou représente le défaut “ophtalmique” d’Orphée en raison duquel il perd Eurydice, il perd sa “chose”. Le voile tendu entre l’image et le spectateur représente la rencontre entre les deux parties.
Pour nommer cette pratique de séparation entre la salle et le plateau, retenons ce mot : διαφανής, Diaphane. Emprunté au vocabulaire de la lumière et assimilé au domaine de la pensée dans De l’âme d’Aristote – repris et discuté magistralement par Anca Vasiliu (1997) – ce mot renvoie à une sorte de légère séparation, soit physique, soit immatérielle, entre les choses; un “intervalle” qui relie les choses entre elles et ouvre à la réception sensible. Toutefois, sur la scène de Castellucci, cette condition est appelée par la musique qui, elle, est bien réelle, concrète, pénétrante. La musique est la substance qui exprime le vrai coeur des sujets. Musique et son transportent le message sans les mots. Le message que la musique révèle par son courant continu se situe en dehors des mots.
Si Parsifal est parcouru par cette tension quasi animale du son, jusqu’à produire une dyscrasie entre la musique et le texte qui semblent alors se dérouler sur deux plans parallèles, avec l’Orphée et Eurydice, la musique suit l’impossible retour parmi les vivants d’une femme qui fut mortellement blessée tandis qu’à l’hôpital, Elis est présenté à l’écran et connecté à la scène en temps réel avec des écouteurs. Ici se trouve désormais Eurydice. Au cours de son voyage, Orphée fait la découverte d’une réalité surprenante : une enclave, un lieu protégé, à la fois proche et inaccessible, inquiétant, entre la vie et la mort. Le son guide le spectateur dans des images toujours floues jusqu’à l’hôpital, en soulignant encore une fois le pouvoir indiciel du son, sa puissance révélatrice de ce que le corps connaît déjà, mais que la conscience n’a pas encore reconnu.
III.3.2. Le double régime de l’image
L’opéra wagnérien a toujours été le miroir des avancées en matière de mise en scène. C’est le cas de Tristan et Isolde conçu par Peter Sellars et Bill Viola en 2005 (reprise en 2014), consécutivement au Tristan Project de 2004 à Los Angeles où Viola avait, sur trois soirées, présenté chacun des actes habillés au moyen d’une vidéo. Une sorte d’opéra-cinéma, qui enfonce le clou du cérémonial wagnérien.
Wagner écrit Tristan et Isolde comme une cérémonie d’initiation : action scénique réduite au minimum, quasiment pas de choeurs, pour cinq chanteurs, qui parlent pendant quatre heures du voyage humain de l’Amour à la Mort, sur une texture sonore qui tisse la trame souterraine de l’environnement du récit.
Pour ce qui est du son, encore une fois, la musique prend le relais sur le texte; mieux, l’accent musical, l’orchestre et le chant, déborde la signification pour entrer dans une dimension matérielle du son, qui permet au spectateur de faire l’expérience de ce que le texte évoque. Il s’agit d’un aspect déterminant de l’image sonore parce qu’il permet de penser la musique comme une matière dont le temps est l’immédiat. La musique n’a pas besoin de médiation, elle arrive et elle opère dans le corps du spectateur.
Le Tristan et Isolde imaginé par Sellars et Viola est alors un spectacle où l’oeil perçoit tout ensemble la scène, l’écran et même la fosse. Oeil et oreille idéalement comblés dans une expérience perceptuelle synchronique, même si la tendance de cette mise en scène permet à l’image de se libérer du son, en même temps que la bande sonore se libère de l’image. Ici, les deux identités, son et image, existent chacune dans leur sphère propre.
Sur un écran qui changera subtilement de dimensions au fil des trois actes, comme au cinéma : split-screen au premier acte, scope au deuxième, verticalité au troisième. Sur eaux se succéderont des images dont le déroulé fascine dès les premiers pixels marins de l’acte I, jusqu’à l’ascension finale, consignée à un chant qui pousse la voix à explorer des hauteurs à la limite de l’intelligibilité en soutenant l’ascension du corps de Tristan à l’écran comme dans Five Angels of a New Millennium (2001) de Viola. Pour cette partie, la musique est une expérience physique. Le génie de Wagner – suivi ici par Sellars dans la gestion de la partition musicale – ne réside pas dans l’illustration de l’action, comme c’est le cas dans la plupart des opéras, mais plutôt dans le fait de traduire les mouvements de la conscience humaine en musique, en chant.
