Corps de l’article

1. Introduction

Cet article est une contribution au débat sur l’utilisation de certains outils de gestion du comportement basés sur des systèmes d’émulation. L’argumentaire qui suit s’appuie sur une analyse sociologique de l’utilisation d’un outil en particulier souvent utilisé à l’école primaire : les météos du comportement. Bien qu’il existe de nombreuses variantes de ces outils utilisés à diverses fins, il s’agit la plupart du temps de panneaux séparés par plusieurs niveaux symbolisés par des éléments météorologiques (un soleil en haut, des nuages noirs avec des éclairs en bas), des couleurs (du bleu en haut au rouge en bas en passant par le vert, jaune et orange) ou des émoticônes (frimousses) exprimant un continuum d’états entre le sourire et le mécontentement. Les prénoms des élèves de la classe sont inscrits sur des pincettes ou des aimants accrochés au panneau. Suivant le comportement des élèves, les pincettes peuvent descendre peu à peu vers les nuages de plus en plus noirs (approchant l’élève de la sanction), remonter vers le soleil (le comportement idéal ou « normal » attendu en classe) ou rester en place. Ainsi, l’emplacement de la pincette représente symboliquement le comportement de l’élève à un moment donné. L’outil sert donc de « mesure de contrôle du comportement de l’élève » (Sieber, 2000, p. 79). La plupart du temps, les pincettes sont replacées sur la case « soleil » (les compteurs sont remis à zéro) le jour suivant, durant la pause de midi, ou parfois seulement la semaine suivante.

J’ai mené une étude ethnographique sur les dispositifs de l’enseignement spécialisé (Bovey, 2022). En me fondant sur mes observations, je discuterai les effets de l’outil sur les élèves, en particulier les élèves ciblé⋅e⋅s par l’école pour leurs difficultés comportementales. Ainsi, entre 2018 et 2021, j’ai observé directement, une ou deux fois par semaine, différents types de classes ou contextes de l’enseignement spécialisé du canton de Vaud en Suisse. J’ai visité plusieurs établissements scolaires de la première année du primaire (âge des élèves : 4 ans) à la fin de l’école obligatoire (15 ans). Bien qu’il ne s’agisse pas de l’objet principal de mon étude, j’ai observé l’utilisation des météos du comportement et les effets sur le comportement des élèves en notant leurs réactions.

En m’appuyant sur la sociologie interactionniste, je soulignerai dans cet article les risques de ce type d’outil sur les parcours des élèves ; le recours à cet outil peut être associé à un stigmate (Goffman, 1975) ou favoriser l’entrée dans une « carrière déviante ». Becker (1985) définit cette dernière comme le franchissement de plusieurs étapes depuis la transgression d’une règle ou d’une norme sociale jusqu’à l’intériorisation d’une identité déviante et l’enfermement dans une étiquette de « mauvais⋅e élève ». En ce sens, je me questionne sur le rôle de cet outil. Serait‑il un « provocateur de déviance » plutôt qu’un outil visant à corriger les écarts de conduite en favorisant l’émulation ? Le terme « provocateur de déviance » est ici utilisé pour qualifier un objet, bien que les sociologues britanniques Hargreaves, Hester et Mellor (1975/2011) aient à l’origine utilisé ce terme pour qualifier un profil d’enseignant⋅e qui, en naturalisant la « déviance » (à comprendre ici dans le sens sociologique d’écart à la norme et de transgression des règles), cherchent à faire (r)entrer les élèves jugé⋅e⋅s non conformes dans le « droit chemin » et renforcent, voire suscitent, des comportements déviants de leur part.

Il n’est pas ici question de dénoncer une mauvaise utilisation de cet outil par le corps enseignant, mais d’interroger l’efficacité et la pertinence même de tels systèmes de soutien à la gestion de classe pour améliorer le comportement des élèves en classe.

