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Voici un petit ouvrage (191 pages) fort bienvenu. Le philosophe Jean Grondin, spécialiste de l’herméneutique et de la phénoménologie, nous présente ici ses réflexions sur l’éducation, fondées, bien entendu, sur la philosophie, mais aussi sur son expérience de plus de quarante ans d’enseignement.
L’ouvrage s’adresse à un large public et évite tout langage abscons. Donc, pas besoin d’être un philosophe patenté pour suivre l’auteur dans son parcours. Outre un avant-propos et un épilogue, l’oeuvre comporte six chapitres : 1) Entrée dans les paradoxes de l’éducation ; 2) La métaphysique au fondement de l’éducation ; 3) L’éducation comme sortie de la caverne ; 4) Qu’apprendre ? Comment éduquer à la liberté de l’esprit ; 5) Une éducation au sens des choses ; 6) Retour sur les paradoxes de l’éducation et quelques propositions.
Le premier chapitre nous présente certains paradoxes qui caractérisent l’éducation : celui du succès de l’éducation ou comment savoir si celle-ci porte fruit ; de l’excellence ou comment et pourquoi devrions-nous former une élite dans des sociétés qui se veulent essentiellement égalitaires ; de la transmission du savoir dans un monde où celui-ci est facilement accessible ; enfin, le paradoxe métaphysique ou comment éduquer au sens dans un contexte où la vision du monde dominante est matérialiste (les seules réalités qui existent sont des réalités matérielles) et utilitariste. Comme ce dernier paradoxe est le plus négligé de nos jours, Grondin y consacre la presque totalité de son essai.
Le deuxième chapitre démontre la dimension métaphysique (recherche du sens du réel par la raison) de l’éducation, à savoir l’élan vers l’universel qui titille tout être humain. À cette occasion, Grondin convoque les philosophes de la Grèce antique (au premier chef Platon) pour nous expliquer l’importance fondamentale de la recherche du juste, du beau et du bien. Le troisième chapitre reprend la question de l’allégorie de la caverne et nous rappelle que, en suivant Platon, l’éducation a une finalité spirituelle. Cette finalité est de conduire l’« apprenant » à sentir, voir et comprendre que la réalité est régie par un ordre, lequel transparait dans le monde sensible tout en le dépassant. C’est dire qu’à côté de sa dimension utilitaire, l’éducation ne saurait se passer d’une dimension contemplative.
Au chapitre quatre, l’auteur se questionne sur ce qui doit être appris. À cette occasion, Grondin plaide pour l’importance des « arts libéraux » : arts, lettres, histoire, philosophie, droit et sciences sociales. Ces disciplines aident à former l’esprit d’une part parce qu’elles nous font côtoyer les oeuvres de l’esprit humain et, d’autre part, parce qu’elles permettent d’apprendre à penser, à lire, à écrire, à s’exprimer donc nous apprennent à apprendre. Bien entendu les sciences dites exactes ne sont en reste, mais il nous invite à ne pas les considérer sous le seul angle de leur utilité pour notre « maitrise du monde » et de renouer avec leur dimension purement théorique (donc méditative). Finalement, l’éducation doit aussi faire une large place à la formation éthique, laquelle va bien au-delà de l’apprentissage de la gestion de nos relations aux autres pour englober les questions sur les fins ultimes de l’existence humaine.
Le cinquième chapitre s’ouvre sur un important rappel programmatique : « [l]e premier espoir du présent ouvrage est qu’une réflexion sur l’esprit de l’éducation et ses fondements métaphysiques peut nous permettre de redécouvrir la vocation spirituelle de l’éducation qui est plus ancienne que sa finalité utilitaire » (p. 131). À cet égard, le sens que l’éducation a pour vocation de nous donner est le sens des choses elles-mêmes. La compréhension du monde présuppose en effet que les choses ont un sens (ou, si l’on veut, un « fonctionnement normal »). Ainsi, la raison va au-delà de notre seule capacité à raisonner et englobe l’ordre des choses, l’éducation nous y introduit. Ici comme ailleurs, la pensée de Grondin va à l’encontre de la doxa actuelle. Il souligne : « [c]’est qu’une large part du credo pédagogique que l’on colporte de nos jours veut faire croire en un univers, triste à frémir, qui ne serait régi que par un hasard aveugle où il n’y aurait ni finalité, ni aspiration des êtres à un Bien supérieur » (p. 148). L’auteur précise enfin qu’à côté de l’esprit des choses, l’éducation doit aussi former à l’esprit de finesse (où la raison se marie aux affects) et au sens commun (entendu ici comme culture commune).
Le sixième et dernier chapitre revient sur les paradoxes de l’éducation identifiés et discutés au premier chapitre. Il nous gratifie également de quelques propositions qu’il qualifie lui-même d’« ingénues ». Il en appelle pour une éducation qui ne se contenterait d’une vision utilitariste des savoirs (visant la maitrise des choses), mais engagerait l’apprenant vers le sens de l’universel (pour ce faire la fréquentation des grandes oeuvres est recommandée), à prendre conscience des conquêtes de l’esprit humain, à développer l’esprit d’initiative, procurerait des repères et oserait une orientation spirituelle.
Grondin pose des questions que, dans le tohubohu actuel, nous ne nous posons plus. Il nous ramène aux fondements et aux finalités de l’éducation que notre époque éprise de performance et de technologie ne veut plus se poser. En épilogue de son livre, parlant des jeunes, le philosophe questionne : « Avons-nous le droit de leur dire que la vie n’est qu’un hasard sans raison, que nos cultures sont viscéralement viciées, que l’humain n’est qu’un singe dévoyé et que l’existence est dès lors sans espoir ? Que feront-ils de ce dés-espoir [l’expression est de l’auteur] que nous leur transmettons ? » (p. 188-189) Ce livre est une invitation à revenir à l’essentiel.