Corps de l’article

1. Introduction

D’importants déséquilibres géographiques caractérisent le système éducatif burkinabè. Le développement de l’enseignement primaire montre en effet de fortes inégalités au Burkina Faso, la pauvreté et le fait de vivre en zone rurale réduisant considérablement les chances d’accès à l’école primaire, à la réussite et à la persévérance des élèves. Ainsi, « alors que les urbains présentent des chances d’accès au CP1 [1re année du primaire] de l’ordre de 85 %, ce chiffre n’est que de 57 % chez les ruraux » (Ministères en charge de l’éducation et de la formation, 2017, p. 9). Sur le plan de l’allocation des enseignants, une analyse du degré de cohérence entre le nombre d’enseignants dans une école et le nombre d’élèves révèle qu’en 2013-2014, environ 29 % du phénomène d’affectation des enseignants dans les écoles primaires publiques n’était pas lié au nombre d’élèves présents dans ces écoles, mais à d’autres critères ; en comparaison, ce degré d’aléa était de 22 % en 2006 (Ministères en charge de l’éducation et de la formation, 2017). Cela suggère qu’il existe des problèmes sur le plan du système d’affectation des enseignants dans l’ensemble du pays et que ceux-ci tendent à prendre de plus en plus d’ampleur.

Au niveau régional, les résultats de cette étude révèlent que certaines régions administratives (le Centre, le Sahel et l’Est) ont les degrés d’aléa dans l’allocation des enseignants les plus importants (Ministères en charge de l’éducation et de la formation, 2017). Ainsi, des surplus d’enseignants sont observés dans les régions les mieux dotées, tandis que des postes sont vacants en raison du manque d’enseignants dans les régions les moins bien dotées. Les inégalités ne sont toutefois pas seulement observées entre les régions administratives ; elles sont encore plus importantes entre les zones rurales et urbaines. En effet, alors que le nombre d’enseignants ne permet pas de combler les postes vacants dans les zones rurales, où vivent neuf enfants en âge d’être scolarisés sur dix (Ministères en charge de l’éducation et de la formation, 2017) et où se concentre la création de nouvelles classes visant à élargir l’offre scolaire, des surplus d’enseignants sont observés dans les écoles des zones urbaines (Sirois, 2018).

Selon une étude réalisée par Dembélé, Mellouki, Gauthier, Abillama, Grandbois et Gladys-Bijang (2005), seulement 15,3 % des futurs enseignants en formation interrogés souhaitent être affectés en zones rurales, ce qui démontre un faible pouvoir d’attraction des postes dans ces zones. De même, Kyelem et Barro (2007) suggèrent que « [la] véritable entrave au développement du système scolaire burkinabè repose sur la gestion des affectations. Les zones rurales indigentes, hostiles ou austères sont désertées ou repoussées » (p. 95). Cette préférence des enseignants pour des postes dans des écoles des zones urbaines est donc incompatible avec les besoins enseignants pour pourvoir les postes vacants, principalement concentrés dans les zones rurales. Malgré l’importance de ces enjeux, outre les recherches citées (Dembélé et coll. 2005 ; Kyelem et Barro, 2007), qui abordent ces questions indirectement, très peu de recherches se sont intéressées à la problématique de l’attraction et de la rétention des enseignants dans les zones rurales du Burkina Faso.

Pour résoudre ce déséquilibre, le gouvernement a mis en place des politiques de gestion des enseignants visant à améliorer l’attraction et la rétention des enseignants en zones rurales. Deux types d’instruments particuliers ont été employés : 1) la régionalisation du recrutement et des affectations ; 2) les compensations salariales et non salariales, soit deux indemnités variant en fonction de la zone ainsi que la mise à disposition de logements pour les maitres. Dans cet article, nous étudions plus particulièrement le premier instrument.

La régionalisation du recrutement et des affectations est une mesure introduite à partir de 2002 dans le but de résoudre les problèmes associés aux iniquités en termes d’offre d’enseignants entre régions et entre zones rurales et urbaines. Dans un premier temps, cette politique vise à attirer et recruter des enseignants pour les régions les plus difficiles à pourvoir. Le ministère détermine le nombre d’enseignants à recruter chaque année dans chacune des régions et coordonne l’organisation des concours pour chaque région, pour le nombre précis de postes à pourvoir. Les candidats choisissent ainsi une région précise pour laquelle ils souhaitent passer le concours. Après leur recrutement, les commissions d’affectation régionales, provinciales et locales (au niveau des communes) sont responsables du déploiement et du respect des règles liées aux affectations (Ouoba, 2012). Dans un deuxième temps, la politique vise à retenir les enseignants dans les zones où les pénuries sont les plus importantes en encadrant les mouvements du personnel. L’Arrêté No 2012-046/MENA/SG/DRH fixe les conditions et modalités d’affectation et de mobilité des enseignants recrutés pour le compte des régions. Ainsi, en ce qui concerne les mouvements volontaires, initiés à la demande des enseignants, les nouvelles recrues pour le compte d’une région peuvent solliciter un premier changement de région après six années de service, ou un changement d’affectation au sein de la même région (changement d’école, de commune et/ou de province) après trois années consécutives de service. En parallèle à ces mouvements volontaires, très encadrés par les textes de loi, les enseignants peuvent, à tout moment, être affectés pour nécessité de service par l’autorité administrative compétente afin de combler un besoin urgent. Bien qu’elle ait été introduite en 2002, l’efficacité de la politique de régionalisation n’a jamais été étudiée sur le plan scientifique.

