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Cet intéressant manuel s’inscrit logiquement dans le projet d’accessibilisation du savoir sur le développement de l’enfant et son application à l’éducation québécoise que mènent les Presses de l’Université du Québec. Sa structure en trois parties – fondements théoriques ; enfants, familles et communautés ; pratiques pédagogiques – est un choix judicieux. La couverture du thème est exhaustive, incluant une histoire de la discipline de 1900 à nos jours, un survol des conceptions, tant éducationnelles que psychologiques, pertinentes à la compréhension du reste de l’ouvrage et deux chapitres dédiés aux défis préscolaires spécifiques aux enfants autochtones et allophones. De fréquents encadrés avec des exemples mettant en scène des enseignant⋅e⋅s et des enfants fictif⋅ve⋅s capteront l’attention du lectorat d’étudiant⋅e⋅s aux baccalauréats professionnalisants visé.
S’il est essentiel de s’adapter à ce lectorat par le format et le vocabulaire – ce que l’ouvrage fait très bien –, il cède trop sur la méthodologie. Les articles scientifiques évalués par les pairs sont sous-représentés dans les références, la plupart de celles-ci se trouvant être des manuels, rapports, mémoires et thèses (dont une qui n’en est qu’à l’étape de projet doctoral et ne peut donc pas être consultée). Plusieurs chapitres surexploitent une source ; d’autres abusent de sources secondaires, voire tertiaires. On confond « poststructuralisme » et « postmodernisme ». On déclare l’« absence de validité scientifique » du comportementalisme skinnérien – un énoncé très débattable – avec une source insuffisante. On soutient des effets par des résultats d’études corrélationnelles. Enfin, les références de publications définitives sont alourdies par l’ajout quasi systématique de la date de consultation. De telles erreurs risquent d’instiller le doute sur la rigueur de la recherche éducationnelle chez les futur⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s.
Le manuel a parfois un ton militant. Le chapitre sur l’histoire de l’éducation préscolaire dit « développer la pensée critique » (p. 29), mais se termine par ce qui a l’air d’un éditorial contre la favorisation politique de la maternelle quatre ans. Le débat est sensible et incontournable pour la discipline. Pourtant, comme d’autres, il aurait pu être abordé par une présentation plus impartiale des arguments des deux camps. On semble, en ces occasions, s’adresser à une personne assez informée pour prendre position de manière autonome, alors que tout le contenu de l’ouvrage représente de l’information pertinente pour le faire. Placer les débats actuels liés à la profession dans un chapitre final aurait évité l’impression d’endoctrinement que donne leur fusion au reste du propos.
Une autre discussion qu’on devine passionnée est celle qui oppose « la vision universelle de la petite enfance et de l’éducation préscolaire et celle compensatoire » (p. 12). Cette dernière, dans la mesure où elle vise à préparer à l’école, peut être liée à l’« approche disciplinaire » (p. 271) du primaire qu’on oppose dans le chapitre final à l’« approche développementale » (p. 271) du préscolaire. Que plusieurs auteur⋅e⋅s aient abordé cette dualité, probablement sans concertation, indique sa prégnance dans le domaine. L’équipe directoriale aurait eu avantage à décider une telle concertation, à priori ou a posteriori, et à la présenter d’une manière plus directe à un lectorat éclairé par sa lecture précédente. En reprenant l’idée porteuse d’enseignant⋅e se plaçant dans une posture de chercheur⋅se pour l’observation et la documentation pédagogique, on pourrait parler d’un dilemme entre conceptions idiographique et nomothétique de l’éducation – la première se limitant à présenter des données, alors que la seconde en dégage des tendances et des normes.
On se demande cependant ce qu’est une éducation idiographique. L’ouvrage parle souvent de l’« unicité » des enfants. Aucune norme ne nie cette unicité. Mais en niant la norme, l’enseignant⋅e se prive d’un précieux outil de soutien au développement de l’enfant. Deux principaux arguments sont soulevés pour défendre cet antinormalisme. D’abord, il y a jusqu’à onze mois de distance entre les enfants d’une même classe, ce qui – à cet âge – peut suffire à expliquer d’énormes différences développementales. Certes, mais les enseignant⋅e⋅s considèrent sans doute l’âge réel des enfants dans leur évaluation. Ensuite, normer un enfant empêcherait de « l’accueillir dans sa personnalité […], voire de l’accepter tel qu’il est » (p. 265). Non pour la personnalité, oui pour l’acceptation, car si l’éducation accueille la personnalité, c’est seulement pour mieux la transformer. L’idée d’éducation acceptante mène à ce non-sens : « Considérer le potentiel des enfants, c’est aussi les considérer eux, tels qu’ils sont maintenant […]. » (p. 69) Or, le potentiel n’est pas ce qu’on est déjà ; c’est ce qu’on peut devenir en dépassant ce qu’on est. Y aurait-il donc un certain antidéveloppementalisme au coeur de l’éducation à l’enfance ?
Ce serait trop attendre des manuels que d’espérer qu’ils résolvent des incohérences probablement bien implantées dans la culture d’une profession. Il leur échoit toutefois de distinguer les discours scientifique et professionnel et de permettre ainsi au lectorat initié à une profession d’entrevoir de telles incohérences. Après tout, les résoudre incombe d’abord aux praticien⋅ne⋅s. La pratique réflexive, promue par le manuel comme une partie essentielle de la formation continue, doit y contribuer. La formation initiale peut aussi le faire, entre autres en informant bien, puis en « développ[ant] la pensée critique » (p. 29). Le présent ouvrage remplit la première de ces missions, mais échoue à la deuxième.