Corps de l’article

1. Introduction

Les constats globaux des écrits scientifiques internationaux sur les parcours postsecondaires et professionnels des jeunes issus de l’immigration soulignent le rôle de la discrimination structurelle dans le processus d’orientation (Brinbaum et Guégnard, 2012 ; Cooper, 2014). À titre d’exemple, en France et aux États-Unis, certains groupes de jeunes issus de l’immigration sont sous-représentés dans les institutions postsecondaires, et ce, en fonction de leur origine ethnique (par exemple, le cas des Mexicains aux États-Unis et le cas des Maghrébins en France). Ces constats mettent en lumière les difficultés que ces jeunes rencontrent lors de l’accès à l’emploi, ainsi que leur taux de chômage élevé (Brinbaum et Primon, 2013 ; Cooper, 2014). Les études menées en contexte canadien et québécois soulignent que les jeunes issus de l’immigration accèdent de plus en plus en proportion élevée au postsecondaire et à l’emploi, tout en considérant les différences relatives à leurs origines socioculturelles, ethniques, linguistiques voire même, religieuses (Finnie et Mueller, 2010 ; Kamanzi et Murdoch, 2011). Toutefois, le passage au postsecondaire et sur le marché du travail de ces jeunes a été principalement documenté dans ces études par des données statistiques sur le taux d’accès aux études supérieures et à l’emploi (Chicha, 2012 ; Kamanzi et Murdoch, 2011). En ce qui a trait à l’accès au postsecondaire, un ensemble de facteurs ont été étudiés pour tenter d’expliquer la réussite ou l’échec de ces jeunes, des facteurs relatifs à des caractéristiques sociodémographiques, à l’influence des trajectoires migratoires, à des dimensions culturelles et économiques, ainsi qu’à des facteurs structurels, comme les caractéristiques du système éducatif du pays d’accueil et des rapports interethniques qui y ont cours (Armand, Dagenais et Nicollin, 2008 ; Darchinian, 2018). Quant à l’accès à l’emploi, les difficultés d’insertion professionnelle des immigrants ont été surtout interprétées sous l’angle de la théorie du capital humain, en termes du rôle crucial de la qualification et de l’expérience professionnelle acquise au Canada (Adamuti-Trache, Anisef et Sweet, 2013 ; Bastien et Bélanger, 2010). Ainsi, le taux de chômage élevé et la surreprésentation des immigrants, principalement des minorités visibles, dans les emplois précaires et sous-qualifiés, ont attiré l’attention des chercheurs, qui ont soulevé la question de la discrimination structurelle à l’endroit des membres de minorités visibles (Bourhis, 2008 ; Chicha, 2012). Or, ces grilles de lecture, quoique pertinentes, n’épuisent pas les hypothèses explicatives concernant le passage au secondaire et sur le marché du travail des jeunes issus de l’immigration (Darchinian, 2018).

L’expérience de discrimination et le rapport positif ou conflictuel à l’intérieur de la société d’accueil peuvent en outre, intervenir dans le processus d’orientation professionnelle des groupes minoritaires (Ogbu et Simmons, 1998 ; Potvin et Leclercq, 2014). Ainsi, dans des contextes scolaires multiethniques, lorsque l’attitude du groupe majoritaire amène les jeunes issus de l’immigration à éprouver un sentiment d’exclusion, ceux-ci tendent à valoriser davantage leurs appartenances ethniques (Magnan, Darchinian et Larouche, 2017 ; Meintel et Kahn, 2005) tout en s’éloignant des appartenances ethnoculturelles de leur pays d’accueil (Banks, 2015 ; Luchtenberg, 2009). D’ailleurs, ce sentiment d’exclusion tend à influencer les choix d’orientation postsecondaire et professionnelle de ces jeunes (Darchinian, 2018).

Selon Breton (2012, 2015), l’attitude des Canadiens majoritaires envers les immigrants minoritaires est loin d’être inclusive. L’auteur stipule qu’en comparaison avec les Canadiens anglophones, l’attitude des Québécois francophones envers les groupes minoritaires déclencherait davantage un effet d’exclusion, ressenti par ces derniers. Or, certains discours normatifs (par exemple, discours autour de la laïcité ou l’identité québécoise) peuvent intensifier des attitudes d’exclusion du groupe majoritaire québécois envers les immigrants (Breton, 2015 ; Darchinian, 2018). Des recherches soulignent que les Québécois francophones tendent à catégoriser les immigrants dans les groupes valued et devalued (Berry, 2006 ; Montreuil et Bouhris, 2001) : les immigrants d’origine française sont plus valorisés par les Québécois majoritaires que les autres immigrants (originaires d’Amérique du Sud, etc.). Cette perception pourrait influencer les rapports intergroupes en milieu scolaire, car les élèves ou les étudiants québécois non issus de l’immigration peuvent se montrer réticents à tisser des liens d’amitié avec leurs pairs d’origine immigrante (autre que française) (Darchinian, 2018).