Dans le cadre d’une thèse doctorale (Sirois, 2018), puis d’un article scientifique (Sirois, Dembélé et Morales-Perlaza, 2020), le processus de mise en oeuvre de cette politique a été étudié et d’importantes faiblesses dans le processus de mise en oeuvre de la politique de régionalisation du recrutement et des affectations des enseignants au Burkina Faso ont été relevées. Dans cet article, qui s’appuie sur des résultats complémentaires issus de la thèse de Sirois (2018), nous nous intéressons plus spécifiquement aux effets de cette politique sur l’attraction et la rétention des enseignants en zones rurales. Pour ce faire, nous proposons de reconstruire et renseigner les trajectoires d’une cohorte d’enseignants, ce qui nous permettra de vérifier si la politique atteint bel et bien les objectifs fixés et de quelle manière cette dernière pourrait être bonifiée.

2. Contexte théorique

Dans le cadre de cette recherche, nous proposons un modèle d’analyse qui permet d’étudier les effets de la politique de régionalisation du recrutement et des affectations des enseignants sur leur trajectoire professionnelle. Ce modèle innovant s’inscrit dans le cadre général de l’analyse des politiques publiques, tout en mobilisant les concepts et outils de l’analyse des trajectoires professionnelles et de l’analyse des flux.

Selon Hassenteufel (2011), trois questions sont centrales dans l’analyse des politiques publiques :

Pourquoi les politiques publiques sont-elles mises en place ? Comment les acteurs impliqués agissent-ils ? Quels sont les effets de l’action publique ? Ces trois questions correspondent aux trois composantes principales d’une politique publique : ses fondements (ce qui renvoie à ses finalités et donc à ce qui motive son existence) ; les instruments d’action (qui permettent aux acteurs d’agir) ; et le public (sur lequel l’action publique exerce ses effets).

Hassenteufel, 2011, p. 9

Les trajectoires professionnelles des enseignants sont ainsi considérées comme étant le reflet des choix stratégiques des acteurs et permettent de dévoiler les effets de la politique sur le public cible (les enseignants), par rapport au changement visé (que les enseignants acceptent de travailler en zones rurales et qu’ils souhaitent y rester). C’est ce qui justifie l’analyse des trajectoires comme entrée privilégiée pour comprendre les effets de la politique étudiée.

L’intérêt pour l’analyse des trajectoires professionnelles des enseignants émerge dans les années 1980. Trois recherches ont marqué le développement de ce champ, soit celles d’Huberman, Grounauer et Marti (1992), Fessler (1995) et Sikes (1985). À partir de ces trois contributions majeures, certains chercheurs, dont Fessler (1995) et Rolls et Plauborg (2009), ont utilisé l’analyse des trajectoires professionnelles dans une perspective sociologique centrée sur les acteurs pour étudier la rétention des enseignants ou l’efficacité de l’enseignement. L’analyse des trajectoires vise à comprendre la nature dynamique de la vie professionnelle des enseignants en prenant en compte les effets de divers facteurs sur leur motivation et leur engagement, à différentes étapes de leur carrière (Rolls et Plauborg, 2009). Ces recherches permettent d’identifier les phases critiques (notamment l’entrée dans la carrière) par rapport à certains enjeux professionnels, dont la rétention des enseignants dans la profession. Cette connaissance peut être utilisée par les décideurs pour améliorer l’efficacité de leurs politiques de gestion des enseignants en ciblant les meilleurs moments pour intervenir.

Nous proposons de juxtaposer l’analyse des trajectoires professionnelles au modèle d’analyse des flux d’enseignants (Haggstrom, Darling-Hammond et Grissmer, 1988 ; Organisation de coopération et de développement économiques, 2018 ; Wang, Coleman, Coley et Phelp, 2003), qui permettent spécifiquement d’étudier les entrées et les sorties des enseignants dans le système. Appliqués au contexte de notre recherche, les flux d’enseignants à l’intérieur du système peuvent être observés en fonction des différentes affectations dans des postes situés en zones rurales ou en zones urbaines, ce qui permettra d’éclairer les effets de la mise en oeuvre des instruments de gestion sur l’attraction et la rétention dans le système.

Notre modèle, présenté à la figure 1, se base sur la reconstruction des trajectoires d’une cohorte d’enseignants et permettra d’étudier la mise en oeuvre des instruments de gestion des enseignants en zones rurales. Il sera utilisé pour : 1) décrire le flux des enseignants dans le système, par le biais des différentes affectations en zones rurales ou urbaines ; 2) documenter l’existence de profils de trajectoire ; 3) illustrer l’effet des instruments et de leur mise en oeuvre sur les flux (et donc les comportements des acteurs).

Dans la figure 1, l’offre d’enseignants disponibles, soit le bassin d’enseignants non en poste l’année précédente et disposés à enseigner, est constituée de quatre sources principales : la réserve (les enseignants sortis du système, mais susceptibles de réintégrer la profession), les enseignants non formés, les nouveaux gradués des écoles de formation initiale et ceux formés par les voies alternatives.

Figure 1

Modèle d’analyse des trajectoires des enseignants en zones rurales

Modèle d’analyse des trajectoires des enseignants en zones rurales

-> Voir la liste des figures

L’analyse de cohorte permet ici d’étudier les trajectoires des enseignants dans le système public entre les écoles situées en zones rurales et en zones urbaines au fil de leurs affectations (représentées par les chiffres 1 à 5, les affectations suivantes étant illustrées par la zone grisée, jusqu’à la retraite). Ces trajectoires sont le coeur de notre modèle puisqu’elles illustrent le comportement des acteurs ciblés par les instruments de gestion des enseignants en zones rurales. Les flux d’enseignants sont représentés par les flèches : les entrées et les sorties du système étant représentées par les flèches pleines (flux externes), alors que les flux entre les affectations en zones rurales et urbaines sont représentés par les flèches en pointillés (flux internes). Finalement, les enseignants quittant la profession, soit définitivement ou momentanément, sont pris en compte. Ils constituent une réserve potentielle d’enseignants dont certains reviendront vers la profession. Une attention particulière est portée au moment de leur sortie du système. La section suivante présente l’opérationnalisation de ce modèle d’analyse dans le cadre de notre recherche.

