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1. Introduction

Le déboisement de la forêt amazonienne est un phénomène humain qui n’a réellement commencé à s’amplifier que durant la décennie 1970. En 2003, le déboisement global atteint 679·103 km2 (soit 1,23 fois la superficie de la France) mais celui de son bassin versant limité à Óbidos n’est que de 342·103 km2, superficie déjà importante.

Comme nous disposons, aujourd’hui, de données précises concernant la pluviométrie et les débits, il est possible de savoir si ce déboisement a une influence sur les débits et quelle est son importance. C’est le but de cette étude, dont l’ébauche a été donnée dans la publication Évolution du débit de l’Amazone à Óbidos de 1903 à 1999 (CALLÈDE et al., 2004). Ce travail s’inscrit dans la cadre du programme Hydrologie et géochimie du Bassin amazonien (Hidrologia e geoquímica na Bacia Amazônica - HiBAm), suivant les accords bilatéraux de coopération France/Brésil, où les partenaires principaux sont l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD, anciennement ORSTOM) pour la France et l’Agence Nationale des Eaux (Agência Nacional de Águas - ANA) pour le Brésil.

2. Le bassin versant de l’Amazone à Óbidos

Située à près de 800 km de l’Océan atlantique, Óbidos est la station hydrométrique de référence la plus en aval pour la mesure des débits de l’Amazone (Figure 1). Cette station (01°56’ S - 055°30’ W) draine un bassin continental de 4 680·103 km2. L’altitude du zéro de l’échelle limnimétrique serait de 2,6 m et l’Amazone déborde dans la ville basse vers 10 m. L’influence de la marée océanique n’y est plus très importante : 10 cm tout au plus en étiage. Cette amplitude n’entraîne qu’un écart en débit de ± 2 %, valeur que l’on peut considérer comme négligeable.

Figure 1

Carte du bassin amazonien limité à Óbidos.

Map of the Amazon basin upstream of Óbidos.

Carte du bassin amazonien limité à Óbidos.

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La relation hauteur-débit a été bien définie jusqu’à octobre 2003 (fin de l’année hydrologique clôturant cette étude).

Le bassin chevauche sept pays : Bolivie (15,4 % de la superficie totale), Brésil (52,7 %), Colombie (7,2 %), Équateur (2,8 %), Guyana (0,3 %), Pérou (20,5 %) et Vénézuela (1,1 %).

3. Forêt et écoulement

Un peu partout dans le monde, «la sagesse conventionnelle veut que les forêts agissent en tant qu’«éponges» géantes, absorbant l’eau pendant les fortes pluies et la libérant lentement quand elle est la plus nécessaire, pendant les mois secs de l’année. La réalité est bien plus complexe.» (FAO et CIFOR, 2005).

L’historique des idées concernant le rôle régulateur de la forêt a été établi par ANDRÉASSIAN (2002) et s’étend de l’Antiquité jusqu’à nos jours. En voici un très bref résumé.

Dès le XIXe siècle, en France, deux factions vont s’opposer : celle des «forestiers» et celle des «ingénieurs». Les «forestiers» pensent - en se basant sur les faits historiques - que la forêt régularise systématiquement les débits. Les «ingénieurs» veulent étudier le problème d’une façon scientifique en mesurant pluie et débit sous divers couverts végétaux. Le travail des «ingénieurs» a conduit naturellement à l’expérimentation de BELGRAND (1853) qui, au grand dam des «forestiers», en déduit en 1853 qu’il n’y a pas de grande différence de comportement hydrologique entre un bassin boisé et un bassin dénudé. Aux États-Unis, les programmes de mesures sur bassins versants commencent en 1910 et se poursuivent jusqu’en 1970, la conclusion étant que la forêt consomme davantage d’eau qu’aucun autre type de couvert végétal et que, en général, il semble que les crues rares sont peu affectées par le boisement ou le reboisement. À la différence des bassins versants représentatifs, il s’agit là de bassins versants expérimentaux (ou appariés) sur lesquels une partie de la couverture végétale a été modifiée.

La FAO et le CIFOR (2005) concluent : «contrairement à la croyance populaire, les forêts n’ont seulement qu’une influence limitée sur les importantes inondations en aval, surtout sur les événements à grande échelle. Il est exact qu’à l’échelle locale les forêts et les sols de forêt sont capables de réduire l’écoulement, généralement comme étant le résultat de l’augmentation de l’infiltration et de la capacité de stockage. Ceci n’est vrai seulement que pour des événements pluvieux à petite échelle, qui ne sont pas responsables des graves inondations en aval». Les hydrologues français estiment, aujourd’hui, qu’il est bien difficile de cerner le rôle hydrologique exact de la forêt : «il est aussi faux de penser que la forêt n’a pas d’influence sur les crues que d’affirmer qu’elle les réduit systématiquement!» (COSANDEY et al., 2005).