Les recherches menées en contexte québécois soulignent la tendance des jeunes issus de l’immigration, notamment ceux issus des minorités visibles, à s’identifier davantage à leur pays d’origine et au Canada, plutôt qu’au Québec (Chastenay et Pagé 2007 ; Meintel et Kahn 2005 ; Potvin, 2007). Les jeunes adultes issus de l’immigration, dans leur expérience scolaire, auraient tendance à se distancier des jeunes du groupe majoritaire (Magnan et Darchinian, 2014 ; Meintel, 1992 ; Steinbach, 2010). En fait, les relations qu’ils établissent avec les Québécois francophones majoritaires peuvent s’avérer conflictuelles (Darchinian, 2018). Certains de ces jeunes rapportent un sentiment d’exclusion ou de discrimination (Darchinian, Magnan et Kanouté, 2017 ; Steinbach, 2010). D’ailleurs, en contexte québécois, la problématique linguistique liée à la valorisation presque exclusive d’une identité collective québécoise francophone constitue une dimension macrosociale qui intervient activement dans les parcours de vie des jeunes adultes issus de l’immigration, à la fois dans les parcours d’orientation postsecondaire (choix d’une institution anglophone ou francophone) et dans les choix d’orientation professionnelle, qui se font en lien avec les langues exigées sur le marché du travail (Darchinian, 2018). Au Québec, le groupe majoritaire se définit très souvent en lien avec des enjeux identitaires linguistiques. C’est ainsi que dans plusieurs contextes, notamment médiatiques, on parle de la « majorité francophone » ou de « Québécois francophones » comme groupe majoritaire, démographiquement et sociologiquement. Aussi, il arrive que le groupe majoritaire francophone soit désigné avec une connotation ethnoculturelle au sens de « Québécois blancs francophones non issus de l’immigration » (Darchinian, 2018). Lorsqu’ils parlent du groupe majoritaire ou des majoritaires, les participants à notre recherche utilisent à la fois une catégorisation linguistique et ethnoculturelle.

Ainsi, au Québec, les relations entre les groupes minoritaires et le groupe majoritaire s’avèrent une partie intégrante de la réalité sociale dans ses formes scolaires et extrascolaires. Les recherches menées sur le taux d’accès aux études postsecondaires et à l’emploi (Kamanzi et Murdoch, 2011 ; Kamanzi, 2012), révèlent des enjeux importants, mais elles ne permettent pas de percevoir comme un processus les choix qui jalonnent les parcours postsecondaires et professionnels de ces jeunes issus de l’immigration. Peu de recherches ont appréhendé les anticipations et stratégies éventuelles que ces jeunes élaborent pour améliorer leur situation professionnelle future ou leur rapport aux discriminations vécues (Kanouté et Lafortune, 2011 ; Potvin, 2004, 2007). D’ailleurs, au Québec, aucune recherche n’a creusé spécifiquement les parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle des jeunes adultes issus de l’immigration au regard des relations qu’ils établissent avec le groupe majoritaire. Ainsi, nous trouvons pertinent de chercher à mieux connaitre les sens qu’attribuent ces jeunes à leurs parcours d’orientation, au regard de leur travail de négociation des relations « majoritaires/minoritaires ».

Les données qui inspirent cet article proviennent d’une recherche qualitative qui pose un regard interprétatif sur le processus de construction des parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle des jeunes adultes issus de l’immigration en repérant des rapports divers qu’ils développent avec le groupe majoritaire, c’est-à-dire les Québécois francophones non issus de l’immigration. Trois questions spécifiques orientent cette recherche : 1) Comment les jeunes adultes québécois issus de l’immigration attribuent-ils un sens à leurs parcours postsecondaires et professionnels constitués des choix d’orientation ? 2) Quels rapports développent-ils avec le groupe majoritaire, ainsi qu’avec eux-mêmes en tant que minoritaires dans le processus du choix d’orientation ? 3) Comment ces rapports s’articulent-ils au sens qu’ils attribuent à leurs parcours ? Dans ce qui suit, nous proposons un cadre théorique basé sur les sociologies interactionniste et relationnelle, qui permet de clarifier les questions spécifiques en objectifs. Ensuite, nous présentons notre méthodologie, qui consiste en une approche exploratoire qualitative optant pour le récit biographique. Pour finir, les résultats sont présentés sous forme d’une typologie des parcours créée à partir de cette recherche, puis discutés.

2. Cadre théorique

Notre étude qualitative vise à saisir les rôles respectifs de la négociation des interactions sociales et des rapports de pouvoir dans la construction des parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle des acteurs sociaux. Nous optons ainsi, pour un cadre théorique inspiré des sociologies interactionniste et relationnelle (Lamont et Molnár, 2002 ; Liu et Emirbayer, 2016).

La vision interactionniste de parcours de vie nous permet d’explorer dans quelles mesures les jeunes adultes issus de l’immigration s’identifient ou non, à leurs parcours postsecondaires et professionnels, influencés par de multiples choix d’orientation. Dans ce sens, les choix d’orientation sont appréhendés comme un processus de construction des expériences basé sur une conception collective des actions individuelles (Becker, 2008). Selon cette perspective, l’étude des choix d’orientation prend en compte la démarche de ces jeunes adultes en tant qu’acteurs sociaux attribuant un sens à leur position dans les institutions sociales (Blumer, 1971 ; Goffman, 1983) du Québec, que sont l’école et le marché du travail. Les parcours d’orientation se trouvent dès lors, analysés comme une « carrière » composée d’un volet objectif, articulé à un volet subjectif : pour que l’intégration d’un individu dans une institution se réalise, il faut, d’un côté, que cet individu soit reconnu par l’institution en tant que membre, et de l’autre, que cet individu se reconnaisse en tant que membre par la signification qu’il donne à ses expériences dans l’institution (Becker, 2008 ; Goffman, 1983). La vision interactionniste permet ainsi, de rendre compte des bifurcations dans le déroulement des expériences humaines selon une temporalité plus large. Dans ce sens, les choix d’orientation se construisent par des étapes successives impliquant l’interaction entre les jeunes adultes issus de l’immigration et le groupe majoritaire que sont les Québécois francophones non issus de l’immigration. L’interaction peut se scénariser en outre, entre les jeunes adultes issus du groupe minoritaire et le groupe majoritaire.