3. Méthodologie

Notre stratégie de recherche, de type interprétatif et exploratoire, reposait sur la reconstruction des trajectoires d’une cohorte d’enseignants. Deux échantillonnages ont été réalisés, soit un pour cibler une région pour la réalisation de notre étude de cas, et un deuxième pour cibler les enseignants de notre cohorte pour l’analyse des trajectoires.

Au début de l’étude, un premier échantillon intentionnel a été constitué : un échantillonnage géographique par cas unique (Pires, 1997) a été réalisé, permettant de circonscrire le site de notre étude de cas. Des critères furent élaborés à partir de notre cadre théorique pour cibler une région particulière, soit le fait d’être une région en majorité rurale et la sévérité de sa pénurie d’enseignants. Deux régions différentes respectaient les critères de sélection retenus, soit celles du Sahel et de l’Est. Cependant, pour des raisons liées à la sécurité dans le Sahel, nous avons dû exclure cette option. La région sélectionnée pour notre échantillon est donc celle de l’Est ; cette dernière se divise en cinq provinces, soit le Gourma, la Gnagna, la Kompienga, la Tapoa et la Komandjari.

Dans un deuxième temps, nous avons procédé à l’échantillonnage de la cohorte d’enseignants en vue de la reconstruction de leurs trajectoires. Nous avons choisi de centrer notre analyse sur une cohorte d’enseignants ayant reçu leur première affectation dans la région de l’Est la même année, soit en 2008. Pour identifier cette cohorte d’enseignants, nous avons eu recours aux communiqués officiels des admis au concours direct de recrutement pour la région de l’Est de 2008, comprenant la liste des 400 instituteurs adjoints certifiés recrutés pour le compte de la région cette année-là. Nous avons réalisé un échantillonnage aléatoire pour retenir les 100 enseignants qui constituent notre échantillon pour l’analyse des trajectoires.

Une fois notre échantillon bien défini, notre collecte de données sur les trajectoires des enseignants de notre cohorte a été réalisée à partir d’une base de données nationale fournie par la Direction des études et de la planification. Cette base de données anonymisée permet de renseigner les affectations des enseignants et comporte des données pour plusieurs variables complémentaires, notamment : les années d’expérience dans l’enseignement ; la date d’entrée dans l’établissement ; le corps d’emploi ; le statut professionnel ; le diplôme académique le plus élevé ; la région d’affectation ; la province d’affectation ; l’établissement d’affectation ; la fonction et le milieu (rural ou urbain) de l’établissement d’affectation. Pour chaque enseignant, il s’agissait de récupérer, pour chacune des années (2008 à 2015), les informations relatives à toutes les variables pouvant renseigner les trajectoires, ainsi que certaines de leurs caractéristiques professionnelles.

4. Résultats

Nous nous intéressons aux mouvements, à l’intérieur du système éducatif, pouvant être observés en fonction des différentes affectations dans des postes situés en zones rurales ou en zones urbaines et des affectations dans d’autres régions. Plus spécifiquement, l’analyse des trajectoires de notre cohorte permet tout d’abord de vérifier si les enseignants nouvellement recrutés sont affectés dans les zones rurales et s’ils restent en poste dans la région de recrutement pendant au moins six ans, en respect des textes législatifs régissant les affectations des enseignants. Par la suite, la perspective longitudinale de l’étude nous permet de vérifier si, sur le terrain, les enseignants restent en poste dans les zones rurales ; d’identifier les caractéristiques de ceux qui y restent et de ceux qui quittent leur poste ; de décrire les différents profils de trajectoire. Ces profils de trajectoire permettent d’illustrer les effets du processus mis en oeuvre sur l’attraction et la rétention des enseignants dans les zones rurales.

4.1 Les trajectoires de la cohorte d’enseignants : portrait général

La figure 2 montre les trajectoires des enseignants de la cohorte à l’étude au cours de leurs huit premières années de service (2008-2015). La cohorte d’enseignants se compose de 41 femmes et de 59 hommes, dont environ 40 % sont originaires de la région de l’Est (42,4 % des hommes et 41,5 % des femmes).

Plusieurs constats peuvent être faits à partir de cette première analyse. En ce qui concerne les effets du processus mis en oeuvre pour attirer les enseignants dans les zones rurales, nous remarquons que, pour l’année 2008, soit à la première affectation des enseignants de notre cohorte dans le système, 97 d’entre eux sont affectés dans une école située en zone rurale dans la région de l’Est, alors que trois ont été affectés en zones urbaines.

Figure 2

Trajectoires de la cohorte de 100 enseignants recrutés en 2008

Trajectoires de la cohorte de 100 enseignants recrutés en 2008

-> Voir la liste des figures

À la suite de la première affectation, nous observons que le nombre d’enseignants en zone urbaine augmente de manière assez constante : en 2015, neuf enseignants sont en poste en zone urbaine dans la région de l’Est et trois dans une zone urbaine d’une autre région, ce qui correspond à 13 % des enseignants toujours en poste étant affectés en zones urbaines. Sur l’ensemble des huit années de service, 16 enseignants auront eu au moins une affectation en zone urbaine.

Comme l’illustre le tableau 1, la majorité des enseignants ayant été affectés en zones urbaines sont des femmes ; près d’une femme sur trois, dans notre cohorte, a eu au moins une affectation en zone urbaine au cours de ses huit premières années de service.

