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1. Introduction et problématique

Depuis plusieurs années maintenant, des acteurs et spectateurs du milieu scolaire québécois entretiennent une conversation, qui se tranforme parfois en vigoureux débat, à propos de l’enseignement de l’histoire. Si ce débat s’est amorcé avec l’implantation du cours d’Histoire et éducation à la citoyenneté au deuxième cycle du secondaire en 2006 (Bouvier, 2008 ; Robitaille, 2006), il a connu plusieurs rebondissements, notamment lorsque le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur a pris la décision de le remplacer par le cours d’Histoire du Québec et du Canada seulement quelques années après son introduction dans les écoles.

C’est ce débat qui nous avait incité à entreprendre une recherche dont l’objectif était de vérifier si le changement de programme avait eu un impact sur la représentation que se faisaient les enseignants des finalités de l’enseignement de l’histoire et de la place que peut ou doit y tenir l’identification à la nation (Lanoix, 2015). Nous avions exploité cette piste parce que, à l’instar d’autres observateurs (Cardin, 2010; Éthier, 2007), il nous apparaissait évident que l’identification à la nation était au coeur des arguments des opposants au programme Histoire et éducation à la citoyenneté. Les résultats de notre enquête — exploratoire, rappelons-le — montraient que les enseignants faisaient cohabiter des finalités en apparence contradictoires dans leurs représentations sociales, notamment celles liées au développement du sens critique et celles liées à l’attachement à un patrimoine commun. Ainsi, même si certains des participants à notre recherche considéraient qu’il était important de développer les compétences prescrites par le programme Histoire et éducation à la citoyenneté, ils ne le faisaient pas au détriment de la construction d’un certain lien avec le patrimoine historique et culturel québécois. (Rappelons que ces compétences visent à interroger les réalités sociales dans une perspective historique, à interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique et à consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire [ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007].)

Notre recherche ouvrait aussi d’autres questions, dont celle du processus de formation des représentations sociales. Nous avions en effet remarqué la présence de deux sous-groupes d’enseignants aux représentations sociales divergentes sur certains sujets, ce qui laissait entendre que les représentations sociales des enseignants à propos de l’objet « finalités de l’enseignement de l’histoire » pouvaient subir des transformations. Nous avions également noté que des énoncés comme « transmettre une culture générale de l’histoire du Québec » et « amener les élèves à mieux comprendre la société actuelle à l’aide du passé » recueillaient la faveur d’une majorité marquée de participants, ce qui montrait que des idées très générales et de sens commun occupaient une place encore importante chez ce groupe de professionnels que sont les enseignants d’histoire. Or, ces idées cohabitaient avec des conceptions plus proches des recherches récentes en didactique de l’histoire qui appellent le développement de la pensée historienne. Nous avions alors émis l’hypothèse que les enseignants étaient à la recherche d’un équilibre entre des représentations sociales différentes et parfois opposées.

Ayant déjà constaté l’existence de sous-groupes chez les enseignants d’histoire, nous avons cru pertinent de comparer leurs représentations sociales avec celles d’un autre groupe étroitement lié à l’enseignement dispensé dans les classes d’histoire du Québec, les conseillers pédagogiques. Si ces derniers sont censés jouer un rôle de médiateurs entre le monde scolaire et celui de la pratique (Lessard, 2008), une enquête sur leurs représentations sociales devient fort pertinente puisqu’elle pourrait nous indiquer s’ils sont plus perméables aux résultats des recherches scientifiques et s’ils influencent les représentations sociales des enseignants. En examinant les représentations sociales des conseillers pédagogiques, notre intention est donc de savoir si et comment leurs représentations sociales des finalités de l’enseignement de l’histoire diffèrent de celles des enseignants.

2. Cadre théorique

Nous présentons ici l’échafaudage théorique de notre recherche, qui repose surtout sur le concept de représentation sociale. Nous présentons également les caractéristiques des différentes finalités de l’enseignement de l’histoire auxquelles nous associons les réponses des participants.