2. Fondements historiques et théoriques des météos du comportement

Ce type d’outil s’inspire en partie du courant de l’Éducation nouvelle[1] et des pédagogies antiautoritaires en quête de moyens d’éviter les sanctions (châtiments corporels) et de favoriser l’autonomie des élèves en développant leur autogestion. En pratique, les pédagogues et le personnel enseignant créent divers outils visuels pour apprendre aux élèves à réduire les débordements en classe : météos du bruit, baromètres de la concentration, thermomètres du comportement. Tous ces outils poursuivent la même visée : faire prendre conscience aux élèves de leur (non) habileté scolaire ou sociale en leur demandant de s’évaluer au moyen d’une échelle normative. On retrouve cette idée de gradation chez Fernand Oury (Vasquez et Oury, 1971), qui s’inspirant de Célestin Freinet, fait porter à ses élèves des ceintures de couleur (comme au judo) qui correspondent à leur comportement ainsi qu’à leur niveau de compétence dans les différentes matières. Chaque couleur de ceinture sanctionne la réussite d’objectifs qui permet d’accéder à de nouvelles tâches et d’obtenir des privilèges (s’occuper de l’animal de la classe, être l’assistant⋅e de l’enseignant⋅e, etc.). Les ceintures visent donc à motiver les élèves à bien se comporter et à contribuer au bon fonctionnement du groupe-classe. Dès les années 1980, les liens entre affects et apprentissage sont confirmés par les études en psychologie de l’éducation. D’une part, le milieu de la recherche montre que les rétroactions positives du personnel enseignant augmentent la motivation des élèves (Georges et Pansu, 2011) ; d’autre part, la recherche met en avant l’influence de l’autorégulation sur le rendement scolaire (McClelland et Cameron, 2011) et l’effet positif des systèmes d’émulation (Archambault et Chouinard, 2003 ; Richard et Bissonnette, 1999). La pédagogie de Maria Montessori applique le principe selon lequel l’élève doit se « dominer », au moyen notamment de pratiques d’auto-évaluation (Gasparini, 2000). L’ouvrage de référence Quand revient septembre de Jacqueline Caron (1994), très diffusé et utilisé depuis les années 1990 au Québec, en France et en Suisse romande, est emblématique de la considération des rétroactions et des émotions dans la gestion de classe. Il propose de nombreuses fiches pratiques et divers outils d’(auto)évaluation du comportement et de gestion des émotions à utiliser en classe. Ces outils de gestion des émotions, corollaires des outils de gestion du comportement, appliquent un principe similaire de responsabilisation et « d’engagement moral » de soi (Durler, 2015, p. 75) : les élèves apprennent à détecter leurs émotions, à les verbaliser pour arriver à dompter celles (colère, tristesse, peur) qui deviennent incontrôlables. Dans les classes de plusieurs écoles primaires, l’on retrouve de nos jours de nombreux ouvrages de littérature jeunesse pour « accueillir » ou « apprivoiser » les émotions.

Parmi les ressources pédagogiques proposées, les météos du comportement se trouvent davantage sur Internet et moins dans les manuels et livres pour enfants. Souvent rédigés par des enseignant⋅e⋅s, les blogues proposant ces outils sont légion, aussi bien dans les pays anglo-saxons que francophones, ce qui peut expliquer en partie l’importante diffusion de ces outils dans les classes du primaire dans de nombreux pays. Les résultats d’un questionnaire rempli en 2020 dans le cadre de ma recherche (Bovey, 2022) indiquent que près du tiers (32,4 %) des enseignantes des classes du primaire dans le canton de Vaud attestent la présence d’une météo du comportement dans leur classe et son utilisation quotidienne ou hebdomadaire. Les répondantes au questionnaire disent utiliser souvent les météos du comportement en combinaison avec d’autres outils de gestion de classe ou systèmes d’émulation (carte‑privilège, récompenses collectives, gestion des émotions, etc.).

Bien qu’il existe un grand nombre de travaux portant sur les compétences sociales, sur les émotions ou sur l’autorégulation, il n’existe pas de validation scientifique ou d’évaluation portant précisément sur les météos du comportement. Elles sont pourtant souvent conseillées dans les établissements de formation à l’enseignement. En somme, malgré ses allures scientifiques, il s’agirait d’un outil sans fondement établi et improvisé au gré des situations.

