Corps de l’article
Cet ouvrage est issu d’un séminaire coanimé par les deux auteur⋅e⋅s. Il s’agit d’une production savante qui s’adresse à un public de spécialistes. C’est ainsi que les propos sont appuyés par de très nombreuses références parmi lesquelles celles issues du monde anglo-saxon ont la part du lion. Par ailleurs, la⋅le lecteur⋅rice se voit fréquemment référé à des notes de bas de page. Les auteur⋅e⋅s mènent donc une analyse en profondeur et entrent dans les détails, ce qui nous donne un livre aux textes denses et érudits.
Justement, qui sont les auteur⋅e⋅s ? Historienne, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Loriga a fondé et dirige toujours la revue Passés Futurs. Également historien, Revel est directeur d’études émérite et a été président de l’EHESS. Bref, on l’aura compris, il s’agit d’un livre rédigé par des personnes fort autorisées.
L’objectif des chercheur⋅se⋅s est de présenter une analyse fouillée du tournant linguistique et de ses incidences sur l’histoire. Apparu dans les années 1960 et culminant dans les années 1990, ce tournant linguistique (linguistic turn) repose sur la conviction que « l’expérience humaine et les rapports qu’elle entretient avec la réalité ne peuvent être pensés sans tenir compte de la médiation du langage » (p. 15). Courant non homogène tant au point de vue théorique que sur le plan méthodologique, celles⋅ceux qui y adhèrent partagent une conviction, à savoir que les mots ne renvoient pas aux choses. Reposant sur des disciplines fort variées parmi lesquelles la sémiotique, l’herméneutique, la rhétorique et la philosophie déconstructionniste, le tournant linguistique a puisé ses fondements auprès d’intellectuels français : Foucault, Derrida, Barthes, Deleuze (ce qu’on appellera aux États-Unis la French Theory). Les adeptes du tournant linguistique ont proposé une vision non positiviste de la science tout en faisant la promotion d’une approche engagée et militante de l’histoire.
Le tournant linguistique s’est nourri d’autres courants, dont celui de la postmodernité. Ces deux courants possèdent en effet des points communs : 1) la découverte de l’autre (les récits minoritaires) ; 2) la crise de l’historicité ; 3) le brouillage des frontières héritées de la modernité (culture savante/culture populaire ; réalité/fiction, etc.). Ces éléments ont conduit à une remise en question de l’histoire. Le tournant linguistique et le postmodernisme ont aussi alimenté l’émergence des cultural studies, lesquelles ont pour affinité de remettre en cause la croyance en l’existence d’une unité des savoirs sur le monde social. C’est donc tout le projet de connaissance de l’histoire et le rôle de l’historien⋅ne qui sont remis en question. Sont dénoncées à la fois la prétention à l’universel et la capacité totalisante du savoir historique. Les ambitions à l’objectivité et à la neutralité sont alors ramenées au simple statut d’idéologies, lesquelles tentent de masquer des rapports de pouvoir institutionnalisés.
Ce qui a notamment été mis en évidence c’est que l’histoire et l’art entretiennent des liens étroits. Des expériences mêlant fiction et faits ont ainsi été tentées afin de renouveler l’écriture de la discipline. En tant qu’art, le langage en histoire est quelque chose qui n’est pas neutre : « [d]ans une perspective postmoderniste, le passé compte moins que les interprétations du passé et l’histoire moins que l’historiographie » (p. 341). On en déduit alors que l’historien⋅ne devrait renoncer à toute posture essentialiste et adopter une approche interprétative. En ce cas, on renonce aussi aux notions de causalités et d’explication tout comme à celle de vérité indubitable. Certains adeptes sont allé⋅e⋅s jusqu’au bout de cette démarche critique, ce qui les a conduit⋅e⋅s à nier la possibilité même de faire de l’histoire autrement que par la fiction et donc à récuser l’utilité de l’histoire en tant que discipline.
Que penser de tout cela ? Le tournant linguistique a eu le mérite de poser des questions importantes sur l’épistémologie, sur la méthodologie et sur l’écriture en histoire. On peut toutefois s’interroger sur la pérennité des idées proposées. En effet, parmi les historien⋅ne⋅s, s’il est plus difficile qu’autrefois de soutenir une position pleinement positiviste, il n’en demeure pas moins que la discipline est toujours dominée par l’empirisme, le primat du fait, la méfiance envers la théorie, la confiance en l’objectivité et l’écriture impersonnelle. Le tournant linguistique semble donc avoir eu assez peu d’influence sur la manière d’écrire et de faire l’histoire. Cette critique parfois féroce de l’histoire est restée, en fin de compte, confinée à un cercle restreint de spécialistes. Plus encore, force est de constater que l’enseignement de l’histoire dans les écoles primaires et secondaires – si ce n’est au niveau collégial et à l’université – n’a pas suivi les changements proposés par ce courant… et plusieurs s’en réjouiront.
Très bien documenté, proposant une analyse en profondeur de son sujet, cet ouvrage saura intéresser les spécialistes de l’histoire et, dans une moindre mesure, celles⋅ceux de la didactique de cette discipline. Pour qui souhaite avoir l’heure juste sur un courant qui a en son temps ébranlé les colonnes du temple, Une histoire inquiète s’avère un outil des plus utile. Bien structuré et rédigé dans une langue fluide, ce livre pèche parfois par son excès de détails. En effet, à plusieurs endroits on se dit que la thématique aurait pu être traitée plus succinctement, nous épargnant une revue détaillée de la pensée de chaque représentant⋅e du tournant linguistique ou de la postmodernité. Néanmoins, les auteur⋅e⋅s ont produit une oeuvre importante qui saura alimenter les discussions des spécialistes.