Pour ce qui concerne le bassin amazonien, les bassins versants représentatifs sont rares. Citons le bassin versant du Rio Taruma-Açu (23,5 km2) (Figure 1), proche de Manaus et observé de septembre 1979 à septembre 1980 et de juillet 1981 à juin 1983 (MARQUES FILHO et al., 1981, RIBEIRO et MARQUES FILHO, 1983) et celui de la Cuenca (0,7 ha) au Pérou (ELSENBEER et CASSEL, 1990) observé de septembre 1986 à avril 1989 sur l’interception de la pluie par la voûte forestière (canopée).

Fruits d’une coopération interdisciplinaire entre l’ORSTOM (aujourd’hui IRD) et le CTFT/CIRAD (Centre Technique Forestier Tropical/Centre International pour la Recherche en Agronomie Tropicale), les bassins expérimentaux du Projet ECEREX (Écologie, Érosion, Expérimentation) sont situés en Guyane française, sous forêt dense (Figure 1). L’expérimentation a commencé en 1977 et s’est terminée fin 1984. Ce sont dix bassins dont la superficie va de 1,0 à 1,6 ha. Deux bassins servent de témoins et sont laissés en forêt. Les huit autres ont été d’abord défrichés mécaniquement, puis réaménagés : plantations de pins ou d’eucalyptus, reconstitution naturelle de la forêt après débardage, pâturages, verger, culture traditionnelle. La synthèse des études effectuées a été réalisée par FRITSCH (1986). Bien que ces bassins soient situés un peu en dehors du bassin amazonien (mais quand même sous le même climat) cette unique étude de bassin expérimental est très intéressante : ses conclusions indiquent que si la parcelle déboisée est laissée telle quelle, après trois à six ans la régénération forestière assume en tout ou en partie les fonctions de la forêt originale. Mais en cas de remplacement définitif de la forêt par du pâturage comme c’est le cas, à plus de 90 %, sur le bassin amazonien brésilien (Ph. LÉNA, communication personnelle, 2002), l’écoulement restera, principalement par disparition de la canopée, définitivement supérieur d’environ 30 % à ce qu’il était sous forêt (FRITSCH, 1993). Cette valeur est strictement indicative à cause de l’effet d’échelle entre les parcelles expérimentales de l’ordre de l’hectare et celle de l’immense bassin amazonien.

3.1 Les effets du déboisement sur l’écoulement

Plusieurs auteurs ont traité ce problème d’une façon générale. Citons tout d’abord SIOLI (1985, 1989), et aussi FEARNSIDE (1990).

Au point de vue strictement hydrologique, le déboisement (FRÄNZLE, 1979; FRITSCH, 1986; LAURANCE, 1998; SIOLI, 1989; SHUKLA et al., 1990) entraînerait :

  1. une augmentation des écoulements par disparition de l’interception de la pluie par la voûte forestière (canopée). Cette interception a été évaluée à 19,8 % (FRANKEN et al.,1982) dans les environs du bassin représentatif du Rio taruma-açu, de 15 à 34 % (FRITSCH, 1986) sur le Projet ECEREX et à 16,9 % (ELSENBEER et al., 1994) sur le bassin représentatif de la Cuenca. Ceci se traduit, dans le bilan hydrologique, par une augmentation du coefficient d’écoulement associée à une diminution de l’évapotranspiration réelle (ETR), de par le fait que la pluviométrie de référence du bilan est mesurée sur des pluviomètres situés hors forêt;

  2. une augmentation des écoulements par diminution de la percolation de l’eau dans le sol et par l’augmentation du ruissellement superficiel, qui n’est plus freiné par la végétation. Ceci occasionnera des crues plus brutales avec une augmentation des débits de pointe;

  3. des étiages plus sévères car les réserves du sol en eau ont diminué.

4. Matériels et méthodes

4.1 Données utilisées pour cette étude

Ces données concernent l’évolution dans le temps du déboisement du bassin, de sa pluviométrie et enfin, de celle des débits mesurés à Óbidos. La première estimation donnée dans la publication de CALLÈDE et al., 2004 a montré la nécessité de déterminer ces paramètres avec la meilleure précision possible. Ceci est essentiel pour la pluviométrie et les débits car les différences dans leur évolution d’une année à l’autre sont faibles sur ce bassin (CALLÈDE et al., 2002). Sinon le «signal» que l’on essaie de mettre en évidence sera noyé dans les «bruits de fond».