2.1 Représentations sociales

Le projet visant à expliquer le fait que des groupes partagent des conceptions et des coutumes a d’abord été entrepris par Durkheim au 19e siècle. Celui-ci a élaboré le principe des représentations collectives, à savoir des idées relativement homogènes dans chaque société et visant à uniformiser la pensée et l’action (Moscovici, 2003). Ensuite délaissé pendant près de 50 ans, le principe d’idées ou de représentations communes aux membres d’un même groupe a été repris par Moscovici dans les années 1960 sous la forme de représentations sociales, plus efficaces pour décrire la réalité, parce que moins homogènes que les représentations collectives (Jodelet, 2003). Depuis, les représentations sociales ont fait l’objet de plusieurs recherches, surtout dans le domaine de la psychologie sociale, où elles sont utilisées pour tenter d’expliquer la perception des groupes et des individus à l’égard de certains phénomènes sociaux.

Abric (2003) définissait les représentations sociales comme 

un ensemble organisé d’informations, d’opinions, d’attitudes et de croyances à propos d’un objet donné. Socialement produite[s], elle[s] [sont] fortement marquée[s] par des valeurs correspondant au système socio-idéologique et à l’histoire du groupe qui [les] véhicule pour lequel elle constitue un élément essentiel de sa vision du monde

p. 59

Cette définition comporte des éléments importants pour notre recherche. D’abord, les représentations sociales portent sur un objet donné. Par exemple, les premières recherches sur les représentations sociales examinaient la perception que les Français avaient de la psychanalyse (Moscovici, 1961). Ensuite, les RS sont socialement produites et liées aux valeurs et à l’histoire du groupe. Flament et Rouquette (2003) ajoutent qu’une représentation sociale se traduit dans le jugement et dans l’action. Cette définition nous permet d’envisager qu’il est possible de sonder les représentations sociales d’un groupe en particulier, les enseignants d’histoire du Québec et les conseillers pédagogiques en univers social, sur un ou des objets spécifiques, comme l’histoire nationale et son enseignement. La définition de ces représentations sociales permettrait de mieux comprendre comment ces idées peuvent influencer la pratique de l’enseignement de l’histoire.

Les représentations sociales servent aux individus formant un groupe à décrire une réalité et à communiquer entre eux. Lorsqu’une nouvelle réalité émerge, le groupe tente d’abord de la nommer et de la décrire en utilisant des représentations existantes (Wagner, Duveen, Farr, Jovchelovitch, Lorenzi-Cioldi, Markova et Rose, 1999). Ce n’est que lorsqu’une nouvelle information est disponible que la représentation sociale s’ajuste, parfois lentement, pour décrire plus exactement cette réalité. À ce sujet, Jodelet (2003) citait le cas de la découverte du syndrome d’immunodéficience acquise, dans les années 1980, qui a initialement été associé à toutes sortes de préjugés concernant la communauté homosexuelle. Ce processus de formation des représentations sociales se déroule en deux étapes. Dans la phase d’objectivation, le sujet (un individu ou un groupe) filtre et organise l’information disponible sur un objet pour former une image de celui-ci. Dans la phase d’ancrage, le groupe donne une signification à l’objet en fonction de valeurs et d’idées déjà en place et s’approprie la représentation sociale (Moisan, 2010). Il est à noter que les nouvelles représentations ne sont pas simplement ajoutées aux représentations sociales existantes, mais qu’elles doivent s’y intégrer. Elles peuvent ainsi entrer en conflit avec d’autres représentations sociales et être rejetées si une représentation sociale concurrente est plus solidement implantée (Moisan, 2010).

Une représentation sociale se compose de plusieurs éléments et, comme le souligne Abric (2003), il est primordial de connaitre la hiérarchie des composantes d’une représentation sociale et les liens entre celles-ci pour bien en comprendre le sens. Ce principe de hiérarchie entre les composantes d’une représentation sociale permet d’en introduire un autre, celui de noyau central. Le concept de noyau central implique que certains éléments d’une représentation sociale sont fondamentaux à celle-ci et qu’on ne peut les changer sans modifier significativement la représentation sociale elle-même. Par opposition, d’autres éléments sont périphériques, c’est-à-dire qu’ils sont moins importants dans la définition de la représentation sociale. Ils peuvent être changés plus facilement, et même entrer en contradiction avec d’autres éléments sans que l’essentiel de la représentation sociale en souffre (Seca, 2001).