3. Discussion : les effets délétères de l’outil

J’ai pu observer à plusieurs reprises, et ce, dans différents contextes les effets délétères de l’utilisation des météos du comportement sur les élèves. Il faut préciser que ce sont la plupart du temps les mêmes élèves qui voient leur pincette descendre dans le rouge. Ces élèves sont souvent déjà ciblé⋅e⋅s par l’école (ou sont en voie de l’être) pour des problèmes de comportement. La recherche a démontré le lien ténu entre les inadéquations de comportement d’un⋅e élève et son signalement pour une prise en charge dans les différents dispositifs de l’enseignement spécialisé. Dans une recherche menée dans le canton de Berne, en Suisse, Gremion-Bucher (2012) montre qu’un quart des raisons évoquées au primaire dans les demandes d’orientation en classe spéciale (des classes avec de petits effectifs tenues par des enseignant⋅e⋅s spécialisé⋅es) concernent des problèmes de discipline. Les élèves ciblé⋅e⋅s par des mesures de l’enseignement spécialisé sont déjà très sensibles aux jugements scolaires négatifs qui ont jalonné le début de leur scolarité (Dupont, 2016). Les problématiques liées à l’utilisation de l’outil redoublent d’importance chez certain⋅e⋅s de ces élèves, car leurs manquements sont systématiquement pointés du doigt. Les « bon⋅ne⋅s élèves » (celles⋅ceux qui se comportent bien à l’école et s’autorégulent déjà) n’ont pas besoin d’une telle régulation externe. L’outil semble avoir peu d’effets sur ces élèves.

Dans les classes où sont utilisés ces outils, il n’est pas rare d’observer des élèves qui, comme dans l’extrait de journal de terrain qui suit, « explosent » de colère en quittant la classe à midi ou l’après-midi, car l’enseignant⋅e a descendu d’un cran leur pincette.

Il est 11 h 30 dans une classe de pédagogie spécialisée. Celil, 11 ans, montre de plus en plus de signes d’impatience et d’agitation et se lève brièvement puis se rassoit à plusieurs reprises. L’enseignante lui intime l’ordre de rester assis une première fois en indiquant du doigt un panneau appuyé sur le tableau noir et divisé en six zones colorées. Y sont accrochées des pincettes avec les prénoms des huit élèves de la classe. Elles sont toutes accrochées au plus haut sur la case bleue. 11 h 38, Celil se lève, va au lavabo, met une tape derrière la tête d’un camarade en s’esclaffant. L’enseignante demande à Celil de s’approcher du tableau et de descendre sa pincette de deux cases (sur la jaune). Il s’exécute, part au vestiaire et frappe contre les murs puis se roule par terre jusqu’à la sonnerie.

Extrait de journal de terrain, Bovey, 2022

La crise de Celil reflète la violence symbolique que peut générer l’utilisation d’un tel outil. D’autres élèves n’explosent pas, mais restent prostré⋅e⋅s en voyant leur pincette descendre. Elle⋅il⋅s manifestent parfois leur désarroi et se demandent comment il sera possible de la remonter. Dans la situation de Celil, c’est l’arbitraire de la situation qui l’affecte : quelque chose lui échappe, qui n’est pas liée à la raison de la sanction (il a donné une tape sur la tête et sait que c’est interdit), mais au fait que sa pincette descende de deux crans. L’après-midi, Celil revient en classe et constate que sa pincette est restée sur la case jaune. Une des règles de la classe est que l’enseignante remonte les pincettes chaque matin et à midi également.

Celil s’offusque et mentionne cet oubli à l’enseignante, mais elle maintient la pincette : « tu as été tellement pénible ce matin ». Celil part s’asseoir et ne parle plus à personne.

Un peu plus tard, il va faire corriger une fiche de vocabulaire au bureau de l’enseignante. Elle lui demande de lire à haute voix le mot « poule » : il lit « pile », elle dit « non, c’est “ou”, c’est une poule ». Celil imite alors la poule avec les bras en faisant rire ses camarades, elle l’envoie descendre sa pincette sur la case orange. Comme le matin, il repart au vestiaire.

Extrait de journal de terrain, Bovey, 2022

Dans ce deuxième extrait, outre l’insistance de l’outil à « marquer » l’élève sur le plan de la durée, on mesure également l’intrication du pédagogique et du disciplinaire et le flou qui peut exister dans l’esprit de Celil sur ce qu’il est possible de faire ou non en classe à ce moment-ci. Dans le vestiaire, Celil me raconte qu’il pensait faire rire l’enseignante.