4.1.1 Évolution des superficies déboisées

La délimitation des superficies déboisées s’est faite en utilisant le plus grand nombre de sources d’informations disponibles, à savoir :

  • la Carte de la Végétation de l’Amérique du Sud, publiée par l’UNESCO (UNESCO, 1980). Elle indique la situation en 1976;

  • l’étude de la FAO concernant le déboisement de l’Amérique latine (FAO, 2003). Elle traite de l’évolution des superficies déboisées, pays par pays;

  • pour le Brésil, les données de l’Instituto de Pesquisas Espaciais (INPE, http://www.inpe.br), qui, dans son Projeto de Estimativa do Desfloramento Bruto da Amazônia (PRODES, http://www.obt.inpe.br/prodes), suit l’évolution du déboisement de la forêt amazonienne brésilienne année par année. Les techniques de télédétection y sont pleinement employées;

  • pour le Pérou, celles de l’Instituto Nacional de Recursos Naturales (INRENA) à Lima;

  • en Équateur, les travaux de l’Ingénieur forestier G. ROBERTO SÁNCHEZ et ceux du Ecuatorian Government Remote Sensing Research (CLIRSEN);

  • les données d’organisations non gouvernementales, provenant du Movimiento Mundial por los Bosques Tropicales (WRM, 2001) pour l’ensemble du bassin amazonien, et celles de Amigos da Terra- Amazônia Brasileira uniquement pour le Brésil;

  • les données de HOUGHTON et al., 2000,

  • le témoignage de A. LARAQUE (communication personnelle) constatant l’absence de déboisement sur le bassin amazonien vénézuélien.

Une synthèse, pays par pays, est réalisée à partir de cet ensemble de données. Ceci est nécessaire, à cause du caractère passablement subjectif de la détermination, sur le terrain, des superficies déboisées. Là, chaque expert a sa propre façon d’estimer le taux de déboisement. Bien souvent, la mise à jour de l’information est défaillante, de même que la surveillance systématique du couvert forestier. Les résultats de cette évaluation sont donnés dans le tableau 1.

Tableau 1

Superficies déboisées de 1976 à 2003 sur le bassin amazonien limité à Óbidos.

Deforested surfaces in the Amazon basin upstream of Óbidos, from 1976 to 2003.

Pays

Forêt

(km2)

Déforestation : superficies cumulées (km2)

Taux

(1976)

1976

1980

1985

1990

1995

2000

2003

2003

Bolivie

472 510

0

4 700

12 707

21 704

30 022

36 644

42 030

8,9

Brésil

2 368 167

4 760

20 951

44 590

67 728

88 674

108 779

122 142

5,2

Pérou

735 171

0

21 450

43 847

62 729

78 096

89 947

95 371

13,0

Équateur

109 440

0

3 580

8 989

14 923

21 810

31 810

45 435

41,5

Colombie

326 221

9 240

13 286

18 344

23 397

28 460

33 518

36 553

11,2

Vénézuela

50 811

0

0

0

0

0

0

0

0

Totaux

4 062 320

14 000

63 967

128 527

190 481

247 062

300 699

341 531

 

Taux %

 

0,34

1,57

3,16

4,69

6,08

7,40

8,41

 

La colonne «Forêt (1976)» correspond aux résultats de l’analyse publiée par l’UNESCO (1980)

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4.1.2 Évolution de la pluviométrie moyenne du bassin

La pluviométrie annuelle 1945-1998 (CALLÈDE et al., 2004) a été affinée et complétée mais en restant très exigeant sur la qualité des mesures. La nouvelle détermination va de 1940 à 2003. Les données pluviométriques mensuelles proviennent tout d’abord des services nationaux des pays concernés. Elles ont été complétées par quelques fichiers, anciens ou récents, établis par l’IRD auxquels s’ajoutent deux (énormes) fichiers pluviométriques mondiaux :

  • celui du National Oceanic and Atmospheric Administration/ Global Historical Climatology Network (NOAA/GHCN) disponible sur http://cdiac.esd.ornl.gov/ghch/ghcn.html,

  • celui du professeur M.HULME (Centre de recherches universitaires de l’University of East Anglia, Norwich, UK) que l’on trouve sous http://www.cru.uea.ac.uk.