Voilà un bon exemple d’image acoustique – c’est-à-dire une image suggérée par l’écoute de la musique – où le son évoque toujours quelque chose qui n’arrive pas, qui est en retard, induisant ainsi une tension entre les plans visuel et sonore (Bayle 1993).
III.3.3. La musique comme agent de métamorphose
Tragedy of a Friendship (2013) est une oeuvre composée par Jan Fabre à l’occasion du bicentenaire wagnerien, avec la composition sonore commissionnée à l’Allemande Moritz Eggert et le livret un Stefan Hertmans portant sur l’amitié entre Wagner et Nietzsche.
Wagner représente une force latente dans l’oeuvre de Fabre : sa musique est utilisée dès les premières oeuvres que Fabre réalise au début des années 1980. Il est le Parsifal, le chevalier éternel qui dévoile le mystère, il est le Tannhäuser à la recherche de l’amour mystique. Dans sa quête du transport le plus sublime, il fusionne toutes les formes artistiques en un seul processus alchimique qu’il appelle le Beau.
Tragedy of a Friendship est un projet qui conjugue à la fois les plans musicaux, visuels et textuels, selon la vision wagnérienne de l’“art total”, principe que Jan Fabre appelle “consilience” (Van den Dries 2005) et qui permet de relier les différentes disciplines entre elles, en passant de l’art visuel à la danse et à la sculpture sans solution de continuité. Ce mot indique le processus de création adopté et fondé sur le passage d’une forme de connaissance (artistique) à une autre. C’est exactement dans ce contexte que prend forme la métamorphose des éléments scéniques chers au metteur en scène, par un traitement assujetti au principe de renversement.
Au début, la scène semble avoir un sens, une direction, toutefois dans le déroulement de la pièce, quelque chose commence à se fêler. À bien y regarder, les choses ne sont pas ce qu’elles semblent, un abîme s’est creusé dans l’image. Là agit la métamorphose qui transforme une chose en une autre, soit une conception de la scène en tant que lieu de révélation – c’est-à-dire les lieux où les choses apparaissent comme pour la première fois, en révélant des parties du réel jusque là cachées. Bien évidemment, la clé dramaturgique de ce renversement repose dans la sagesse avec laquelle opère la partition sonore. Partition chargée d’induire dans la perception du spectateur un doute qui ouvre une faille dans l’image et lui permet d’en renverser le sens. Encore une fois, la musique rend visible le temps et sa puissance transformatrice.
À partir de ces principes, Fabre construit sa scène à la manière d’un palimpseste. La couche fondamentale est formée par les treize opéras de Wagner qui déterminent formellement la structure du spectacle. Chaque scène est un arrangement de l’un de ces opéras, une adaptation, mais aussi un commentaire formulé à partir d’une lecture contemporaine de ces oeuvres. Sur la toile tendue au fond de la scène sont projetées des images d’enregistrements aussi mémorables qu’originaux de ces épopées wagnériennes, des mises en scène ou des flashes particuliers de chefs d’orchestre, qui se sont efforcés de conserver tout son allant à l’art de Wagner.
Le principe de composition de la musique adoptée par Eggert est donc flexible, c’est-à-dire susceptible d’être modifié au fur et à mesure du développement synchronique des autres éléments scéniques. Dans cette pièce aussi, la musique n’est pas composée autour du livret, sur un texte, comme dans un opéra classique. Ici par contre, Moritz Eggert tente d’écrire une musique quelque part apparentée à celle de Wagner. “J’ai délibérément opté pour une musique qui fait profil bas. Je n’ai pas voulu créer une musique dramatique agressive, mais plutôt un environnement sonore, voire une toile de fond, qui fait ressortir les mots et les images” (Eggert 2013 : 7).
L’idée de départ, pour le compositeur, est de redonner, avec des instruments propres, la mélodie infinie chère à Wagner, en produisant des sonorités indéfiniment.