Flament et Rouquette (2003) précisaient également qu’un même objet pouvait donner lieu à des représentations différentes. Ils citaient l’exemple de la représentation sociale d’une entreprise. On peut très bien imaginer qu’un groupe envisage une entreprise comme un moyen de réaliser des profits, alors qu’un autre estime qu’elle doit offrir des biens et services tout en créant des emplois. Ainsi, l’élément de recherche du profit serait central pour un groupe et périphérique pour l’autre.

Les considérations concernant les représentations sociales présentées ici étaient au centre de la recherche initiale et le sont également dans la comparaison des représentations sociales des enseignants et des conseillers pédagogiques. En effet, dans le cas qui nous intéresse, les représentations sociales sont propres à un groupe, les enseignants d’histoire du Québec au secondaire et les conseillers pédagogiques en univers social, et le concept de représentations sociales nous permet d’identifier les éléments du noyau central chez ce groupe pour un objet donné, les finalités de l’enseignement de l’histoire.

2.2 Finalités de l’enseignement de l’histoire

Le concept de finalité nous permet de rendre compte des objectifs généraux des systèmes éducatifs. On peut les définir comme des énoncés de principes ou d’idéaux émanant des valeurs, de la philosophie et des aspirations d’un groupe social ou d’une société (Demers, 2012, p. 54). À ce titre, les finalités ne sont pas établies par les seuls enseignants, mais bien par les systèmes éducatifs. Comme les finalités ont une portée bien réelle dans l’action, ce sont les enseignants qui sont chargés de les mettre en oeuvre. Il devient donc pertinent d’examiner leurs idées à propos des finalités de l’éducation et de l’enseignement de l’histoire en particulier pour voir si elles sont compatibles avec les finalités fixées par le système éducatif. De plus, la représentation que les enseignants d’histoire et les conseillers pédagogiques ont des finalités de l’enseignement de l’histoire risque fort d’intervenir dans la transposition didactique qu’ils feront du programme de formation (Chevallard, 1991 ; Perrenoud, 1993).

Pour caractériser et catégoriser les réponses des participants, nous les associons aux différents types de finalités de l’enseignement de l’histoire proposés par Audigier (1995). Ce dernier explique que l’enseignement de l’histoire et de la géographie a pour mission générale de transmettre une vision commune de la mémoire collective, du territoire et du pouvoir. De cette mission, Audigier tire trois principales finalités. La première est patrimoniale et civique. Cette finalité vise à transmettre une représentation partagée du passé par un récit continu depuis les origines jusqu’à nos jours (Audigier, 1995, p. 67). Elle appelle une conception transmissive de l’enseignement et cherche avant tout l’adhésion de l’élève au discours présenté. Audigier propose également la finalité intellectuelle et critique, qui vise l’initiation des élèves aux rudiments de la méthode scientifique. Dans le cadre de cette finalité, l’élève est amené à adopter une attitude critique envers le savoir et à considérer que celui-ci est construit. Enfin, Audigier présente la finalité pratique, qui vise à développer chez l’élève des habiletés concrètes qui lui serviront dans sa vie sociale et professionnelle d’adulte.

En somme, nous fondons d’abord notre étude sur le concept des représentations sociales. Celui-ci nous permet d’explorer le contenu et la structure des idées des enseignants d’histoire du Québec et des conseillers pédagogiques en univers social à propos de l’objet « finalités de l’enseignement de l’histoire ». Cet objet, justement, est significatif parce qu’il incarne les objectifs globaux de la pratique enseignante et qu’il guide les actions des enseignants. Ensuite, nous pourrons analyser ces représentations sociales en les associant aux finalités proposées par Audigier. Nous serons ainsi en mesure de tirer certains constats des ressemblances et différences observées entre les enseignants et les conseillers pédagogiques.