L’incertitude liée à la position de la pincette en fin de journée provoque chez certain⋅e⋅s un stress important. D’autres sont déjà habitué⋅e⋅s aux nuages et ont incorporé l’idée qu’elle⋅il⋅s y finiraient régulièrement. Ces élèves y semblent insensibles et en font parfois un sujet de vantardise. Si l’on se réfère aux étapes de la carrière déviante décrites par Becker (1985), ces élèves ont intériorisé leur appartenance à la catégorie des déviant⋅e⋅s scolaires.

Dans une autre classe de cinquième année, une météo du comportement à trois niveaux (des émoticônes vertes, oranges et rouges) est affichée à côté du tableau noir. L’enseignante note en fin de semaine la « couleur finale » dans l’agenda, c’est-à-dire la couleur sur laquelle l’émoticône de l’élève se trouve le vendredi. Elle colle également une gommette de la couleur correspondante sur le tableau noir à côté du prénom de l’élève. Je demande à une élève de la classe pourquoi certain⋅e⋅s descendent dans l’orange ou le rouge :

C’est plutôt deux garçons qui se battent à la récréation, Sylvain et Bastien. En plus, Sylvain a souvent des chewing-gums, Bastien fait des blagues qui ne font pas rire la maîtresse et font perdre du temps à la classe. Bastien s’en fiche des smileys, mais Sylvain me fait de la peine, il crie « non non ! » quand la maîtresse descend sa pincette.

Extrait de journal de terrain, Bovey, 2022

Sur le tableau noir, les gommettes s’accumulent durant l’année scolaire et renforcent ainsi les effets de l’outil : la pérennisation et la visibilisation. Sur la ligne de Sylvain s’alternent ainsi quatre gommettes vertes, dix oranges et une rouge qui resteront affichées jusqu’à la fin de l’année scolaire.

Quelles que soient leurs réactions, les élèves que j’ai observé⋅e⋅s et interrogé⋅e⋅s lors de ma recherche ne comprennent pas bien les critères déterminant le mouvement de leur pincette, nommément les attentes comportementales de l’enseignant⋅e. Les élèves connaissent pourtant bien les « règles du jeu », c’est-à-dire les règlements et les normes qui prévalent en classe. Les élèves sont capables de les énoncer et d’assumer les conséquences de leur transgression. Pour le dire autrement, lorsque Bastien mâche de la gomme et que la maitresse le punit, il ne s’en offusque pas. C’est le « jeu de la règle » qui lui échappe, le fait qu’il y a des exceptions à la règle et que l’enseignant⋅e dispose d’une marge de manoeuvre quant à l’appréciation de la fréquence et de la gravité de l’acte. Un sentiment d’injustice peut en résulter tant la position de la pincette semble corrélée à l’humeur de l’enseignant⋅e ou à d’autres éléments contextuels dont elle⋅il⋅s n’ont pas la maitrise (le comportement des autres élèves, l’heure de journée, la fois de trop, etc.).

Des observations menées en classe, il ressort que les météos du comportement sont pensées de manière préventive (l’on peut se demander si déplacer la pincette n’est pas déjà une sanction en soi), mais utilisées de manière réactive. En effet, les pincettes sont déplacées en fonction d’un certain comportement. Une sanction est réservée aux élèves dont la pincette se retrouve à la case rouge et une récompense est parfois donnée aux élèves qui se maintiennent dans le vert. Ces outils constituent une forme inédite de jugement scolaire en cumulant plusieurs caractéristiques disciplinaires. D’abord, le jugement, exposé devant la classe, est rendu public à l’ensemble des élèves, contribuant ainsi à exposer au grand jour les transgressions. Ensuite, par comparaison à une simple réprimande, ce jugement s’inscrit dans la durée, car la pincette peut rester en place plusieurs heures ou plusieurs semaines (comme dans le cas de Sylvain) et se convertir en gommette ou remarque dans le cahier de communication. Parce qu’il est couplé à des sanctions et à des privilèges, l’outil est un puissant levier pour agir sur le comportement. Enfin, l’outil engage une forme de responsabilisation de l’élève ; dans certains cas, c’est l’élève qui doit déplacer sa pincette (parfois décorée de ses mains) ou colorier « sa couleur » du jour dans son cahier de communication (dont les parents prendront connaissance à la maison). L’outil peut être qualifié de « total », car il vise à toucher l’élève sur les plans affectif, cognitif et comportemental tout en l’impliquant personnellement et en engageant sa responsabilité morale. Dans ce sens, il transcende la simple gestion de classe et affecte la construction identitaire de l’élève.