De ce fait, il a été possible de calculer la pluviométrie moyenne annuelle en utilisant 163 postes pluviométriques, au lieu des 43 de l’étude précédente : i) 84 sont situés au Brésil, ii) 24 sont au Pérou, iii) 22 en Bolivie, iv) 20 en Équateur, v) 8 en Colombie; et vi) 5 au Vénézuela.

Chaque station a fait l’objet d’un dossier EXCEL regroupant toutes les pluviométries mensuelles des divers fichiers disponibles. Une synthèse a été faite et les observations manquantes ont été reconstituées en utilisant soit les valeurs des stations voisines, soit par corrélation linéaire avec au moins deux séries d’observations complètes sur la période 1940-2003. L’année hydrologique commence le 1er novembre et se termine le 31 octobre de l’année suivante.

L’homogénéité des valeurs annuelles est vérifiée par la méthode du Vecteur régional (BRUNET-MORET, 1979; L’HÔTE, 1986).

L’emplacement des postes pluviométriques est indiqué sur la figure 2. D’une part, elle montre que, par rapport à l’étude de 1945-1998, la densité et la répartition des stations ont été améliorées et, d’autre part, que des postes du piémont andin (Colombie, Équateur, Pérou et Bolivie) ont été pris en compte (43 postes au lieu des 5 de l’étude précédente). Sur le piémont andin, en effet, des lignes de crête séparent les régions «au vent» (barlavento) de celles «sous le vent» (sotavento), les écarts pluviométriques annuels pouvant être très importants par effet de foehn. Au Pérou, par exemple, il pleut 10 fois plus à Quincemil (7,0 m/an) qu’à Cuzco (0,7 m/an) alors que les deux stations ne sont distantes que de 145 km (Figure 1).

Figure 2

Emplacement des postes pluviométriques utilisés pour la période 1940-2003. Ceux de la période 1945-1998 sont également indiquéspar un astérisque (*).

Location of the rainfall gauge stations used during the 1940-2003 period. Those of the 1945-1998 period are also indicated with a star (*).

Emplacement des postes pluviométriques utilisés pour la période 1940-2003. Ceux de la période 1945-1998 sont également indiquéspar un astérisque (*).

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En traitant séparément les régions «sous le vent» de celles «au vent» et en utilisant ces 163 postes pluviométriques, la détermination de la pluviométrie moyenne annuelle par la méthode des polygones de THIESSEN (THIESSEN, 1911) apparaît aussi précise que celle des isohyètes. Ajoutons que la méthode de THIESSEN repose sur un tracé immuable de la médiatrice entre deux postes pluviométriques alors que le dessin des isohyètes risque d’être subjectif car soumis à l’interprétation du dessinateur.

La série des pluviométries annuelles 1940-2003 du bassin a été comparée avec l’ancienne série 1945-1998, comme le montre la figure 3.

Figure 3

Comparaison des pluviométries moyennes du bassin.

Comparison of the average rainfall in the watershed.

Comparaison des pluviométries moyennes du bassin.

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La corrélation linéaire entre les deux séries est bonne : r = 0,852. La figure 3 montre que l’augmentation du nombre de postes pluviométriques tempère les années à forte pluviosité.

La pluviométrie du bassin amazonien a fait l’objet de deux études bien particulières.

  • la première, de SALATI et al. (1978), traite du recyclage de la pluie tombée sur la canopée. Cette pluie est re-évaporée, condensée à nouveau par convection et va retomber plus loin. Le phénomène a été mis en évidence par trois méthodes. D’après les auteurs, ce recyclage représenterait environ 50 % de la pluie initiale, que le déboisement modifierait à l’échelle du bassin;

  • MOLION et DALLAROSA (1990), dans la seconde étude, se demandent si les données pluviométriques sont fiables, de par le fait que les postes d’observation sont généralement situés au bord des cours d’eau, principale voie d’accès en Amazonie. Les phénomènes convectifs, de la rivière vers l’intérieur des terres, feraient que la pluviométrie à l’intérieur des terres - non mesurée faute de pluviomètre - serait plus forte que celle mesurée au bord de la rivière.

4.1.3 Évolution du débit annuel moyen (module) à Óbidos

Les transformations hauteur-débit (CALLÈDE et al., 2002) ont été continuées jusqu’au 31 octobre 2003. Rappelons que cette relation hauteur-débit n’est pas univoque en hautes eaux (c’est à dire que pour une même hauteur d’eau observée à la station d’Óbidos et à des dates différentes, le débit risque de ne pas être le même) et a fait l’objet d’une étude particulière (CALLÈDE et al., 2001). Nous avons utilisé sept mesures de débit, effectuées de 2001 à 2003, pour vérifier leur bonne adéquation à la relation hauteur-débit utilisée pour cette transformation.