3. Méthodologie

Nous présentons ici les choix méthodologiques que nous avons faits afin d’apporter des éléments de réponse à notre question de recherche. Précisons d’entrée de jeu que la présente enquête est en quelque sorte un prolongement de notre recherche doctorale. Celle-ci comportait une phase qualitative, dans le cadre de laquelle nous avons mené des entrevues avec des enseignants, et une phase quantitative, qui consistait en un questionnaire administré à des enseignants d’histoire. La présente étude reprend une partie des résultats de la phase quantitative de la recherche et nous la prolongeons en administrant le même questionnaire à des conseillers pédagogiques en univers social.

3.1 Participants

Soulignons d’abord que l’échantillon constitué dans le cadre de cette recherche ne peut être considéré comme statistiquement représentatif de la population visée, c’est-à-dire les enseignants d’histoire du Québec au secondaire. En effet, il est difficile d’établir les caractéristiques de cette population parce que le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur ne tient pas de registre des enseignants par discipline enseignée. Les statistiques du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (2014) nous indiquent que, pour l’année scolaire 2010-2011, 2 696 enseignants oeuvraient en sciences humaines au secondaire dans les commissions scolaires du Québec sans spécifier s’ils enseignaient l’histoire ou la géographie, au premier ou au deuxième cycle du secondaire. Nous avons plutôt constitué un échantillon de convenance, c’est-à-dire un échantillon d’abord guidé par l’accessibilité des répondants (Newby, 2014).

Les participants ont été sollicités par l’intermédiaire des membres du Groupe des responsables en univers social, le regroupement des conseillers pédagogiques en univers social. Un courriel relayé par le président du Groupe des responsables en univers social invitait les conseillers pédagogiques en univers social à transmettre eux-mêmes une invitation aux enseignants d’histoire du Québec au secondaire de leur commission scolaire. Au total, 54 enseignants ont accepté de participer au sondage. De ce nombre, 36 ont répondu à toutes les questions. Parmi ceux-ci, 29 % enseignent en troisième secondaire, 50 % en quatrième secondaire et 21 % enseignent aux deux niveaux. Les répondants enseignent l’histoire au secondaire depuis neuf ans en moyenne. 48 % d’entre eux sont des femmes, tandis que 52 % sont des hommes. Comme l’indique le tableau 1, les répondants proviennent de diverses régions du Québec.

Tableau 1

Provenance des enseignants

Provenance des enseignants

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Parmi les enseignants ayant participé à l’enquête, 71,4 % détiennent un diplôme de baccalauréat en enseignement au secondaire alors que 19 % détiennent un baccalauréat dans une autre discipline et un certificat en enseignement. 4,8 % des participants détiennent un diplôme universitaire de deuxième ou de troisième cycle.

Les conseillers pédagogiques en univers social ont été sollicités, eux aussi, par le biais du Groupe des responsables en univers social. Le 2 novembre 2016, plusieurs conseillers pédagogiques en univers social participaient en présence et à distance, par le biais d’une application de vidéoconférence, à une journée de travail et de discussion. À l’occasion de cette journée, nous avions présenté nos résultats de recherche et fait remplir le questionnaire aux conseillers pédagogiques avant la présentation. Le lien pour accéder au questionnaire numérique a ainsi été communiqué aux conseillers pédagogiques présents sur place et à ceux qui suivaient la présentation à distance. Au final, 22 personnes ont rempli le questionnaire. Les répondants avaient en moyenne 11,5 ans d’expérience dans l’enseignement des sciences humaines au secondaire, en combinant leurs années d’enseignant et de conseiller pédagogique. L’échantillon est constitué de 50 % de femmes et de 50 % d’hommes. Le tableau 2 présente la provenance géographique des participants :

Tableau 2

Provenance des conseillers pédagogiques

Provenance des conseillers pédagogiques

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Parmi les conseillers pédagogiques ayant participé à l’enquête, 63,6 % ont obtenu un diplôme de baccalauréat en enseignement au secondaire alors que 13,6 % des répondants détiennent un baccalauréat dans une autre discipline et un certificat en enseignement. Enfin, 22,7 % des participants détiennent un diplôme universitaire de deuxième ou de troisième cycle.