Les météos du comportement sont-elles efficaces ? Si le but est de signifier que l’élève a un comportement inadéquat par rapport à celui attendu à l’école, la réponse est oui. Les élèves qui ont connu ce type de jugement développent une conscience aiguë de leur inadéquation avec les normes scolaires. Si l’objectif est d’améliorer le comportement des élèves, alors l’outil tel que je l’ai observé n’est pas efficace ; l’outil est loin de faire ses preuves auprès des élèves qu’il est censé aider. Comme les clés du fonctionnement de l’outil leur échappent, les élèves ne sont pas en mesure de comprendre ce qui, dans leur manière de se comporter, est considéré comme inadéquat. En ciblant systématiquement les mêmes élèves, l’outil n’est pas à la hauteur de l’ambition pédagogique d’apprendre aux élèves à contrôler leur comportement. Il sert plutôt une visée évaluative et punitive. En cela, l’outil sanctionne les comportements déviants et récompense les comportements attendus à l’école. Il ne fait donc que discriminer des catégories d’élèves et opère comme outil de sélection. Finalement, l’outil est-il efficace pour améliorer la discipline en classe ? Si tel est le cas, ce n’est qu’à court terme. Le rabaissement, l’injustice ou la « mise en cause publique » (Merle, 2002) peuvent « calmer » les élèves de la classe dans l’immédiat, mais les exposer à long terme, durant leur parcours scolaire, au découragement et à l’humiliation.

L’on pourrait penser que ces outils utilisés de manière bienveillante, de façon plus discrète ou dans le respect des étapes de mise en oeuvre préconisées par les spécialistes (Fortin et coll., 2017) n’entraineraient pas les conséquences fâcheuses citées précédemment et pourraient motiver les élèves à bien se comporter. Or, cet article soutient que l’outil, vu sa spécificité à désigner et à désapprouver publiquement les élèves affichant des comportements non désirés, renforce les attitudes déviantes chez ces élèves, et ce, quelles que soient les qualités ou la bienveillance de l’enseignant⋅e. Les météos du comportement sont-elles alors des outils de gestion de classe ou des « provocateurs de déviance » ? Au vu de ce qui précède, il semble que ce soit « les deux à la fois » ; de tels outils renforcent la distinction entre les élèves conformes aux normes scolaires (ou conformes aux attentes comportementales) et les autres. Ces outils s’éloignent des objectifs de renforcement positif soutenus notamment par des méthodes d’intervention moins exposantes, plus préventives, axées par exemple sur la qualité de la relation avec les élèves.

4. Conclusion

À la lumière de mes observations sur le terrain, c’est surtout l’exposition et la pérennisation du jugement scolaire qui posent un problème. Les élèves ont connaissance de l’évaluation du comportement de leurs camarades, même lorsque l’usage est individualisé sur la table ou dans l’agenda. En rendant le nom de l’élève « déviant⋅e » visible à l’oeil de toute la classe, l’on augmente le risque de stigmatisation et l’on favorise l’engagement dans une carrière déviante. Les parcours des élèves orienté⋅e⋅s vers des dispositifs de l’enseignement spécialisé sont modelés durablement par des jugements scolaires portés par de tels dispositifs de moralisation des comportements et de « mise à l’épreuve » (Vrancken, 2011).

En fin de compte, il y a peu de différences entre l’élève placé⋅e dans la première moitié du 20e siècle au coin de la pièce coiffé⋅e d’un bonnet d’âne et nos pincettes. C’est ce qui faisait dire à de Singly (1988) que la discipline autoritaire dénoncée par les pédagogues de l’Éducation nouvelle a été remplacée par des techniques de persuasion plus insidieuses basées sur la confiance, la bienveillance, la responsabilisation : une forme de domination plus discrète, mais intériorisée.

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Laurent Bovey
Chargé d’enseignement, Haute école pédagogique du canton de Vaud