Module, crue et étiage sont déterminés pour chaque année hydrologique.

5. Résultats et discussion

5.1 Analyse de l’évolution pluie-débit

La figure 4 montre l’évolution des quatre séries de données annuelles (pluie, modules, crues et étiages). De 1940 à 1980, la pluviométrie varie lentement d’une année à l’autre, puis en «dents de scie» de 1980 à 1999. Ceci se retrouve sur la variation des modules, déterminés par une méthode totalement différente.

Figure 4

Évolution dans le temps des quatre séries statistiques (pluviométrie, crues, modules, étiages).

Time evolution of the four statistical series (rainfall, flood discharge, mean discharge and low-water discharge).

Évolution dans le temps des quatre séries statistiques (pluviométrie, crues, modules, étiages).

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5.1.1 Tendances dans les séries de données

Les tendances ont été analysées en s’appuyant sur les moyennes mobiles sur cinq ans, centrées, ainsi que sur les courbes polynomiales (Tableau 2).

Pluviométrie

La tendance générale de la série 1940-2003 est à la stabilité.En détaillant davantage, il ressort que la série présente une légère montée de 1940 à 1955, suivie d’une légère baisse de 1955 à 1967. Une nouvelle montée, plus marquée, va de 1967 à 1975, puis baisse également marquée de 1975 à 1981. À partir de 1981, les oscillations en «dents de scie» enchaînent croissances et décroissances, la tendance générale jusqu’en 2003 étant une très légère baisse. La dispersion est faible (± 1,90 %) de 1940 à 1980, plus importante (± 3,67 %) ensuite.

Modules

La tendance générale est à l’augmentation. La série croît de 1940 à 1954, décroît de 1954 à 1964. Nouvelle croissance marquée jusqu’en 1975, suivie d’une décroissance jusqu’en 1981. Enfin, croissance jusqu’en 2003. La dispersion est plus importante que pour la pluviométrie (± 6,33 %).

Crues

Là aussi, la tendance générale est à l’augmentation. La série croît nettement de 1940 à 1953, décroît tout aussi fortement jusqu’en 1966. Nouvelle croissance bien marquée jusqu’en 1977 mais moins soutenue de 1977 à 2003. La dispersion est de ± 6,39 % de 1940 à 1980, ± 8,24 % de 1980 à 2003.

Étiages

La tendance générale 1940-2003 montre une très légère augmentation. De 1940 à 1965, la tendance est à la baisse, suivie d’une augmentation très nette des débits de 1965 à 1974. De 1974 à 2003, la tendance est à la baisse. La dispersion est forte, de 1940 à 2003 : ± 12,42 %. Les quatre séries évoluent de façon semblable, sauf peut-être les étiages.

Tableau 2

Tendances des pluviométries, modules, crues et étiages, coefficient d’écoulement

Trends in rainfall, mean discharge, flood and low-water discharge, and runoff coefficient.

Tendances des pluviométries, modules, crues et étiages, coefficient d’écoulement

(+ : croissance, - : décroissance, lgmt : légèrement)

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5.1.2. Recherche statistique sur les séries de données

La pluviométrie et les étiages ont une distribution aléatoire et suivent la Loi normale (loi de GAUSS). Aucune rupture n’a été décelée (HUBERT et al., 1989; LEE et HEGHINIAN, 1977; PETTIT, 1979).

Les modules et les crues suivent également la loi normale mais avec la distribution n’est plus aléatoire, avec une rupture décelée en 1970 (HUBERT et al., 1989; LEE et HEGHINIAN, 1977). Cette rupture de 1970, assez générale tant en Afrique sahélienne qu’en Amérique du Sud (CALLÈDE et al., 2004), apparaît comme un «effet de bascule» entre les deux continents. En Amérique du Sud, les débits augmentent après 1970 sur les rios Negro (Uruguay), Parana et Paraguay. (COLLISCHONN et al., 2001; CUTIM et al., 2000; GENTA et al., 1998; MÜLLER et al., 1998).

En Afrique, les débits diminuent sur le Congo à Brazzaville (LARAQUE et al., 2001), l’Oubangui à Bangui ou le Sénégal à Bakel (CALLÈDE, travaux personnels) et cette diminution coïncide avec la grande sécheresse sahélienne.

La cause exacte de cet «effet de bascule» n’est pas encore clairement expliquée.