3.2 Collecte de données

L’outil de collecte de données pour cette phase de la recherche est inspiré d’autres études menées sur les représentations sociales. Nos choix méthodologiques reposent en bonne partie sur les recherches de Bouhon (2007, 2009a, 2009b, 2010). Celui-ci s’est intéressé aux représentations sociales des enseignants d’histoire à propos des changements curriculaires en Belgique et au Luxembourg. Nous avons opté pour un questionnaire basé sur des associations forcées de termes. Cette démarche permet un traitement plus facile des données parce que nous n’avons pas à interpréter les réponses des participants comme dans le cas d’une évocation libre. Il comporte cependant le risque d’introduire un biais par induction ou par élision (Flament et Rouquette, 2003). Pour cette raison, nous avons pris certaines dispositions afin de nous assurer que les expressions à associer trouveraient un écho chez les participants, en les tirant des entrevues avec les enseignants et en validant de diverses manières le questionnaire.

Le questionnaire a été diffusé à l’aide de l’application en ligne Qualtrics (qualtrics.com) et comporte trois blocs distincts. Le premier consiste en une association d’idées à propos des finalités de l’enseignement de l’histoire du Québec, et c’est sur ce bloc que nous portons notre attention dans cet article. Sa structure repose sur les recommandations de Vergès (2001) et prend la forme d’un questionnaire de caractérisation dans lequel le répondant doit choisir et exclure un certain nombre d’idées. Vergès affirme que les questionnaires qui utilisent une échelle de degré d’accord ne permettent pas de sonder la structure de la représentation sociale. Il propose plutôt une forme de questionnaire où le répondant doit choisir et exclure des énoncés en lien avec un inducteur. Cette approche, aussi utilisée par Bouhon (2009a, 2011), permet d’identifier les éléments qui sont proches du noyau central de la représentation sociale et ceux qui en sont éloignés. Elle demande également qu’on tienne compte des éléments qui ne sont pas choisis ou exclus, puisqu’ils peuvent faire partie du système périphérique de la représentation sociale. Cette démarche sert également à déceler l’existence d’une sous-population qui aurait une représentation d’un objet particulier différente du reste de la population.

La question du sondage qui nous a permis de comparer les enseignants et les conseillers pédagogiques est la suivante : Quelles sont, selon vous, les finalités de l’enseignement de l’histoire ? Les participants devaient choisir parmi une liste de neuf énoncés les trois qui correspondaient le plus à leur vision et les trois qui y correspondaient le moins. À la suite de cet exercice, trois énoncés n’étaient pas sélectionnés par les participants. Si cette question visait à vérifier si les enseignants accordent une place importante à la fonction identitaire de l’enseignement de l’histoire par rapport aux autres finalités potentielles dans la recherche originale, elle a mis en évidence des éléments intéressants de la structure des représentations sociales des enseignants en ce qui concerne l’objet « finalités de l’enseignement de l’histoire ». Pour cette raison, nous avons fait passer le même questionnaire aux conseillers pédagogiques. Le tableau 3 présente les neuf énoncés de la question.

Tableau 3

Énoncés de la question sur les finalités de l’enseignement de l’histoire

Énoncés de la question sur les finalités de l’enseignement de l’histoire

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3.3 Analyse des données

Afin d’identifier les composantes de la représentation sociale et potentiellement celles de son noyau central, nous avons utilisé des statistiques descriptives basées sur les travaux de Vergès (2001) et de Bouhon (2009a, 2011). Les réponses à la question ont d’abord été traitées de manière très simple à l’aide de droites qui illustrent la tendance du groupe à choisir, à ignorer ou à rejeter un item. Ainsi, pour chaque énoncé, nous pouvions identifier ceux qui ont été le plus souvent choisis par les participants. Comme l’explique Vergès (2001), ce traitement des données permet de faire émerger certaines tendances. Ainsi, lorsqu’un énoncé présente une courbe en « J » (figure 1), on peut supposer qu’il fait bel et bien partie de la représentation sociale et potentiellement du noyau central de celle-ci. Si un énoncé présente une courbe en « L » (figure 1), c’est qu’il a été rejeté par la majorité des répondants et qu’il ne fait probablement pas partie de la représentation sociale. Si un énoncé présente une courbe en cloche (figure 1), cela veut dire qu’il a été généralement ignoré par les répondants et qu’il peut faire partie du système périphérique de la représentation sociale.