En utilisant la perspective interactionniste, notre cadre théorique rend compte du travail de négociation de l’« image de soi » des jeunes adultes dans le processus de construction de leur choix d’orientation (Becker, 1985). En effet, sens et jugement de l’individu vont de pair, car « le système d’interactions dans lequel les expériences se réalisent est connecté au système d’interactions dans lequel les jugements sont prononcés » (Becker, 1985, p. 209). Ainsi, dans le processus de construction des expériences, l’image de soi de l’acteur se forme et se transforme (Becker, 2008). Dans le modèle séquentiel du développement de carrière, après que l’individu débute intentionnellement une expérience et qu’il développe des intérêts et motifs pour l’accomplir, il se réfère aux jugements publics par rapport à sa position dans le réseau d’interactions de l’expérience vécue : c’est ainsi que son image de soi se façonne dans les réactions des autres acteurs.

Notre cadre théorique s’inspire également de la vision relationnelle de l’expérience qui permet non seulement, la prise en compte des interactions sociales, mais aussi des structures de pouvoir qui les organisent (Lamont et Molnár, 2002 ; Liu et Emirbayer, 2016). Une médiation s’établit ainsi, entre les contraintes structurelles de la société et l’autonomie de l’acteur, à les négocier (Emirbayer et Desmond, 2012). Selon cette vision, c’est l’altérisation des rapports « Eux/Nous » qui organise les relations sociales entre les groupes d’immigrants − constituant des groupes minoritaires − et le groupe majoritaire. Les groupes minoritaires, en fonction de leur accès différencié aux leviers de pouvoir (langue, religion, etc.), peuvent vivre des discriminations dans les relations qu’ils entretiennent avec les majoritaires (Brubaker, 2015). Or, les relations sociales « majoritaires/minoritaires » se trouvent indissociables des rapports de pouvoir en cours dans la société, et ces derniers s’inscrivent ainsi, comme fondamentaux dans la compréhension des relations. La prise en compte des rapports de pouvoir perçus dans les interactions sociales nous permet de repérer (ou non) des vécus de discrimination ou de racisme, au fil des parcours d’orientation.

Ainsi, notre cadre théorique appréhende les parcours d’orientation des jeunes adultes issus de l’immigration en tant que processus constitués des expériences scolaires et extrascolaires, et marqués par leurs choix effectifs d’orientation postsecondaire et professionnelle, par la perception de leurs relations avec le groupe majoritaire, et par la construction et la négociation de leur image de soi dans les rapports de pouvoir perçus. Quatre objectifs spécifiques découlent de notre perspective théorique : 1) décrire les parcours postsecondaires et professionnels des jeunes adultes québécois issus de l’immigration en repérant, s’il y a lieu, des moments « charnières » dans leur choix d’orientation ; 2) explorer comment ils voient les rapports « majoritaires/minoritaires » et comment cette vision influence (ou non) leur manière de se voir ; 3) explorer s’ils s’identifient (ou non) à leur parcours d’orientation; 4) repérer des impacts des choix d’orientation sur leur situation à l’école, au travail, dans leur vie de couple, etc.

3. Approche méthodologique

Les résultats présentés dans cet article proviennent d’une étude qualitative. Nous avons eu recours à un corpus qui englobe des données d’entrevues biographiques en profondeur (Bertaux, 2010). Cette méthode sociologique vise à révéler comment les acteurs sociaux donnent sens à leurs expériences de vie, et ce, en négociant les structures sociales et les relations sociales. Il s’agit d’analyser le discours des individus sur le déroulement des faits objectifs de leur parcours (Atkinson, 2007).

Les critères suivants ont orienté le choix des participants : être âgé entre 24 et 35 ans au moment de l’entrevue ; avoir deux parents immigrants ; être né ou arrivé au Canada à l’âge d’entrée au primaire ou au secondaire ; avoir poursuivi sa scolarité dans le système scolaire du Québec au primaire ou au secondaire ; avoir fréquenté une école montréalaise francophone au secondaire ; avoir terminé des études postsecondaires (cégep, université) ; avoir travaillé au moins deux ans à Montréal. Nous avons insisté sur une expérience de deux ans sur le marché du travail pour qu’ils puissent avoir un certain recul réflexif sur cette expérience et sur les choix postsecondaires et professionnels qu’ils ont effectués. Les participants au nombre de 25, ont été recrutés à l’aide de la méthode « boule de neige », c’est-à-dire à partir de réseaux de contacts cumulatifs. Montréal a été le terrain de recherche, car cette ville est la principale scène des interactions entre les immigrants et le groupe majoritaire (Bélanger, Sabourin et Lachapelle, 2011 ; Juteau, 2015).