Corrélation pluie-débit

Nous retrouvons ici des valeurs proches de celles de la publication de (CALLÈDE et al., 2004). Le coefficient de corrélation linéaire, r, est de 0,695 entre pluviométrie et modules. Il est de 0,660 entre pluviométrie et crues, valeurs voisines du fait de l’excellente corrélation entre crues et modules (r = 0,913). Il est beaucoup plus lâche avec les étiages : 0,574 avec la pluie et 0,463 avec les modules.

5.2 Impact du déboisement. Analyse et discussion

5.2.1 Impact sur le débit moyen annuel (Module)

Plutôt que d’utiliser, pour les différents paramètres, leurs valeurs réduites à la moyenne, nous avons préféré travailler avec le bilan hydrologique qui permet de comparer la pluie moyenne et le débit à l’exutoire. Le Glossaire International d’Hydrologie (UNESCO et WMO, 2000) en donne la définition :

où :

P

pluviométrie moyenne du bassin (en mm);

Q

débit à l’exutoire (en m3/s). Pour pouvoir comparer le débit aux autres paramètres exprimés en mm de hauteur d’eau, Q doit être converti en lame d’eau écoulée (Le), qui est «la hauteur d’une nappe répartie sur une surface horizontale égale à la superficie du bassin et de volume égal au volume écoulé à l’exutoire» (ROCHE, 1963). Cette lame écoulée est appelée aussi lame équivalente (ROCHE, 1963);

ETR

évapotranspiration réelle (en mm), c’est à dire eau réellement consommée par évaporation du sol et pour les besoins végétatifs;

∆R

variation des réserves en eau souterraine (en mm).

Pour le bassin de l’Amazone à Óbidos et à l’échelle annuelle, P est la pluviométrie moyenne annuelle du bassin (en mm) et Q est le débit moyen annuel (module) à Óbidos.

où :

T

durée de l’année, en secondes (soit 31 536 000 s);

Q

débit en m3/s;

S

superficie du bassin, en km2 (soit 4 680 100 km2).

Pour Óbidos, la variation ∆R est considérée comme négligeable (Callèdeet al., 2002).

Dans l’équation 1, nous connaissons P, Q et ∆R. Son application donnera l’ETR. La valeur moyenne de l’ETR, de 1940 à 2003, est de 1 112 mm (pour une pluviométrie inter-annuelle de 2 227 mm).

Coefficient d’écoulement

Également défini dans le Glossaire International d’Hydrologie (UNESCO et WMO, 2000) et par ROCHE (1963), le coefficient d’écoulement est le rapport

avec :

Le

lame d’eau écoulée annuellement;

P

pluviométrie moyenne annuelle du bassin;

K

représente ici la part de la pluie annuelle du bassin qui va ruisseler dans le réseau hydrographique amazonien et arriver à Óbidos. C’est le seul paramètre utilisé dans ce qui suit.

D’une façon générale, ce coefficient est assez constant au cours de la période1940-2003. Il varie de 40,9 à 58,9 % (valeur moyenne 50,8 %) mais, en détaillant davantage, on distingue une tendance à une légère baisse, de 1940 à 1965, une nette augmentation de 1965 à 1975 suivie d’une baisse aussi nette jusqu’en 1981. À partir de 1965, la tendance est nettement à l’augmentation. Cette tendance a été rappelée en dernière ligne du tableau 2.

Ceci est confirmé par une courbe de tendance polynomiale d’ordre 4 (plus générale que celle de l’ordre 5) et, surtout, par les moyennes mobiles sur 5 ans (Figure 5).

Figure 5

Évolution du Coefficient d’écoulement.

Time evolution of the runoff coefficient.

Évolution du Coefficient d’écoulement.

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La distribution statistique des coefficients d’écoulement suit une loi normale mais la série n’a pas un caractère aléatoire. D’approche mathémétique différente, les tests de recherche de rupture donnent des résultats différents : celui d’Hubertet al. (1989) indique deux ruptures (1963 et 1967), tandis que celui de LEE et HEGHINIAN (1977) n’en décèle qu’une seule (1970).