Du point de vue de la capacité du système à retenir les enseignants dans les zones rurales, nous constatons que, huit ans après leur intégration dans le système, 81 enseignants de la cohorte sont toujours en poste en zone rurale. Le tableau 1 montre aussi que le nombre d’enseignants affectés en zones urbaines est plus élevé chez les enseignants nés dans la région de l’Est, en particulier pour les femmes.

Tableau 1

Affectations des enseignants en zones urbaines par sexe et par lieu de naissance

Affectations des enseignants en zones urbaines par sexe et par lieu de naissance

-> Voir la liste des tableaux

Finalement, 13 enseignants, dont huit hommes, ont vécu au moins une sortie du système, c’est-à-dire qu’ils n’occupaient pas un poste dit craie en main pendant au moins une année scolaire : nous les considérons comme hors classe. En 2015, 7 % des enseignants sont considérés comme étant hors classe. Ces enseignants peuvent être affectés dans les bureaux administratifs, avoir quitté la profession enseignante, être en congé administratif ou de maladie, etc. Malheureusement, les données disponibles ne nous permettent pas de connaitre la raison de leur départ.

La figure 2 permet surtout d’illustrer les mouvements des enseignants dans les zones rurales et urbaines, tout en faisant la distinction entre ceux qui restent dans la région de l’Est et ceux qui sont affectés dans une autre région. Selon les données recueillies, 51 enseignants de la cohorte, soit 56 % des enseignants craie en main, sont toujours en poste dans une zone rurale de la région de l’Est à leur 8e année de service. Les autres enseignants (44 %) sont affectés dans des écoles des zones urbaines de la région de l’Est (9,6 %), ou dans une autre région, en zone rurale (31 %) ou en zone urbaine (3 %). Nous considérons que les enseignants affectés dans la région de l’Est s’inscrivent dans une mobilité intrarégionale alors que ceux qui sortent de la région sont associés à une mobilité interrégionale.

Deux enseignants ont été affectés dans une autre région avant d’avoir cumulé les six années de service obligatoires, probablement dans le cadre d’une affectation pour nécessité de service. En dehors de ces deux cas, les sorties de la région de l’Est se font au terme de la 6e et de la 7e année d’affectation (2013 et 2014), en accord avec les nouvelles règles mises en place à partir de 2012, qui permettent les changements de région après six années de service.

Tableau 2

Caractéristiques des enseignants qui obtiennent un changement de région

Caractéristiques des enseignants qui obtiennent un changement de région

-> Voir la liste des tableaux

Le tableau 2 présente les caractéristiques des enseignants affectés dans une région autre que l’Est au cours de leurs huit premières années de service. Nous remarquons que le fait d’être nés dans la région de l’Est semble avoir un effet sur la volonté d’y rester : 87,2 % des enseignants nés dans l’Est n’ont pas changé de région alors que cette proportion tombe à 49 % chez ceux nés dans une autre région. Le potentiel de rétention des enseignants natifs de la région de l’Est est donc très élevé.

L’analyse des trajectoires des enseignants selon la zone et la région d’affectation masque une dimension importante de l’analyse des mouvements des enseignants, soit celle de la mobilité intrarégionale entre les différentes provinces de la région. Certaines provinces de l’Est sont réputées plus difficiles, notamment en raison de leur éloignement géographique et de l’insécurité. Il s’agit de la Gnagna et de la Tapoa. Ces deux provinces sont aussi celles où les besoins d’enseignants sont les plus importants. Au contraire, le Gourma est reconnu comme la province la plus attractive de la région de l’Est, en raison de sa proximité avec la principale ville de la région, Fada N’Gourma.

Figure 3

Trajectoires des enseignants craie en main par province

Trajectoires des enseignants craie en main par province

-> Voir la liste des figures

Nos analyses par provinces, présentées dans la figure 3, nous permettent deux constats. Tout d’abord, lors de la première affectation des enseignants de notre cohorte, ceux-ci sont censés être distribués parmi les provinces de la région, en fonction des besoins exprimés, et donc, des postes à combler. La figure 3 confirme que la Gnagna et la Tapoa sont les provinces qui reçoivent le plus grand nombre d’enseignants, soit 61 % des enseignants de notre cohorte. Deuxièmement, nous observons que la distribution des enseignants change de manière importante au fil des ans puisque les deux provinces ayant accueilli le plus d’enseignants sont celles qui en ont retenu le moins après huit ans de service.

La situation est particulièrement préoccupante dans le cas de la Tapoa, qui attirait 25 % des enseignants de la cohorte en 2008, alors qu’il n’en reste que 5 % en 2015. La diminution se concentre de manière très marquée autour de la fin de la 6e année de service où un nombre important d’enseignants changent de région. Dans la province du Gourma, la situation inverse est observée : le nombre d’enseignants augmente, ce qui confirme bien son pouvoir attractif.

Ces premières observations générales suggèrent que la politique de régionalisation contribue à attirer et retenir les enseignants dans les zones rurales du pays. L’analyse de notre cohorte montre que 97 % des enseignants nouvellement recrutés ont été affectés dans les écoles rurales et que plus de 87 % des enseignants toujours en poste huit ans après leur première affectation sont affectés en zones rurales. Cependant, la capacité du système à retenir des enseignants, spécifiquement dans les zones rurales de la région de l’Est, est moindre : seulement 56 % des enseignants encore en poste en 2015 sont affectés en zones rurales dans cette région. Une analyse plus fine, permettant de décrire les différents types de mobilité qui caractérisent ces trajectoires, est nécessaire pour bien comprendre les effets de la mise en oeuvre des instruments sur les trajectoires des enseignants, surtout en ce qui concerne certaines provinces ou des communes.