Au total, 25 entrevues biographiques en profondeur ont été menées auprès de jeunes adultes issus de l’immigration : 13 sont arrivés au Québec au secondaire ; 12 ont fréquenté l’école primaire québécoise, dont deux sont nés à Montréal tandis que 10 sont arrivés autour de l’âge de 5 ans. Nous avons interviewé 18 femmes et 7 hommes. Mentionnons que nous avons reçu un nombre plus élevé de réponses positives de la part des femmes lors du processus du recrutement. En ce qui concerne les régions de provenance des participants, deux proviennent de l’Afrique centrale, un de l’Afrique de l’Ouest, deux de l’Afrique du Nord, six de l’Amérique du Sud, trois de l’Asie de l’Est, deux de l’Asie du Sud-Est, un de l’Europe, deux de l’Europe de l’Est et six du Moyen-Orient.

En ce qui concerne la catégorisation relative à la notion de « minorités visibles », nous avons opté pour la définition qu’en fait Statistique Canada (2011) : deux participants sont dans la catégorie « Arabe » (Algérie, Tunisie) ; trois, dans la catégorie « Asiatique du Sud-Est » (Cambodge, Vietnam) ; six, dans la catégorie « Asiatique occidentale » (Iran, Syrie) ; deux, dans la catégorie « Latino-Américain » (Uruguay, Pérou) ; un, dans la catégorie « Chinois » ; sept, dans la catégorie « Noir » (Haïti, Congo, Cameroun, Guinée). Par ailleurs, les quatre jeunes adultes de l’échantillon qui n’appartiennent pas à la catégorie « minorités visibles » sont originaires de la Russie (1), de la Moldavie (1), de la Roumanie (1) et de l’Italie (1).

En ce qui a trait aux choix d’orientation relativement à la langue d’enseignement de l’institution postsecondaire et des milieux de travail, ils se présentent ainsi : 16 jeunes adultes se sont orientés vers un cégep francophone et six, vers un cégep anglophone ; 12 se sont orientés vers une université francophone et cinq, vers une université anglophone. Les domaines d’études universitaires des répondants se répartissent ainsi : adaptation scolaire, administration, administration scolaire, arts, biologie, commerce, droit, communication, enseignement du français langue seconde, enseignement au primaire, finances, génie du bâtiment, génie électronique, génie informatique, gestion, production automatisée, ressources humaines, soins infirmiers, théologie. Parmi ces 25 jeunes adultes, 10 travaillaient dans un milieu anglophone au moment de l’entretien, sept, dans un milieu de travail francophone, et huit, au sein d’un milieu bilingue. Les types d’emplois des répondants de ce corpus se classifient comme suit : agent de placement, agent au gouvernement, adjoint à la direction, agent de vente, comptable, consultant informatique, chercheur, esthéticienne, dessinateur, enseignant, employé administratif, enquêteur, infirmier, ingénieur, massothérapeute, responsable des finances, secrétaire, aide aux ventes, technicien et tuteur.

La diversité des profils de notre échantillon a permis d’atteindre une saturation empirique nécessaire dans le cadre d’une démarche exploratoire de recherche (Pires, 1997). Cette diversité s’illustre non seulement par la variété du genre et de l’origine ethnique, mais aussi par le statut migratoire générationnel des participants (immigrants de première ou de deuxième génération) (Kanouté, Vatz Laaroussi, Rachédi et Tchimou Doffouchi, 2008 ; Potvin et Leclercq, 2014). D’ailleurs, cette diversité de profils s’alimente d’autres facteurs qui peuvent influencer les parcours scolaires et professionnels : le statut de minorité visible (Lafortune et Kanouté, 2007 ; Pendakur, 2000) ; les choix linguistiques (francophone ou anglophone) d’institutions postsecondaires (cégep/université) et des milieux de travail (Pagé et Lamarre, 2010) ; les filières choisies (technique, préuniversitaire au cégep) et différents choix de programmes à l’université ; les corps d’emploi investis. Enfin, le fait de considérer la tranche d’âge 24-35 ans permet la prise en compte d’étapes clefs dans la vie des jeunes adultes comme le passage de l’adolescence à l’âge adulte (Bessin, 2009).

Les entrevues biographiques ont été réalisées entre juillet 2015 et mars 2016, et ont duré en moyenne, plus de deux heures, chacune. Leur structure se schématise ainsi : les jeunes adultes ont été invités à raconter l’histoire familiale et les parcours scolaires, de même que la façon dont ils ont vécu leurs parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle, ainsi que leurs relations avec les membres du groupe majoritaire. Ils ont eu le choix de répondre aux questions, en français ou en anglais. Les entrevues ont été enregistrées, retranscrites intégralement, et traitées à l’aide du logiciel QDA Miner. Pour des raisons de confidentialité et en conformité avec les exigences du certificat d’éthique obtenu de l’Université de Montréal, les noms des participants cités dans cet article agissent comme des pseudonymes.