Quelles sont les causes des variations du coefficient d’écoulement?

a) Rupture de 1970

Il est indéniable que la rupture généralisée de 1970 a eu une influence sur la variation du coefficient d’écoulement. La figure 4 indique qu’elle se retrouve, sous la forme d’une «bosse», sur la pluviométrie, les crues, les modules et les étiages. Elle est très nette, figure 5, sur les moyennes mobiles du coefficient d’écoulement. Les paramètres augmentent vers l’année 1965, passe par un maximum en 1975 et décroissent jusque vers 1981.

b) Déboisement

Jusqu’en 1960, la superficie déboisée du bassin amazonien brésilien pouvait être considérée comme négligeable (HOUGHTON et al., 2000). Elle n’était que de 0,34 % en 1976 et ce n’est qu’à partir de 1985 (3,16 %) qu’elle commence à devenir notable (Tableau 1) et à croître de façon continue tout comme le coefficient d’écoulement. La figure 6 rassemble, sur le même graphique, la pluviométrie moyenne annuelle du bassin, les coefficients d’écoulement et les taux de déboisement pour la période 1981-2003 (c’est à dire postérieure à la «bosse»).

Figure 6

Période 1981-2003. Évolution dans le temps de la pluviométrie moyenne annuelle, du coefficient d’écoulement et du taux de déboisement.

Period 1981-2003. Time evolution of annual average rainfall, runoff coefficient and deforestation rate.

Période 1981-2003. Évolution dans le temps de la pluviométrie moyenne annuelle, du coefficient d’écoulement et du taux de déboisement.

-> Voir la liste des figures

Les droites de régression, pour ces trois paramètres durant cette période, sont également représentées. Elles indiquent :

  1. que la tendance des coefficients d’écoulement et du taux de déboisement est positive de 1981 à 2003. Également, que la droite de régression des modules (non représentée figure 4) indique une croissance,

  2. qu’au contraire, celle de la pluviométrie décroît légèrement. Cette décroissance est confirmée par les tendances polynomiales d’ordre 2 à 6.

    Ainsi, l’écoulement augmente alors que la pluviométrie diminue légèrement ou reste stationnaire. Ceci implique que les conditions d’écoulement ont changé. Le taux de déboisement augmentant durant cette période, il est logique de penser que le déboisement est la cause de l’augmentation des débits. Cela a été exposé plus haut («les effets du déboisement sur l’écoulement», point b).

c) Autres causes

Jusqu’à présent, seules la rupture de 1970 et le déboisement nous paraissent être les causes de l’augmentation du coefficient d’écoulement.

Mais restons prudent et gardons-nous d’être trop affirmatif : l’hydrologie de l’Amazone est chose compliquée et il ne serait pas impossible que d’autres facteurs interviennent.

d) Séparation des influences

Il n’est pas possible de connaître exactement la date de début du déboisement sur le bassin amazonien en entier. Si l’on se base sur la figure 5 et sur les moyennes mobiles représentées, le déboisement commencerait à se faire sentir dès 1965. La droite de régression du coefficient d’écoulement de la figure 6, prolongée vers la gauche, indiquerait un coefficient d’écoulement théorique de 46,9 % au lieu de 44,6 % observé.

La «bosse» viendrait en superposition, comme représenté sur la figure 5, de l’augmentation liée au déboisement. Cette hypothèse paraît très acceptable car elle est en accord tant avec l’évolution des coefficients d’écoulement qu’avec celle du taux de déboisement.

e) Estimation de l’influence du déboisement sur les modules

En utilisant les droites de régression de la pluviométrie et du coefficient d’écoulement, et en faisant le calcul inverse du bilan, l’augmentation du débit moyen annuel est estimée à 8,5 103 m3s-1, sur la période 1981-2003 (22 ans). Ceci représente une augmentation globale de 5 % sur cette même période.

5.2.2 Impact sur les crues

L’impact sur les crues est très visible avec l’augmentation du nombre des fortes crues (Figure 4). Le tableau 3 montre l’augmentation, de 1904 à 2003, du nombre des crues supérieures à 250 000 m3/s (soit environ 7,6 m de hauteur de l’Amazone à la station hydrométrique) qui occasionnent une inondation dans la ville basse d’Óbidos.

Tableau 3

Augmentation du nombre de fortes crues et des étiages sévères

Increase in the number of big floods (> 250,000 m3/s) and severe low-water discharge events (< 80,000 m3/s).

Décennie

04/13

14/23

24/33

34/43

44/53

54/63

64/73

74/83

84/93

94/04

Débit > 250 000 m3/s

Crues

2

1

1

0

1

0

1

6

2

4

Débit < 80 000 m3/s

Étiages

2

1

1

1

2

3

0

0

0

3

-> Voir la liste des tableaux

Ce tableau est éloquent. De 1904 à 1963, il ne s’est produit que 5 fortes crues en 60 ans. Depuis 1964 (début du déboisement) et en deux fois moins de temps (30 ans), il s’en est produit 14, soit 5,6 fois plus. Il y a bien augmentation du nombre de fortes crues. On retrouve là un des effets du déboisement cités plus haut au point b.