4.2 Les profils de trajectoire

Au terme de nos analyses, des profils de trajectoire en zones rurales et en zones urbaines se dessinent, permettant de mieux définir les caractéristiques des enseignants appartenant à chaque profil de trajectoire ainsi que les stratégies utilisées. Elles permettent aussi de voir si les trajectoires respectent les règles qui régissent les affectations (mouvements autorisés à l’intérieur de la région après trois ans dans le même poste, changement de région permis après six ans dans la même région). Nous avons ainsi identifié trois profils de trajectoire rurale et trois profils de trajectoire urbaine.

Le tableau 3 présente la répartition des enseignants au sein des profils de trajectoire. Il met en évidence le fait que la majorité des enseignants se trouvent dans des profils de trajectoire rurale, alors que les profils de trajectoire urbaine regroupent 18 % des enseignants de notre cohorte.

Tableau 3

Distribution des enseignants de la cohorte dans les profils de trajectoire

Distribution des enseignants de la cohorte dans les profils de trajectoire

-> Voir la liste des tableaux

Nous observons des différences entre les hommes et les femmes : les hommes se concentrent dans trois profils de trajectoire rurale, alors que les trajectoires des femmes varient beaucoup plus. En effet, elles sont majoritaires dans les trajectoires atypiques impliquant des affectations en zones urbaines. Les caractéristiques de chacun des profils de trajectoire sont présentées dans les sections suivantes.

4.2.1 La stabilité des affectations dans une commune rurale

Le premier profil, soit celui de la stabilité des affectations au sein d’une même commune rurale, regroupe 18 enseignants, dont 12 hommes. Ce profil est particulièrement intéressant puisqu’il représente la situation dite idéale : les enseignants s’installent en zones rurales et y restent, assurant une stabilité dans l’équipe-école et faisant bénéficier les nouveaux enseignants de leur expérience professionnelle. Dans notre cohorte, il s’agit d’enseignants dont toutes les affectations se sont situées dans une même commune de la région de l’Est, en zone rurale, depuis leur intégration en 2008.

La stabilité au sein de la commune semble étroitement liée à des fonctions de direction d’établissement, spécialement chez les hommes : 12 enseignants sur 18 ont ainsi occupé une fonction de direction, dont neuf hommes. D’un point de vue provincial, nous avons observé des différences dans la répartition des enseignants de ce profil : la majorité d’entre eux se situant dans les communes situées à proximité des villes et dans les provinces les moins éloignées. Cette proximité avec les zones urbaines apparait avoir eu un impact positif sur la stabilité des enseignants dans la commune.

4.2.2 La mobilité rurale intrarégionale

L’intérêt de ce profil tient à ce qu’il illustre des mouvements d’enseignants entre les provinces et entre les communes de la région de l’Est, mais dans des postes situés exclusivement en zones rurales. Ce profil de trajectoire regroupe le plus grand nombre d’enseignants de notre cohorte (35 %). Il ressort de nos analyses que les mouvements sont plus fréquents au niveau local qu’au niveau provincial. Tout comme pour le premier profil de trajectoire, lorsque la province est loin de la principale ville de la région, les changements de province et de commune tendent à être plus fréquents. On observe ainsi un afflux d’enseignants vers le Gourma, surtout des enseignants auparavant affectés dans la Tapoa (la province la plus éloignée de la principale ville de la région).

L’analyse montre que les règles régissant les mutations entre communes et entre provinces (un minimum de trois ans de service avant de pouvoir bénéficier d’une mutation) sont bien respectées au niveau régional. Sur l’ensemble des 33 enseignants associés à ce profil de trajectoire, un seul a obtenu un changement de province avant d’avoir terminé trois années de service.

Au niveau des provinces et des communes cependant, plusieurs mouvements irréguliers sont observés : huit enseignants ont ainsi obtenu un changement de commune avant d’avoir cumulé leurs trois années de service, fort probablement par le biais d’une affectation pour nécessité de service. Les affectations pour nécessités de service entre communes apparaissent donc plus fréquentes qu’entre provinces.

4.2.3 La mobilité rurale interrégionale

Les trajectoires de mobilité rurale interrégionale regroupent les enseignants affectés exclusivement dans des postes situés en zones rurales, mais qui ont changé de région au cours de leurs huit premières années de service. Ce profil comprend un total de 26 enseignants, soit 27,7 % de la cohorte. Ce profil permet de mieux saisir l’impact de la politique de recrutement et d’affectation sur la rétention dans des régions en particulier.

Tout d’abord, deux enseignantes ont été affectées dans une autre région au cours de leurs cinq premières années de service, alors que le changement de région était, selon les textes de loi, interdit. Les règles d’affectation semblent donc avoir été contournées. Il nous a été impossible de savoir dans quel contexte ces affectations ont été faites. Pour quatre enseignants, le changement de région est précédé d’une sortie du système, c’est-à-dire que les enseignants sont réintégrés dans une autre région après une année passée hors classe.

Le fait de ne pas être né dans la région de l’Est apparait avoir un impact très important sur les mouvements interrégionaux : ainsi, sur les 26 enseignants associés à ce profil de trajectoire, une seule est originaire de la région de l’Est. Être étranger à la région semble donc favoriser la mobilité rurale interrégionale.

4.2.4 L’affectation en zones urbaines dès la première affectation

Ce profil de trajectoire regroupe des enseignants ayant été affectés en zone urbaine lors de leur première affectation. Trois enseignants sont associés à ce profil : il s’agit de deux femmes, dont l’une est originaire de la région de l’Est, et d’un homme né dans la région de l’Est lui aussi. L’intérêt de ce profil est que les enseignants qui y sont associés sont affectés directement en ville alors qu’on y observe en général des surplus d’enseignants. Pour les deux enseignantes, la première affectation s’est faite à titre de suppléante, ce qui signifie que comme elles ne venaient pas pourvoir un poste vacant, elles sont considérées en surplus.