La pré-analyse réalisée durant le terrain de recherche nous a permis d’améliorer les questions de la grille d’entretien et de statuer sur l’atteinte de la saturation empirique. Ensuite, nous avons procédé à l’analyse diachronique des entrevues biographiques recueillies afin de replacer sur une ligne temporelle, les différents évènements de la vie du participant, de manière chronologique (Demazière, 2003). Ce faisant, nous avons élaboré, pour chaque participant, une fiche synthèse, qui a reconstitué dans le temps, selon la séquence avant/après, ses parcours familiaux (conditions économiques de la famille, rapport des parents à l’éducation, rapport des parents à la société d’accueil et au groupe majoritaire, etc.) et ses parcours postsecondaires et professionnels (institutions fréquentées, motifs du choix d’orientation, interactions vécues avec les membres du groupe majoritaire, tels que les pairs, collègues, acteurs scolaires, employeurs, etc., expériences de discrimination et de racisme, le cas échéant). Les fiches synthèses ont rendu possible l’analyse classificatoire des parcours d’orientation afin d’identifier les dimensions de la construction typologique (Schnapper, 2012). Les dimensions suivantes ont émergé de la démarche comparative des témoignages des 25 jeunes adultes : « choix d’orientation au regard du milieu linguistique (institutions postsecondaires ou milieu de travail » ; « rapport harmonieux ou conflictuel au groupe majoritaire » ; « image de soi négociée dans les rapports de pouvoir égaux ou inégaux) ». Enfin, en croisant ces dimensions typologiques, nous avons construit des types de parcours qui permettent de comprendre les conditions sociales sous lesquelles les acteurs attribuent un sens à leurs parcours postsecondaires et professionnels, constitués des choix d’orientation.

4. Typologie des parcours d’orientation

Nous avons identifié quatre types de parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle : « parcours facilité », « parcours réajusté », « parcours regretté » et « parcours vagabond » (figure 1). Les individus qui se situent dans ces types de parcours optent chacun pour différents choix d’orientation lors de leur passage au postsecondaire et au marché du travail. Toutefois, ils attribuent le même sens à leurs parcours d’orientation, et ce, selon le processus d’identification à leur image de soi, négociée dans la dynamique relationnelle « majoritaires/minoritaires ». Nous démontrons ainsi, comment certains types d’acteurs se situant dans certains types de parcours, de par l’orchestration de leurs choix d’orientation, négocient leur image de soi, de manière relativement similaire.

Figure 1

Représentation graphique des types de parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle

Représentation graphique des types de parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle

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4.1 Parcours facilité

Dans ce type de parcours, les individus s’identifient à leur image de soi négociée au fil de leurs diverses expériences, liées aux passages au postsecondaire et au marché du travail. Le rapport qu’ils entretiennent avec le groupe majoritaire surgit comme plutôt harmonieux. Dans ce type de parcours, nous trouvons quatre répondants du corpus : deux répondantes originaires du Cambodge, un de la Chine et un de l’Iran. Selon leurs récits, l’image de soi de ces jeunes adultes a toujours été respectée dans leurs relations avec le groupe majoritaire. Autrement dit, ces individus n’ont jamais ressenti que leur image de soi déclinait au sein de rapports de pouvoir inégaux (Brubaker, 2015 ; Jenkins, 2000).

Illustrons ce type de parcours en prenant l’exemple de Frank, originaire de la Chine. Frank est arrivé à Montréal à l’âge d’entrée au secondaire. Ses parents ont un rapport positif avec le Québec. Frank poursuit toutes ses études postsecondaires dans les institutions anglophones et il travaille dans un milieu de travail anglophone. Lors de son passage au postsecondaire, il s’oriente vers un cégep anglophone. Il se considère bilingue. Dans son cégep anglophone, il avait tendance à parler en français avec les francophones qui fréquentaient son cégep. Il raconte qu’il aime les francophones et qu’il les trouve gentils. Après le cégep, il s’oriente vers une université anglophone. En définitive, il se sent plus à l’aise de poursuivre ses études universitaires en anglais, d’autant plus qu’au cégep, il était dans le programme de sciences, et que par conséquent, il était familier avec les termes scientifiques en anglais. De plus, il anticipait qu’il pourrait trouver un emploi dans le domaine de sa formation universitaire (ingénierie électronique) en anglais – un domaine où l’anglais prédomine. Arrivé au stade d’orientation professionnelle, il se dirige vers un milieu de travail anglophone afin d’accéder à l’autonomie économique, tout en ayant des visées professionnelles. Il trouve qu’il possède le potentiel pour réussir, et qu’il souhaite évidemment, travailler dans le domaine de sa formation universitaire. Au fil de ses orientations postsecondaires et professionnelles, et au coeur de ses interactions avec le groupe majoritaire dans différents contextes sociaux, il développe un rapport harmonieux avec les membres de la société d’accueil et le groupe majoritaire. Frank s’identifie à son parcours :

Quand je regarde, je vois que je suis satisfait de tout ce que j’ai réalisé, j’aime les anglophones, j’aime beaucoup les francophones, j’aimerais rester au Québec, à Montréal, si ça reste multiculturel, j’avais des objectifs et je les ai réalisés, je n’oublie pas que cette société m’a donné cette possibilité, aussi que le travail fort de mes parents, voilà, je suis devenu l’homme que je suis, je me définis comme une personne qui veut aider du monde. Qui a un coeur qui veut aider.

Frank

Ainsi, les sens qu’articulent les acteurs de ce type de parcours à leurs choix d’orientation objectivement réalisées (Becker, 1985), illustrent une perception de rapports de pouvoir égalitaires avec les Québécois du groupe majoritaire.