Figure 1

Analyse des données (courbes en « J », en « L » et en cloche)

Analyse des données (courbes en « J », en « L » et en cloche)

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D’autre part, si l’énoncé présente une courbe en « U » (figure 2), cela montre que l’énoncé fait l’objet de perceptions contrastées, puisqu’une partie des participants l’a choisi et qu’une autre l’a rejeté. Une courbe de ce genre peut signifier qu’il existe un sous-groupe ayant une représentation sociale de l’objet différente de la majorité de la population étudiée. Lorsqu’une telle situation s’est présentée, nous avons mené une analyse par agrégation numérique, une démarche qui permet d’explorer les données non classées pour y déceler des regroupements en fonction de la distance qui sépare ces données (Everitt, 1988). L’analyse par agrégation numérique permet de mesurer la distance qui sépare les membres de l’échantillon en fonction de leurs réponses au questionnaire. C’est ainsi qu’on peut vérifier si une tendance émerge des réponses. On peut également distinguer la présence de sous-groupes et identifier les points communs aux membres de ces sous-groupes. Nous avons mené cette analyse en utilisant le rapport de classification TwoStep du logiciel SPSS qui effectue une analyse d’agrégation numérique en deux étapes (SPSS, 2001).

Figure 2

Analyse des données (courbe en « U »)

Analyse des données (courbe en « U »)

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4. Résultats

Rappelons d’abord qu’en poursuivant la recherche de notre thèse doctorale, nous cherchions à vérifier si les représentations sociales des conseillers pédagogiques en univers social diffèrent de celles des enseignants d’histoire du Québec. Nous présentons d’abord les faits saillants des représentations sociales des enseignants pour ensuite les comparer à celles des conseillers pédagogiques.

4.1 Représentations sociales des enseignants d’histoire du Québec

La méthodologie employée dans le cadre de cette recherche nous permet de faire ressortir, sous la forme de graphiques simples, les éléments centraux, périphériques et exclus des représentations sociales des participants puisque le questionnaire appelle les participants à choisir et à exclure des énoncés relatifs aux finalités de l’enseignement de l’histoire, selon qu’ils correspondent ou non à leurs propres idées. La figure 3 met en évidence les éléments les plus choisis par les enseignants, c’est-à-dire ceux qui font potentiellement partie du noyau central de la représentation sociale.

Figure 3

Éléments choisis par les enseignants

Éléments choisis par les enseignants

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On remarque que ceux-ci considèrent que transmettre une culture générale de l’histoire du Québec et permettre aux élèves de comprendre la société actuelle à l’aide du passé sont des finalités prioritaires. Dans une moindre mesure, préparer les élèves à l’épreuve unique d’histoire de quatrième secondaire fait également partie de leurs priorités.

En poursuivant l’analyse, nous avons remarqué qu’un des items à classer par les participants a été rejeté par la majorité, mais aussi choisi par une proportion significative d’entre eux : développer les compétences prescrites par le programme de formation. La figure 4 montre la distribution des réponses en lien avec cet item.