Les enseignants ayant eu leur première affectation en zone urbaine sont considérés comme des privilégiés par les autres enseignants, qui considèrent souvent qu’ils ont pu obtenir ce poste grâce à leurs relations, c’est-à-dire en faisant appel à quelqu’un qui a pu faire pression sur les responsables afin de leur faire obtenir un poste en ville. Dans les trois cas observés, le passage de la ville à une zone rurale s’accompagne d’un changement significatif en termes de lieu d’affectation (vers une province ou une région où les conditions de vie sont meilleures) ou d’un changement de fonction (de titulaire à directeur).

4.2.5 Affectations urbaines intrarégionales

Ce profil de trajectoire se caractérise par le passage d’une affectation en zone rurale vers une zone urbaine, à l’intérieur de la région de l’Est. Ce peut être un changement d’école, de commune ou de province. Ce profil de trajectoire regroupe une majorité de femmes et une majorité d’enseignants originaires de la région de l’Est.

Nos analyses montrent que peu d’enseignants de cette trajectoire sont affectés dans une zone urbaine dans le cadre d’un changement de province ou de commune : les mouvements vers les zones urbaines se font en majorité au niveau local, à l’intérieur des communes. Nos données montrent aussi que, plus les enseignants cumulent les années de service, plus les affectations en zones urbaines sont courantes. De plus, nous observons que cinq enseignants ont été affectés dans une zone urbaine en tant que suppléants : ainsi ils ne comblent pas un réel besoin, et laissent derrière eux un poste vacant.

Comme les affectations en zones urbaines sont très difficiles à obtenir, entre autres parce que les enseignants y sont en surplus d’effectif par rapport aux besoins, il est probable, tout comme dans le profil précédent, qu’elles soient associées à des affectations pour nécessité de service pour différentes raisons laissées à la discrétion des responsables politiques des affectations. Il est d’ailleurs plausible que certains enseignants aient eu recours à des individus capables de faire pression pour les aider à obtenir une meilleure affectation. Il semble également que les femmes tendent à obtenir plus facilement des affectations en zones urbaines, en raison des difficultés qu’elles peuvent vivre en zones rurales.

4.2.6 Affectations urbaines interrégionales

Ce dernier profil regroupe des enseignants aux trajectoires urbaines marquées par un changement de région. Il s’agit d’un profil particulièrement atypique, en ce sens où on y retrouve seulement des femmes et qu’on y associe deux privilèges : une affectation en zone urbaine, qui est en soi difficile à obtenir, en plus d’un changement de région, difficile à obtenir et qui doit être lié à l’existence d’un poste vacant.

Deux enseignantes ont été affectées dans une zone rurale d’une autre région suite à une affectation en zones urbaines dans la région de l’Est. Pour ces enseignantes, il est clair que l’affectation en zones urbaines n’était pas un motif suffisant pour les motiver à rester dans l’Est. Le changement de région a donc primé sur le fait d’être affectées en zone rurale. Deux autres enseignantes représentent des cas encore plus marginaux par rapport aux trajectoires de la majorité des enseignants de notre cohorte. Ces femmes ont été affectées dans une zone urbaine d’une autre région, dont l’une en zone urbaine dans le Centre, c’est-à-dire dans la capitale nationale, avant même d’avoir complété ses six ans de service dans la région de l’Est. En plus de contrevenir aux règles régissant les affectations, il s’agit des postes les plus convoités et les plus difficiles à obtenir. Ces enseignantes ont utilisé différentes stratégies leur permettant d’obtenir des privilèges très convoités, par le biais d’affectations par nécessité de service. Il est possible que certaines aient été affectées pour des raisons de santé.

5. Discussion des résultats

L’analyse des trajectoires permet de poser certains constats permettant d’éclairer les effets de la politique de régionalisation sur l’attraction et la rétention des enseignants en zones rurales. Tout d’abord, la proximité de la commune avec une ville et la responsabilisation des enseignants semble contribuer à la stabilité des enseignants dans les zones rurales d’une commune. Ensuite, la mobilité rurale intrarégionale montre une tendance marquée vers les communes et les provinces les plus proches des villes et du chef-lieu de la région. Troisièmement, le lieu de naissance apparait être un facteur déterminant dans le fait de rester ou de changer de région d’affectation. Par ailleurs, plus les enseignants cumulent les années de service, plus les affectations en zones urbaines sont courantes. Les femmes ont, quant à elles, tendance à changer de province ou de région plus souvent que les hommes et à être plus fréquemment affectées en zones urbaines. Finalement, les règles régissant les affectations des enseignants tendent à être bien respectées au niveau régional, mais beaucoup moins aux niveaux provincial et local. C’est au niveau local que sont observés le plus grand nombre de mouvements qui ne respectent pas les règles de la politique et qui sont basés sur d’autres facteurs que celui des besoins d’enseignants. Plusieurs de ces constats peuvent être discutés à la lumière des écrits scientifiques sur les dispositifs d’affectation des enseignants.