Les instruments qui s’en approchent le plus sont le thérémine ou l’harmonium qui, grâce à sa respiration circulaire générée par les pédales, joue d’un souffle continu qui semble pouvoir s’éterniser. Contrairement à l’orgue, qui est soit présent soit absent, l’harmonium peut surgir du néant.
Il peut aussi jouer en sourdine et s’accorde donc parfaitement avec le thérémine. Un autre instrument dont la sonorité est proche de celle du thérémine est le violoncelle au son feutré et mélodieux. Cette représentation sonore était très importante pour Eggert. Pour l’orchestre, il a avant tout pensé à des masses sonores abstraites, des blocs très dissonants par moments tonitruants en les alternant avec des phrases mélodieuses.
Eggert 2013 : 69
C’est ainsi qu’il a composé huit pièces orchestrales de différentes longueurs, alors que ce n’était pas du tout prévu. Ces sons riches évoquent ainsi la musique de Wagner, sa capacité de se diffuser dans l’espace comme un air, et répondent en même temps au principe de métamorphose adopté par Jan Fabre, où la scène change son sens en se transformant au fur et à mesure selon les variations mises en place par les éléments sonores.
III.4. Un théâtre d’objets et de présences sonores
Toujours en ce qui concerne les relations entre la scène et le son, certaines performances contemporaines mettent l’accent sur les dispositifs automatiques qui font l’économie de l’être humain. Au plan de la représentation de telles stratégies de mise en scène supposent une logique de la situation fondée non plus sur l’action humaine, mais sur la transformation de l’ensemble des composants scéniques. L’enjeu consiste alors à projeter le spectateur dans un environnement immersif créé par le son et émancipé de la présence vivante.
III.4.1. Présences acoustiques
Dans une logique d’automatisation du dispositif scénique, mentionnons Stifters Dinge (2007), du compositeur allemand Heiner Goebbels. Cette oeuvre se présente comme une machine performative sans corps qui fait dialoguer objet, matière, voix, bruits et sonorités métalliques dans une sorte de polyphonie et d’agencement mutuels des éléments. Cette installation-performance scéno-acoustique, compose un paysage visuel et sonore qui s’inspire de l’écrivain Adalbert Stifters (1805-1898) dont chaque référence au vivant est cachée (Lesage 2011 : 79-82).
Stifters écrit comme un peintre peint, et si le traitement du récit s’efface devant des passages souvent qualifiés d’ennuyeux où l’auteur décrit la nature, c’est la conséquence d’un respect à l’égard des choses. Les descriptions exigent du lecteur le temps nécessaire à leur perception détaillée, comme si le lecteur qui traverse le texte devait d’abord traverser la forêt et les paysages représentés par le texte. Stifters Dinge de Heiner Goebbels s’attache à cette posture et s’inscrit parfaitement dans cette sensibilité, avec une attention aux choses et à leurs relations (Lesage 2011 : 165-175).
Une attention est donc portée aux choses qui, au théâtre, ne jouent habituellement qu’un rôle marginal, le plus souvent comme décors ou accessoires, mais qui deviennent les personnages principaux, capables de déterminer la température de la scène. On parle ici des “sons trouvés” : lumière, images reproduites, textures sonores et bruit de fond; mais aussi voix et sonorités atmosphériques comme le vent ou le brouillard, l’eau et la glace.
In Stifter Dinge you can also observe how the relationships of separated elements reverse: in the first scene with the fours curtains I mentioned earlier you can for example hear the light. A strong light at the back of the stage dictates the tone of the scene, structuring it acoustically and punctuating the incantations from Papua New Guinea since the shutter of the floodlights keeps opening and closing and this mechanical sound is picked up by a microphone and thus becomes electronically amplified. A light change turns into a musical event. It is always my ambition to reverse distributions of power, the hierarchies, the balance of weight, which we are so accustomed to in our perception. And the audience starts to recognize that suddenly it is the light creating a tone or that water is making the music while both are no longer merely supporting elements illustrating the meaning of a scene but assert themselves in their materiality, able to influence other media; becoming protagonists themselves.