4.2 Parcours réajusté

Dans ce type, les individus cherchent à s’identifier à leurs parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle, mais quelques embuches surviennent. Ils vivent cette expérience sous des conditions différentes que celles des acteurs du type « parcours facilité ». En fait, leur parcours ne correspond pas dès le départ, à leur image de soi, et ils tentent de réajuster le tir lors de leur insertion professionnelle. Une bonne proportion du corpus (12 cas) se trouve dans ce type de parcours. En effet, si ces jeunes adultes ne parviennent pas à s’identifier à leurs choix d’orientation postsecondaire (cégep ou université) (Becker, 2008), ils construisent une nouvelle expérience qui leur facilite cette identification. Ainsi, ils réussissent à se reconnaitre dans leur image de soi, façonnée dans leurs relations avec le groupe majoritaire, et ce, en harmonisant leurs interprétations à leurs expériences objectivement réalisées (Scheff, 2013). Certains de ces jeunes adultes entretiennent un rapport plutôt positif et d’autres un rapport plutôt conflictuel avec le groupe majoritaire.

Pour illustrer ce type de parcours, prenons le cas de Bita, originaire de l’Iran. Bita arrive au Québec, au secondaire. Lors de son orientation postsecondaire au niveau collégial, elle s’oriente vers un cégep francophone, car elle voulait améliorer son français. Elle choisit un cégep francophone « où il y avait moins d’Iraniens et où la majorité des étudiants étaient des “Blancs” [québécois francophones] » (Bita, originaire de l’Iran). Toutefois, elle ne développe pas de liens d’amitiés profonds avec ses pairs québécois. Après le cégep, dans le but de perfectionner son anglais, elle s’oriente vers une université anglophone. Elle devient ingénieure en construction. Plus tard, elle s’oriente vers un milieu de travail francophone dans le domaine de la construction, milieu où les Québécois francophones se trouvent majoritaires. Elle entretient une perception mitigée de ce milieu, tout en conservant une distance avec les Québécois de son milieu de travail, car elle les trouve différents, à plusieurs niveaux. Plus tard, elle prend conscience qu’elle désire pouvoir travailler dans un milieu où elle rencontre aussi des immigrants qui ont de la difficulté à parler en français, comme quand elle est arrivée à Montréal. Ainsi, elle décide de ne plus travailler dans le domaine de la construction et d’enseigner dans les cégeps. Elle se développe de nouvelles visées professionnelles et elle suit des formations pour pouvoir enseigner. Depuis maintenant 10 ans, Bita enseigne dans les cégeps francophones et anglophones. Dans les cégeps francophones, elle est souvent témoin du vécu de discrimination (linguicisme, racisme, intolérance religieuse) de « ses étudiants non québécois ». Bita tend à garder constamment une distance avec les Québécois francophones, tout en ayant des rapports non conflictuels avec eux, ce qui lui permet de se reconnaitre dans son image de soi :

J’étais très frustrée, j’ai réussi à trouver un emploi dans la construction, la construction, bon il y a que des Québécois, tu dois travailler avec les hommes de chantiers et ils sont tous québécois, mais ils étaient corrects avec moi. Moi j’étais dans mon coin, mais c’était frustrant des fois, j’ai décidé de devenir enseignante. Il y a 10 ans que j’enseigne, ce n’est pas toujours facile, tu observes des choses des petits étudiants d’origine immigrante qui courent toujours et toujours, les Québécois les devancent, j’ai une bonne relation avec mes étudiants québécois ou mes collègues québécois, mais bon je ne me mélange pas beaucoup, je suis plus à l’aise comme ça, mais bon, malgré tout, j’ai réussi ma vie.

Bita

Ainsi, les acteurs de ce type de parcours tentent, d’une façon ou d’une autre, d’agencer leurs choix d’orientation avec les conditions contraignantes auxquelles ils font face tout au long de leur parcours de vie, et ce, dans l’espoir de s’identifier à leur image de soi, façonnée tout au long de leurs orientations.

4.3 Parcours regretté

Dans ce type de parcours, on rencontre des individus qui ne parviennent pas à s’identifier à leur parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle. Ainsi, ils ne se reconnaissent pas dans leur image de soi, façonnée au sein des relations « majoritaires/minoritaires », au fil de leur choix d’orientation. Ces individus s’éloignent des milieux postsecondaires et des milieux de travail francophones. Cela explique la tendance de ces individus à remettre en cause les conditions sociales sous lesquelles ils ont construit leurs choix d’orientation. De fait, en s’éloignant des milieux francophones, ils cherchent à remédier ou modifier leur image de soi. La nécessité, ressentie par ces jeunes adultes, de s’éloigner des milieux francophones, leur laisse moins de marge pour penser à leurs vocations. Toutefois, quelques années après l’orientation, ils peuvent développer des visées professionnelles. Six cas de ce type de parcours se trouvent au sein de notre corpus : deux répondants originaires de la Guinée et du Cameroun, ainsi que quatre répondantes originaires de la Roumanie, d’Haïti, de la Tunisie et de la Syrie.

Pour illustrer ce type de parcours, prenons le cas de Tiam, originaire de la Guinée. Il arrive à Montréal au secondaire. Rappelons que son pays d’origine est une ancienne colonie française. Il est francophone. Lors de ses parcours postsecondaires, il s’oriente vers une institution francophone. Il s’oriente vers un cégep et une université francophones. Durant son programme technique, il raconte avoir souvent vécu de la discrimination raciale de la part de Québécois francophones, enseignants et collègues étudiants. De plus, dans sa vie quotidienne, il se sent exposé à des préjugés raciaux de la part des Québécois, « juste par ce que je suis noir et immigrant et ce même si je suis éduqué et intelligent » (Tiam). Arrivé au stade de l’orientation professionnelle, il se dirige vers les milieux de travail anglophones, trouvant qu’ils constituent des espaces où il y a moins de racisme. Il ne souhaite ainsi, jamais oeuvrer dans un milieu de travail francophone. Il regrette ses parcours postsecondaires et professionnels, il se sent perdu et nostalgique. Il accuse les Québécois et la société québécoise d’être racistes. Il est constamment à la recherche de son image de soi blessée dans les rapports de pouvoir inégaux :