Tout d’abord, la décentralisation du recrutement et des affectations des enseignants pour pourvoir les postes dans les écoles des zones rurales est reconnue dans plusieurs recherches comme une stratégie efficace dans le contexte des pays en développement (Duthilleul, 2005 ; Govmda et Josephine, 2005 ; Vegas et De Laat, 2003). L’un des avantages du recrutement au niveau local est qu’il permet d’attirer des enseignants originaires de ces communautés, qui seront potentiellement attirés dans les zones rurales en raison de leurs racines et de leur expérience personnelle : ils auront ainsi tendance à y rester (Adedeji et Olaniyan, 2011 ; Black, Govmda et Kiragu, 1993 ; Cobbold, 2006 ; Craig, Kraft et du Plessis, 1998 ; Mulkeen et Chen, 2008 ; Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture-Bureau régional pour l’éducation en Afrique, 2009). Adedeji et Olaniyan (2011) suggèrent ainsi que « [l’]un des intérêts de cette approche est que si les enseignants s’installent dans leurs propres communautés, ils peuvent obtenir des avantages supplémentaires liés à la proximité des parents, ce qui peut contribuer à la stabilité à long terme » (p. 45). Nos résultats appuient ces constats : la politique de régionalisation du recrutement et des affectations a des effets particulièrement positifs sur l’attraction et la rétention d’enseignants originaires de la région (42 % des enseignants de notre échantillon), dont 85 % y restent à moyen terme.

Plusieurs pays choisissent ainsi de mieux cibler leur recrutement d’enseignants pour les écoles des zones rurales. Au Ghana, par exemple, un système de parrainage a été mis en place, au niveau des districts locaux, pour faciliter l’accès des jeunes de leur communauté à des programmes de formation des maitres par le biais d’une bourse d’étude et d’incitatifs non salariaux (paiement des frais de formation, des livres, des frais de transport, etc.), associés à un contrat les obligeant à revenir enseigner dans ces districts pour une période minimale de trois ans (Cobbold, 2006). Des instruments similaires sont aussi utilisés au Kenya (Nungu, 2010). Pour être efficaces, ces mécanismes devraient s’accompagner d’autres mesures, par exemples : une meilleure sélection des candidats, basée sur leur motivation intrinsèque envers le travail en zone rurale ; l’intégration dans la formation de stages pratiques au sein de la communauté où ils seront affectés ; la mise en place d’incitatifs financiers pour la formation continue et l’accès à des possibilités d’avancement de carrière. Ces mesures sont censées permettre de maintenir la loyauté des enseignants envers la commune rurale après la période du contrat et de les retenir à plus long terme (Adedeji et Olaniyan, 2011 ; Cobbold, 2006 ; Luschei et Chudgar, 2017a).

Ce type d’instrument pourrait être pertinent à mettre en place au Burkina Faso, en complément de la politique de régionalisation, surtout pour les régions les plus difficiles comme la région de l’Est où le principal défi reste la rétention des enseignants à moyen ou à long terme au-delà des premières affectations. Les recherches d’Ankrah-Dove (1982) suggèrent que les affectations obligatoires pour un nombre fixe d’années ont tendance à favoriser l’augmentation de la mobilité des enseignants à moyen ou à long terme et à entrainer une augmentation des taux d’attrition ; c’est un scénario qui semble se confirmer dans le cadre de l’analyse de notre cohorte. Par ailleurs, nos résultats montrent que la rétention des femmes dans les zones rurales les plus difficiles de la région de l’Est reste un défi. Or, la présence des femmes dans les écoles est reconnue pour avoir des impacts positifs sur l’accès à l’instruction, la réussite et la persévérance scolaire des filles les plus marginalisées, entre autres dans le contexte africain (Luschei et Chudgar, 2017b).

Tant que le défi de la rétention des enseignants, et en particulier des femmes, ne sera pas relevé, les élèves des zones rurales les plus difficiles devront composer avec un corps enseignant majoritairement peu expérimenté, à prédominance masculine, et avec de forts taux de roulement du personnel. Chaque année, de nouveaux enseignants inexpérimentés, tout juste sortis des écoles de formation initiale, devront être recrutés pour pourvoir les postes laissés vacants par leurs prédécesseurs. Ainsi, dans le contexte du Burkina Faso, la mise en place de programmes locaux de recrutement d’enseignants spécifiquement pour les zones rurales pourrait permettre de limiter, dans une certaine mesure, les départs vers d’autres régions et permettre une plus grande stabilité du corps enseignant dans le temps. Il serait notamment pertinent de cibler tout particulièrement les femmes originaires des zones rurales qui pourraient être enclines à mener leur carrière dans leur communauté.

Malgré sa pertinence, certaines recherches montrent, pour leur part, que la décentralisation des affectations soulève des enjeux importants en termes d’iniquités et de corruption, en particulier dans des zones qui ont plus globalement un accès difficile aux ressources (Luschei et Chudgar, 2017a). Ainsi, les systèmes décentralisés d’affectation seraient moins efficaces que les systèmes centralisés pour assurer une distribution plus équitable des enseignants, surtout dans les zones dites marginalisées (marquées par la pauvreté, l’éloignement et la ruralité), en fonction des besoins réels des écoles (Institut de statistique de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, 2006 ; Luschei et Carnoy, 2010 ; Luschei, Chudgar et Rew, 2013 ; Luschei et Chudgar, 2017a). Par exemple, dans une étude réalisée au Nigéria, celle d’Okoroma (2005), 84 % des enseignants et directeurs d’écoles interrogés croient que les pots-de-vin et la corruption influencent dans une large mesure les processus d’affectation des enseignants.

Nos résultats mettent en évidence un nombre plus important d’affectations irrégulières, par exemple en zones urbaines, au niveau des communes locales et chez les enseignants originaires de la région. Il est probable que ces enseignants soient les plus susceptibles d’avoir les relations leur permettant d’obtenir une meilleure affectation. Ce phénomène, associé à des pratiques d’affectation basées notamment sur le favoritisme et la corruption, est reconnu au niveau du pays, tant par les enseignants et les acteurs politiques que par la recherche scientifique (Kyelem et Barro, 2007). L’influence de ces pratiques sur les affectations a été corroborée dans le cadre de nombreux entretiens réalisés avec des enseignants et des responsables des affectations des enseignants dans l’étude du processus de mise en oeuvre de la politique (Sirois, 2018).