Goebbels 2015 : 29-30
La scène installée face aux spectateurs se compose de trois grands bassins rectangulaires vides, à la droite desquels on retrouve des réservoirs blancs illuminés de l’intérieur et remplis d’eau, et à gauche quatre haut-parleurs juchés sur de longs trépieds. Au fond, on distingue une sculpture constituée de pianos (deux pianos droits Midi et trois pianos désossés et motorisés), de tuyaux métalliques, de haut-parleurs, d’arbres sans feuilles et tout un assemblage de mécaniques, le tout installé sur une plateforme mobile. On assiste à une oeuvre pour piano mais sans pianiste, et avec cinq pianos disposés au fond de la scène (Mallefettes 2007 : 43; Rodatz 2014 : 231-239).
Toutefois, avant de se déployer comme une épiphanie visuelle, la machine performative se fait entendre. Assis dans les gradins, en attente du début de la performance, on perçoit des bruits dont la source est difficilement identifiable, un substrat sonore vibre dans l’espace pendant que l’on apprivoise “la scène” encore immobile devant nous.
L’invitation à entendre précède la mise en marche visuelle de l’installation : rien ne bouge mais on a le sentiment qu’une étrange partition sonore commence à se jouer, des cliquetis, des bruits métalliques, des harmoniques discordants résonnent ainsi que le rythme régulier d’une machine (Lesage 2011 : 172).
C’est dans ce contexte sonore que s’inscrit l’utilisation des voix atopiques (Finter in Valentini 2012 : 340-362). Des voix sans corps. Plus précisément, dans le dispositif de la scène, des hauts-parleurs émettent l’enregistrement de voix “particulaires”, selon le terme de Goebbels (Goebbels dans Valentini 2012 : 129). Elles appartiennent à Claude Lévi-Strauss et comprennent aussi un extrait de Nova Express lu par William Burroughs, une interview télévisée avec Malcom X, ainsi que des formules de conjuration adressées au vent enregistrées en Papouasie-Nouvelle-Guinée en 1905 par Rudolf Pöch, un chant d’indiens de Colombie et une chanson traditionnelle grecque enregistrée en 1930. Ces voix surgissent tels de véritables corps sonores qui se superposent aux bruits de la machine scénique : “Les voix de poètes et chanteurs devenus ou rendus muets […] sont présentes par l’intermédiaire de leurs corps vocaux et, pour le temps de la représentation, elles parlent aux vivants” (Finter 2001 : 28). Elles existent sur scène comme corps à la fois lointains temporellement et culturellement et rendus présents par la médiation acousmatique de la disposition dans l’espace. Les voix paraissent provenir de sources disposées à des endroits différents de la scène, ce qui tend à les incarner comme corps sonore. Avant tout, il s’agit bien d’une invitation aux spectateurs à entrer dans un monde fascinant, une invitation à voir et à entendre de façon différente, c’est une installation-performance qui demande une organisation différente de la perception.
III.4.2. Un orchestre d’engrenages : le théâtre des objets trouvés
La Compagnie Verdensteatret, basée à Oslo et fondée en 1986, est composée d’un noyau dur d’artistes rassemblés autour d’Asle Nielsen et de Lisbeth Bodd, fondateurs de ce collectif d'acteurs, vidéastes, artistes développeurs – informaticiens, musiciens et plasticiens.
Leur création And All the Questionmarks Started to Sing (2010) offre un univers sonore et visuel où des acteurs manipulateurs évoluent dans un paysage d’objets cinétiques, électroniques ou mécaniques, mélange de technologies ultra-sophistiquées et d’outils archaïques, tels des mécanismes de roues de vélos, des lentilles optiques, des leviers métalliques, des vieilles bandes de films en celluloïd ou des poulies.