Je ferais d’autre chose peut-être. Je pouvais aller en anglais au cégep, peut-être que j’aurais choisi d’autre chose, d’autres écoles. J’aurais peut-être plus appris, j’aurais fait mille autres choses, je me disais, oui il faut que je réussisse, il faut que je leur montre à ces « Blancs » [québécois francophones] qui me rabaissaient souvent, je pense aux troubles que j’ai vécus ici, à mes séquelles. Il n’y a pas eu une journée que je ne pense pas à chez moi, il y a pas une journée que je ne pense pas à mon pays ou que je ne dis pas le nom de mon pays, ou que je ne parle pas de ce qui me manque. Je suis incapable et à un moment donné j’avais tenté de faire une psychanalyse et je me suis rendu compte que tout au long de ma psychanalyse je ne parlais que de mon pays, je ne parlais que de mon rapport au monde.

Tiam

Ainsi, les acteurs de ce type de parcours regrettent leurs choix d’orientation réalisés. De fait, à un moment donné de leur parcours d’orientation, ces derniers choisissent clairement de prendre une distance avec le groupe majoritaire.

4.4 Parcours vagabond

Dans ce type de parcours, les individus démontrent une difficulté à attribuer un sens tangible à leurs parcours postsecondaires et professionnels. Trois cas se trouvent dans ce type de parcours : deux répondants originaires d’Haïti et d’Italie, ainsi qu’une répondante originaire de la Moldavie. Alors que dans les trois autres types de parcours présentés, un processus réflexif oriente les interprétations qu’attribuent les individus à leurs expériences réalisées (Becker, 2008), dans ce type de parcours, nous rencontrons plutôt des individus qui ont construit leurs expériences dans une démarche qui semble moins réflexive. De fait, les parcours d’orientation de ces répondants sont parsemés de changements successifs, d’hésitations, d’échecs et de choix par défaut. La fixation de ces individus sur ces changements, dans le but de trouver finalement leur chemin, a fait en sorte qu’ils ont accordé moins d’importance à leur image de soi, façonnée au fil de leur parcours d’orientation. Ces individus ont un rapport ni complètement harmonieux, ni complètement conflictuel, avec le groupe majoritaire.

Pour illustrer ce type de parcours, prenons le cas de Fabrice, originaire d’Haïti. Fabrice arrive à Montréal au secondaire. Fabrice a toujours eu des aspirations élevées pour lui-même, mais il n’a pas eu les ressources nécessaires pour réaliser ses rêves. Il change souvent d’école et de programme. Il abandonne son cégep pour travailler. Après quelques années, il reprend ses études dans un cégep francophone dans un autre programme. Durant les années au cégep, il se trouve une partenaire avec qui il a un enfant. Après le cégep, il rompt avec sa partenaire ; il commence à travailler dans des domaines variés et dans des milieux de travail variés, anglophones ou francophones. Il a des amis québécois, mais « [il] trouve frustrant que chaque fois qu’[il] voulait louer un appartement, les propriétaires québécois le regardaient bizarrement » (Fabrice). Toutefois, il ne préfère pas les anglophones aux francophones, ou les francophones aux anglophones. Il n’est toujours pas certain s’il est intéressé à son programme, au moment de l’entretien. Vers la fin de son programme universitaire, il abandonne ses études et il rentre de nouveau sur le marché du travail, toujours dans des milieux et dans des domaines variés. Durant l’entrevue, il nous raconte qu’il n’a pas eu assez de temps et assez de chance pour réaliser ses objectifs, mais qu’il est toujours positif et qu’il veut retourner aux études :

Je ne sais pas. Parfois j’étais frustré, parfois non. Quand j’étais dans la trentaine, oui, j’étais frustré. Quand j’y pense, je l’ai ressenti, frustré de ne pas savoir ce que je voulais faire, mais je n’avais pas pris non plus les moyens et puis je pense que je n’avais pas eu cette chance. Peut-être c’est ça, je ne sais pas, mais sinon pour des appartements, j’ai vécu l’injustice. Bon comme j’ai appelé, pris rendez-vous, j’arrive à la porte, on se fait dévisager, il dit « non l’appart a été loué ». Mais bon, j’ai toujours été une personne positive. Confiance, voici le mot que j’utilise, c’est le manque de confiance avec lequel j’ai grandi, qui m’a mené à vivre toutes ces expériences, parce que la confiance ne vient pas nécessairement, c’est pas quelque chose d’innée, c’est ce qu’un parent apprend à son enfant, il inculque, ta société donne à toi, je voulais aller vers ce qui m’a toujours apporté la joie… et c’était sous mon nez, mais je le cherchais plus loin.

Fabrice

Ainsi, il semble que le processus d’identification à leur parcours, lié à la négociation de leur image de soi, ne soit pas toujours abouti chez les acteurs de ce type de parcours.