Dans leurs recherches sur les mécanismes d’affectation des enseignants dans les zones rurales menées en Tanzanie, Luschei et Chudgar (2017b) ont observé un système d’affectation similaire à celui observé au Burkina Faso : une affectation initiale centralisée au niveau régional, suivie d’un processus décentralisé d’affectation au niveau local. Ils soulignent le pouvoir important qu’exercent les responsables locaux sur les décisions finales d’affectation au niveau des écoles. Ce contexte serait propice à l’émergence de pratiques inappropriées d’affectation, basées sur le favoritisme, le népotisme ou la corruption dans l’attribution de postes et les octrois de transfert d’enseignants (Luschei et Chudgar, 2017b).

De telles pratiques illustrent de manière frappante les conséquences imprévues résultant d’un environnement dysfonctionnel causé par le désalignement de l’offre et de la demande. Les acteurs de chaque côté ont un ensemble différent de préférences et d’objectifs, qui peuvent être à la fois personnels et professionnels. Le manque de supervision et de transparence, combiné aux enjeux élevés de l’affectation et des transferts des enseignants, peut permettre aux objectifs personnels de primer sur les objectifs politiques. Bien qu’il n’y ait pas de solution simple à ce problème, il est important de reconnaitre que ces pratiques ne sont pas initiées uniquement par des fonctionnaires ou des enseignants ; au contraire, elles émergent du décalage entre les besoins et les désirs de ces acteurs et ceux des enfants marginalisés.

p. 112, traduction libre

L’analyse des trajectoires montre qu’il semble y avoir une bonne adéquation entre 1) le déploiement des enseignants lors de leur première affectation dans les provinces et 2) les besoins exprimés au niveau des écoles, ce qui est l’un des objectifs de la politique. Les pratiques irrégulières d’affectation apparaissent plutôt se mettre en place au-delà de cette affectation initiale, où les structures locales ont plus d’autonomie pour organiser les mouvements de personnel par le biais des affectations pour nécessité de service. Ce type de pratique est susceptible d’avoir des effets importants sur la mise en oeuvre de la politique. Des recherches complémentaires (Sirois, 2018 ; Sirois, Dembélé et Morales-Perlaza, 2020) ont démontré que les affectations pour nécessité de service ouvrent la porte aux irrégularités et créent une normalisation des pratiques de contournement des règles régissant les mouvements et les affectations, mais surtout un déséquilibre important du système d’offre et de demande d’enseignants dans le système éducatif. Une des solutions pour renforcer l’efficacité de la politique serait d’augmenter la transparence des décisions prises dans le cadre des affectations pour nécessité de service, qui ouvrent la porte aux pratiques arbitraires d’affectation et qui pourraient être mises sous la responsabilité des commissions d’affectation. Ce resserrement des règles d’affectation permettrait ainsi d’assurer l’équité de tous les enseignants dans les procédures d’affectation.

6. Conclusion

Bien que nos résultats suggèrent que la régionalisation du recrutement et des affectations a des effets positifs sur l’attraction des enseignants dans les régions les plus difficiles du pays, et que cet instrument est particulièrement efficace avec les enseignants originaires de la région, on note néanmoins de grandes difficultés de rétention des enseignants à moyen ou à long terme. Dans cette optique, il sera important que l’État s’implique dans les zones rurales les plus éloignées, réduisant ainsi les départs des enseignants les plus qualifiés, et plus particulièrement des femmes, au profit d’enseignants peu expérimentés.

Au-delà des pistes de solution proposées ciblant l’amélioration de la politique de régionalisation, il est nécessaire de prendre en considération la question des conditions d’emploi des enseignants oeuvrant en zones rurales ; conditions qui sont à l’origine du caractère peu attrayant de ces zones. Pour espérer obtenir des effets positifs, toute politique visant à assurer une distribution plus équitable des enseignants dans les zones rurales doit d’abord s’assurer de fournir des conditions de vie et de travail décentes aux enseignants, en premier lieu en ce qui a trait à l’accès à un logement, à une source d’eau potable et à des installations sanitaires. Or, ce n’est pas le cas actuellement et cela doit être une priorité au niveau politique.

En parallèle, une amélioration du régime d’indemnité salariale offert aux enseignants en zones rurales et l’offre de bourse de formation permettant aux enseignants d’avoir accès à de l’avancement professionnel pourraient avoir un impact positif sur la stabilisation des enseignants originaires de la région dans les zones rurales. En effet, pour avoir des effets sur l’attraction et la rétention des enseignants en zones rurales, le montant offert en matière de compensation salariale doit être assez significatif pour compenser les difficultés vécues, ce qui n’est pas le cas avec le régime indemnitaire actuel (Sirois, Dembélé et Morales-Perlaza, 2020). Par ailleurs, l’accès à de meilleures perspectives d’avancement professionnel est reconnu par Ankrah-Dove (1982) comme l’une des meilleures stratégies, à long terme, pour retenir les enseignants en zones rurales, surtout lorsqu’elle est associée à des pratiques de recrutement plus ciblées d’enseignants originaires des zones rurales et plus éloignées.

Nous souhaitons, pour terminer, souligner le grand intérêt de l’analyse des trajectoires des enseignants comme outil méthodologique dans l’analyse des effets d’une politique enseignante, puisqu’elle permet d’étudier avec finesse les variations dans le temps, à partir de la perspective longitudinale et en fonction de différentes caractéristiques des enseignants. Dans le futur, il serait pertinent de tester ce modèle à plus grande échelle, par exemple avec une cohorte nationale beaucoup plus nombreuse permettant d’étudier les trajectoires professionnelles sur l’ensemble du territoire et de faire des comparaisons interrégionales.