5.2.3 Impact sur les étiages

Il est impossible, ici, de déceler la moindre influence du déboisement. Au contraire, le tableau 3 et la figure 4 montreraient une tendance à l’augmentation des débits, en parfaite contradiction avec le point b. cité plus haut. Le nombre d’étiages sévères (où le débit descend à 80 000 m3/s et en dessous) est de 10 pour la période 1904-1963 et de 3 seulement pour 1964-2003.

Rappelons que les débits de basses eaux à Óbidos sont importants (CALLÈDE et al., 2002). La valeur minimale du débit observée une année sur dix (période 1902–1999), 78 000 m3 s-1, est de même ordre de grandeur que la crue du Congo (70 000 m3 s-1) de 1961, observée à Brazzaville, et qui serait de période de retour au moins centenaire (FEYMANS, 1962). La distribution aléatoire des débits d’étiage est une seconde explication.

6. Conclusion

Pour pouvoir comparer pluie et débit, le biais de la lame d’écoulement Le (issue du bilan hydrologique) a été préféré à celui des valeurs réduites à la moyenne, car plus proche de la réalité hydrométrique. Le coefficient d’écoulement annuel, issu de Le, en est une application et son évolution a été étudiée de 1940 à 2003, conjointement avec celles de la pluviométrie annuelle et du taux de déforestation.

Cette étude montre que, de 1981 à 2003, la pluviométrie est stationnaire et même légèrement en baisse tandis que le coefficient d’écoulement et le taux de déforestation sont à la hausse. Ceci conduit logiquement à penser que le déboisement pourrait être la cause de l’augmentation du débit des modules. Cette augmentation reste toutefois modeste : 386 m3/s par an. Elle est de même ordre de grandeur que celle des modules sous l’effet d’une augmentation de la pluviométrie (CALLÈDE et al., 2004), de 1903 à 1981 : 241 m3/s par an

D’un autre côté, de 1963 à 2003, le nombre de fortes crues, qui occasionnent une inondation dans la ville basse d’Óbidos, est 5,6 fois plus élevé que de 1903 à1963. Cette nette augmentation serait aussi une conséquence du déboisement Par contre, rien n’a été observé sur les basses eaux.

Ainsi, l’influence du déboisement sur les débits de l’Amazone à Óbidos serait :

  • nette sur les crues;

  • bien faible sur les modules;

  • nulle sur les étiages.

La taille de cet immense bassin versant (près de 6 millions de km2) et des superficies déboisées a probablement amplifié les anomalies liées au déboisement et permis de les détecter. À l’inverse, ANDRÉASSIAN (2002) et COSANDEY et al. (2005) travaillant sur des bassins dont les superficies ne dépassent pas 100 km2, n’ont rien pu déceler. La grande régularité du régime du bas Amazone (CALLÈDE et al., 2002) nous a également facilité la tâche. Enfin, nous nous sommes attachés à travailler sur des paramètres les plus exacts possibles, à cause des faibles variations observées d’une année à l’autre.

Sur le bassin amazonien la pluviométrie moyenne annuelle, pour la période 1940-2003, est de 2 227 mm. L’évapotranspiration réelle (ETR) est de 1 112 mm. Elle est toujours inférieure à l’évapotranspiration potentielle ETP (quantité d’eau susceptible d’être évaporée par le bassin versant quand l’alimentation en eau n’est pas le facteur limitant). Plusieurs chercheurs ont déterminé la valeur de l’ETP du bassin amazonien. Les résultats de leurs travaux, récapitulés par LEOPOLDO et al. (1982), concordent pour la plupart pour une ETP aux environs de 1 450 mm. L’ETR représenterait 77 % de l’ETP. C’est dire que 77 % des besoins en eau du sol et de la végétation seraient actuellement satisfaits.

Tant que la pluviométrie sur le bassin amazonien restera toujours aussi abondante, et à condition que le déboisement n’augmente pas de façon catastrophique, une transformation de la couverture actuelle en caatinga (végétation arbustive d’épineux du Nordeste brésilien) paraît bien peu probable.

Il serait souhaitable de continuer cette étude sur le bassin amazonien en traitant d’autres bassins versants d’au moins 500·103 km2, par exemple ceux du Rio Negro à Manaus, Rio Solimões à Iquitos, Rio Madeira à Porto Velho, etc. Là aussi, le respect de la précision sera prioritaire.