5. Discussion et conclusion

Des résultats révélés par la typologie des parcours a permis d’analyser le rôle des rapports de pouvoir (égaux/inégaux) perçus dans les relations « majoritaires/minoritaires », ainsi que le rôle de la négociation de l’image de soi dans le processus d’identification des jeunes adultes à leurs parcours d’orientation postsecondaire et professionnelle (Emirbayer et Desmond, 2012 ; Jenkins, 2000). Ainsi, les acteurs du type « parcours facilité » s’identifient à leur parcours, leur image de soi étant perçue comme respectée dans les relations harmonieuses avec les majoritaires et la société d’accueil. Les acteurs du type « parcours réajusté » s’efforcent de s’identifier à leur parcours et parviennent finalement à sauver leur image de soi, en prenant une distance envers les membres du groupe majoritaire, ainsi qu’en s’insérant professionnellement dans la société d’accueil. Ces acteurs se sentent ainsi, partiellement inclus dans la société d’accueil (du moins, professionnellement). Les acteurs du type « parcours regretté » véhiculent une image de soi ayant souvent été menacée dans les relations infructueuses qu’ils ont entretenues et négociées avec les majoritaires ; ils remettent en cause tout leur processus d’orientation ; ils ne s’identifient pas à leur parcours et cherchent toujours un sens à donner à leur récit de vie, hors des normes de la société d’accueil et des milieux où les majoritaires, québécois francophones, se trouvent. En ce qui a trait au processus d’identification des acteurs du type « parcours vagabond », il ne semble toujours pas accompli. En effet, sous le poids de leurs conditions de vie économiques, ces personnes semblent avoir repoussé la négociation de leur image de soi. Toutefois, cela ne veut pas dire que ces acteurs développeront nécessairement des rapports conflictuels avec le groupe majoritaire, car ils cherchent toujours à s’inclure socialement et professionnellement, dans la société d’accueil.

Les résultats soulignent ainsi, que plus les rapports « majoritaires/minoritaires » sont perçus comme étant égaux, plus les jeunes adultes s’identifient à leurs parcours. Alors que les résultats de certaines études qualitatives soulignent le rôle des discriminations vécues, ainsi que le rapport positif ou conflictuel des acteurs sociaux issus de l’immigration avec la société d’accueil, dans le cadre du processus d’orientation (Kanouté et Lafortune, 2011 ; Ogbu et Simons, 1998 ; Potvin et Leclercq, 2014), nous rajoutons le rôle de la perception de rapports de pouvoir inégaux, avec le groupe majoritaire. Ainsi, les résultats font le point sur un type d’inégalités sociales qui ne s’expliquent que dans le rapport que l’acteur établit avec ses expériences de vie, voire dans son discours sur son sentiment d’inclusion sociale et professionnelle dans la société. En effet, un jeune adulte issu de l’immigration pourrait se considérer discriminé malgré le fait qu’il ait obtenu un emploi dans son domaine de formation. Il peut, malgré tout, se sentir exclu et rejeté par le majoritaire.

La typologie présentée permet également d’observer l’importance du développement des visées professionnelles dans le cadre des choix d’orientation professionnelle, et ce, peu importe que le milieu de travail choisi soit anglophone ou francophone. De fait, les données statistiques concernant le taux d’accès à l’emploi et les langues de travail choisies par les immigrants (Houle, 2011 ; Institut de la Statistique du Québec, 2015) ne soulignent pas le fait que l’insertion professionnelle – peu importe qu’elle s’opère dans les milieux anglophones ou francophones – de ces acteurs ne satisfasse pas nécessairement leurs visées professionnelles. Or, il s’avère que le développement des visées professionnelles dans le but de réalisation de soi facilite le processus d’identification des jeunes adultes à leur parcours : plus les jeunes développent des visées professionnelles, plus ils s’identifient à leurs parcours scolaires. Plus ils parviennent à s’identifier à leurs parcours, moins ils développent un rapport conflictuel avec le groupe majoritaire. Les visées professionnelles facilitent les rapports de pouvoir égaux, par conséquent, l’inclusion professionnelle des individus issus de l’immigration. Toutefois, le sentiment d’inclusion professionnelle ne se traduit pas nécessairement par un sentiment d’inclusion sociale dans le groupe majoritaire. En effet, ces individus, tout en se considérant professionnellement inclus dans la société d’accueil, peuvent entretenir un rapport de distance avec les Québécois francophones. Ce constat permet de prendre en compte la complexité du processus d’orientation professionnelle ; cette analyse en profondeur des parcours d’orientation n’aurait pas pu être saisie par le biais d’études statistiques.

Finalement, la recherche se questionne sur la limite de la théorie interactionniste dans l’explication du rapport qu’établissent les acteurs avec leurs expériences de vie ; ces théories mettent en fait principalement l’accent sur les catégories relationnelles reproduites dans les interactions inter groupes et intra groupes (Becker, 1985, 2008 ; Goffman, 1956, 1983). Toutefois, par la mise en forme des types de parcours, la recherche démontre que les acteurs sociaux, même dans leur rapport avec leur soi, s’avèrent contraints par les rapports de pouvoir qui régissent leurs relations sociales. Dans des discours et documents d’orientation, l’État québécois promeut des préoccupations d’intégration des immigrants et de consolidation du vivre-ensemble, préoccupations mises en oeuvre par certains ministères, dont ceux de l’Éducation (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2013 ; Ministère de l’Éducation du Québec, 1998) et de l’Immigration (Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec, 1991, 2008, 2015). Une étude comme la nôtre suggère la nécessité d’une compréhension structurelle des freins à l’intégration et au vivre-ensemble pour que ces préoccupations deviennent effectives.