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Voici le livre par lequel tout aurait vraiment commencé : il y avait eu auparavant des pages Facebook rédigées par des étudiants inquiets, des gazouillis en ligne émis par des personnes se sentant victimisées, des séries d’accusations indignées publiées sur Internet ; mais les premières recherches sociologiques sur les microagressions furent réalisées par deux universitaires étatsuniens, Bradley Campbell et Jason Manning, dont l’article pionnier, paru en 2014 dans la revue Comparative Sociology, a été élargi pour devenir ce livre étoffé et fort bien documenté. En bons sociologues, avec un certain recul, ils analysent méticuleusement des comportements associés aux microagressions, sans prendre parti et en demeurant critiques. Leur but n’est pas de détecter les microagressions ni de juger ou de dénoncer la bigoterie, mais plutôt de saisir comment certaines personnes peuvent se sentir victimes ou au contraire être accusées – à tort ou à raison – de telles attaques.
Des exemples de microagressions sont nombreux dans ce livre et certains d’entre eux sembleront inoffensifs – ou sans conséquences – pour beaucoup de gens qui ne se sentent pas constamment réduits à un stéréotype ethnique ou genré. Le premier chapitre en fournit plusieurs en les analysant individuellement. Pour certains, demander à quelqu’un « d’où venez-vous ? » ou encore « où êtes-vous né ? » se veut simplement une entrée en la matière, une « conversation starter » parfaitement inoffensive, mais d’autres se sentiront interpellés ou lassés de se faire constamment poser la même question liée implicitement à la couleur de leur peau. Même un compliment sincère et sans arrière-pensée pourrait être perçu comme une microagression par la personne qui le reçoit, par exemple « dire à une personne américano-asiatique qu’elle parle bien l’anglais » (Campbell et Manning, 2018, p. 4).
Le terme même de « microagression » serait apparu durant les années 1970 sous la plume du psychiatre étatsunien Chester Pierce ; mais son usage courant est apparu durant les années 2010 avec le livre Microaggressions in everyday life (2010) de Derald Wing Sue qui les décrit comme des « indignités brèves et quotidiennes, verbales, non verbales ou comportementales, intentionnelles ou non, qui communiquent des attitudes hostiles (ou des insultes), dénigrantes ou négatives sur le plan de la race, du genre, de l’orientation sexuelle ou religieuse » (Wing Sue, 2010, cité dans Campbell et Manning, 2018, p. 3). Les coauteurs (2018) proposent leur propre définition du concept de microagression, tout en ajoutant qu’ils ne font que conceptualiser des témoignages et des descriptions déjà faites avant eux : « la microagression n’est pas notre concept » (p. 5), précisent-ils pour bien marquer que ce terme, ayant circulé spontanément et librement dans les réseaux sociaux, ne résulte pas de leur analyse ni d’une conceptualisation sociologique. Encore plus important, Campbell et Manning (2018) insistent sur le fait que la microagression « ne peut pas être considéré comme un concept scientifique en tant que tel parce qu’il ne réfère pas à un comportement clairement défini » (p. 5). Pour les coauteurs, être accusé de microagression n’implique pas forcément d’être vraiment coupable d’un tel geste, et c’est pourquoi ils apposent un bémol sur la définition initiale de la microagression proposée par Derald Wing Sue (2010, cité dans Campbell et Manning, 2018, p. 5).
L’argumentation couvre huit chapitres sur les définitions, les exemples, la dynamique des microagressions, leurs activistes et propagateurs, l’influence et les conséquences de ce mouvement : de plus en plus, certaines universités adoptent des formations obligatoires de « conscientisation » des employés. D’autres enjeux sont débattus dans la dernière moitié, qu’il s’agisse de liberté académique, de liberté d’expression et de censure sur les campus, mais aussi de ces mouvements de protestation organisés pour s’opposer massivement à la venue d’un conférencier controversé considéré comme « extrémiste » ou « raciste ». En réalité, « la liste des microagressions n’est jamais exhaustive et n’importe quoi peut devenir une microagression » (p. 231), déplorent les coauteurs. Même la critique de la culture de victimisation, voire l’absence de soutien véhément envers les militants et les adhérents à cette idéologie pourraient toutes deux sembler condamnables ; ultimement, la neutralité même du sociologue ou de l’observateur risquerait d’être considérée comme une microagression, par manque d’empathie (p. 25).
Le sixième chapitre sur la culture de la victimisation semblera le plus solide sur le plan théorique, car les coauteurs ne se contentent pas de répertorier une suite de cas de microagression sur lesquels on pourrait épiloguer quant à leur bienfondé. Ici, ce phénomène est réinscrit dans les grands paradigmes qui fondent la discipline sociologique, auxquels s’ajoutent les travaux plus récents du sociologue Donald Black. Sur la justice sociale, ce concept semble avoir été instrumentalisé et repris dans un sens différent, comme si la culture de la victimisation pouvait se justifier automatiquement, au nom de cet idéal de justice (Campbell et Manning, 2018, p. 191).
La lecture de The rise of victimhood culture de Bradley Campbell et Jason Manning (2018) reconfirme son statut de référence dans l’étude savante du problème des microagressions. Les administrateurs des universités (et des établissements scolaires en général) profiteront de ce livre exigeant et courageux, qui pose de bonnes questions sans pour autant délégitimer les sentiments des personnes se sentant déconsidérées, victimes ou exclues. La force de cette argumentation est de montrer jusqu’où peut aller cette tendance, mettre en évidence les risques d’émulation (ou de surenchère) et indiquer la démarcation à ne pas franchir si des décideurs bienpensants allaient trop loin. S’il faut agir avec compassion et commisération envers les victimes, alors il faut également dédouaner et innocenter les faux coupables.