La puissance des images et de la composition sonore produites de façon aléatoire par cette scénographie vivante constitue autant une sorte de choc esthétique – voir une frustration de l’horizon d’attente du spectateur – qu’une innovation plastique et théâtrale. Or, plutôt que de survenir de façon inattendue, comme un événement jaillit d’une action soudaine qui serait transcendante par rapport aux données de la situation, les transformations doivent être conçues à partir même des choses, comme c’était le cas dans The Telling Orchestra (2004-2006) ou Louder (2007). C’est comme si l’état de choses qu’induisent les technologies portait à dessiner une “pratique de la latence”, dans laquelle les formes sonores sont présentes mais pas encore manifestes; elles sont donc en puissance. La “pratique de la latence” des formes sonores et visuelles entraîne une dimension subliminale dans laquelle les choses produisent des effets qui ne sont pas directement perceptibles dans l’immédiat; toutefois cette latence est tellement puissante qu’elle amorce un changement profond de tous les éléments sur la scène et intervient sur le spectateur en provocant une variation dans ses modalités de réception.
Le dispositif n'est pas la représentation de quelque chose; il rend visible/audible ce qui ne l’est pas encore. Il dévoile donc à l’attention du spectateur en faisant émerger en lui une présence qui s’imprime progressivement, non pas dans l’instant. Pour suivre pleinement cet écart, la phénoménologie à développer – si on se réfère à la scène contemporaine – n'est pas celle de l’effet visible (forme) mais celle de sa dimension invisible (intensité). Il existe une réserve de potentiel qui empêche l’effet de se donner de façon définitive, de s’épuiser dans une forme et donc d’être localisé, en se maintenant, par contre, dans un état continu de développement, une survivance perpétuelle.
IV. L’image acoustique
La scène produit toujours une image sonore, voir une forme de perception visuelle causée par la composition sonore. Cette affirmation témoigne bien de la trajectoire tracée dans les oeuvres examinées. Toutefois, il reste à cerner les caractéristiques et la fonction de ce principe opérant dans la pratique scénique actuelle.
Le sonore, qui constitue tout autant que le visuel un ensemble de qualités sensibles relevant de la perception, est en ce sens lui aussi une image. L’image sonore possède une étendue que n’a pas l’image visuelle. Non seulement on entend plus et “plus loin” que ce qu’on voit, mais peut être que l’impression que nous avons de voir beaucoup plus que nous pouvons effectivement voir, tient à la nature de la perception auditive dont l’horizon est beaucoup plus vaste que celui offert par la perception visuelle.
Nous parlons donc ici d’une image acoustique qui entre en relation avec le régime optique de l’image. En d’autres termes, le son contribue de plus en plus à définir l’atmosphère de la scène, ses tensions, donc sa température, sur lesquelles s’appuie en contrepoint le visuel à moins qu’il ne procède parallèlement. Cela dispose et oriente en même temps les modalités et les facultés d’écoute (Barthes 1976) qui, de manière latente, adviennent à la limite de la conscience, comme chez Castellucci et Scott Gibbons ou chez Lenz Rifrazioni et Scanner.
On parle, dans ces cas, de sonorités toujours à la limite de l’audible, comme chez Shiro Takatani, Teatro delle Albe avec Luigi Ceccarelli ou Heiner Goebbels, qui prennent forme à travers un double processus d’émission des micro-fréquences et d’immersion de l’écoute. Le son et la musique sont alors à la limite du silence, ce dernier étant défini par ce qu’on peut ou ne peut pas entendre selon le seuil perceptif propre à chaque individu. Il importe toutefois de bien considérer les nuances, les processus de pénétration acoustique de l’appareil auriculaire et de reconfiguration des assises perceptives qui sollicitent un type différent d’écoute.
Or, une conséquence de ce qui précède est qu’il est possible d’envisager les oeuvres mentionnées plus haut dans une perspective inverse, soit à partir du silence apparent. Le silence devient un élément autour duquel s’agrègent les sons pour émerger. Une sorte de calme trahit néanmoins une profonde activité de basses fréquences : quelque chose se dispose aux limites du perceptible. Il faut s’arrêter pour entendre dans le périmètre de l’écoute.
Mais qu’elle repose sur la stratification ou la réduction de l’écoute, l’attention se pose toujours sur la variation tonale interne. Cela démontre que, avec un écoute plus attentive et précise, le processus de composition de l’un ou de l’autre, est constellé de nuances de sons qui se révèlent en retard, perceptibles seulement après un changement de niveau, de variation internes, de durée. C’est comme si le son était là, dans un état de latence, présent, mais pas encore audible (Radigue 2009 : 47-50).
Cela constitue un changement radical des modalités d’écoute : soit entrer avec l’oreille dans le son et, en même temps, être habité par ce son. Cela signifie être touché par le son, être conduit par la musique. Il est certain que les vibrations sonores possèdent le caractère bien particulier de venir du lointain, de pénétrer et de traverser le corps pour repartir au loin : il y a une proximité du lointain dans le son, et une pénétration en nous de ce lointain. C’est cette attitude subliminale d’intervention du son qui conduit à la dysphorie, caractère de ce qui trouble et angoisse, et qui s’oppose à l’euphorie, propre à l’attitude de reconnaissance et de familiarité typique du Θαυμάζειν (Thaumazein), l’étonnement. D’emblée, on entre dans une sorte de sonographie du corps qui nous dit que la musique est un vécu instantané, appartenant au registre de la première émotion, la réflexion s’impose seulement après, quand son effet sur le corps est conçu.
V. S’ouvrir à la stupeur des choses. Notes sur la réception
Pour le spectateur, face à de tels dispositifs théâtraux, il y a une seule possibilité : devenir son, devenir matière acoustique, pulsation, c’est-à-dire modeler de façon subliminale la perception au battement sonore.
Ceci demande une redéfinition radicale de la perception : seulement une oreille impossible peut capter l’inaudible. Ce processus démontre que le dispositif de ces environnements sonores, cette image acoustique, est efficace dans la mesure où il se produit constamment des effets sur les spectateurs. Ces effets correspondent à des affects au sens spinozien du terme : “Par affect, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps même est augmentée ou diminuée, favorisée ou empêchée […] ” (Spinoza 2007 : III. déf. 3.). L’affectio renvoie, continue Deleuze, à un état du corps affectant, tandis que l’affectus renvoie au passage d’un état à l’autre, “compte tenu de la variation corrélative des corps affectants” (Deleuze 1981 : 69; Massumi 2012 : 110-120).
L’affect désigne donc à la fois un mouvement et un passage d’état, ainsi qu’une transformation. Une manière pour le spectateur d’installer des relations de différents degrés de complexité avec l’ambiance ainsi que de se transformer à travers cette relation avec la scène. L’affect correspond au changement d’état du sujet immergé dans l’environnement sonore. De ces observations découle un principe déterminant : chaque composition théâtrale n’est qu’un travail sur et des sensations. En d’autres termes, dans les théâtres du son, la scène travaille en organisant la perception du spectateur grâce au son qui en est alors le moteur principal. Les oeuvres des artistes considérés dans ces pages nous disent qu’il existe deux plateaux sur lesquels ils opèrent parallèlement : celui matériel des formes; et celui impalpable de la perception du spectateur.
En poussant plus loin les conséquences de cette réflexion, on peut dire que le plateau matériel est seulement le point de passage, le lieu où se composent, de façon subliminale, les intensités qui en définissent l’atmosphère avec l’induction du son et de la musique. Cela permet d’imprimer certaines images scéniques dans la perception du spectateur, dans sa mémoire, soit la vraie scène, la plus cachée, la plus radicale qui soit.
Le plateau matériel est alors le point d’intersection du processus qui mène d’un plateau de l’esprit (celui du metteur en scène et ensuite des différents plans de présence) à l’autre (celui du spectateur), en passant par la matérialité de la scène. Le son et la musique sont le courant qui relie ces deux plateaux.
Parties annexes
Note biographique
Après avoir été affilié à l’université de Bologne, Enrico Pitozzi enseigne actuellement à l’université IUAV de Venise. Il a été professeur invité à l’École Normale Supérieure - ENS de Paris (France), à l’Université du Québec à Montréal (Québec) et directeur de cours à l’Universidad Menendez Pelayo de Valence (Espagne). Il est membre à l’international du groupe de recherche “Performativité et effets de présence” dirigé par Josette Féral et Louise Poissant à ll’Université du Québec à Montréal et du MeLa Media Lab de l’Université IUAV de Venise. Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur les arts de la scène.
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