Figure 4

Résultats pour l’item « Développer les compétences prescrites au programme de formation »

Résultats pour l’item « Développer les compétences prescrites au programme de formation »

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Comme nous l’avons précisé dans la section sur la méthodologie, une courbe en « U » comme celle-ci est une indication qu’il peut exister des représentations sociales divergentes au sein d’un groupe. C’est ce que nous avons tenté de vérifier à l’aide d’une analyse par agglomération numérique. Celle-ci révèle que notre échantillon d’enseignants comporte bel et bien deux sous-groupes aux caractéristiques distinctes. (Voir la thèse complète pour les caractéristiques détaillées de chaque sous-groupe [Lanoix, 2015].) Le premier sous-groupe accorde de l’importance aux finalités de transmission d’une culture générale de l’histoire du Québec (89 % du sous-groupe) et au développement des compétences prescrites au programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (42 % du sous-groupe). Le second sous-groupe considère plutôt qu’il est important de faire aimer l’histoire du Québec aux élèves (64 % du sous-groupe) et de transmettre la mémoire collective québécoise (64 % du sous-groupe). Nous avons ainsi qualifié le premier groupe de polyvalent, puisqu’il semblait valoriser plusieurs finalités différentes de l’enseignement de l’histoire. Nous avons qualifié le second groupe de patrimonial parce que les finalités patrimoniales et civiques d’Audigier sont au coeur de leurs représentations sociales.

Les données recueillies à propos des conseillers pédagogiques ne laissent pas soupçonner l’existence de sous-groupes comme chez les enseignants. Dans ce cas, c’est la comparaison entre conseillers pédagogiques et enseignants qui est riche. Lorsqu’on compare les éléments choisis par les conseillers pédagogiques à ceux choisis par la totalité des enseignants, on remarque des différences significatives illustrées par la figure 5. On observe en effet que les conseillers pédagogiques ont choisi les énoncés relatifs au développement des compétences prescrites au programme de formation et au développement de la méthode historique chez les élèves, alors qu’ils sont absents des éléments choisis par les enseignants.

Figure 5

Comparaison des éléments choisis par les enseignants et les conseillers pédagogiques

Comparaison des éléments choisis par les enseignants et les conseillers pédagogiques

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Les éléments rejetés par les deux groupes sont tout aussi révélateurs. La figure 6 montre des divergences marquées entre les choix des enseignants et ceux des conseillers pédagogiques. On remarque d’abord que les enseignants rejettent l’idée de développer les compétences prescrites par le programme de formation et celle du développement de la pensée historique chez les élèves, deux éléments qui se trouvaient dans les choix des conseillers pédagogiques. Ensuite, ces derniers rejettent manifestement l’idée que la préparation à l’épreuve unique de quatrième secondaire soit une finalité viable de l’enseignement de l’histoire, idée qui avait été choisie par près de 40 % des enseignants.

Figure 6

Comparaison des éléments rejetés par les enseignants et les conseillers pédagogiques

Comparaison des éléments rejetés par les enseignants et les conseillers pédagogiques

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Ces exemples montrent bien que les enseignants et les conseillers pédagogiques ont développé des représentations sociales passablement différentes du même objet, les finalités de l’enseignement de l’histoire. Puisque nous avions détecté la présence de deux sous-groupes d’enseignants, l’un valorisant plusieurs types de finalités et l’autre surtout attaché aux finalités patrimoniales et civiques, il nous apparaissait pertinent de mettre ces résultats en lien avec les représentations sociales des conseillers pédagogiques. Une analyse spécifique de certains énoncés indique de manière encore plus précise où se situent les différences entre les trois groupes : enseignants du groupe polyvalent, enseignants du groupe patrimonial et conseillers pédagogiques.

La figure 7 montre que les enseignants du groupe patrimonial sont les seuls à considérer que la transmission de la mémoire collective québécoise fait partie des finalités de l’enseignement de l’histoire. Les enseignants du groupe polyvalent et les CP ont plutôt ignoré cet item, indiquant qu’il pourrait faire partie du système périphérique de la représentation sociale, mais qu’il est exclu de son noyau central. La figure 8 montre une configuration semblable, mais à propos de l’item « Faire aimer l’histoire du Québec ». Encore ici, les enseignants du groupe patrimonial sont les seuls à considérer que cet élément fait partie des finalités de l’enseignement de l’histoire alors qu’il est ignoré par les deux autres groupes.

Figure 7

Résultats pour l’item « Transmettre la mémoire collective québécoise »

Résultats pour l’item « Transmettre la mémoire collective québécoise »

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Figure 8

Résultats pour l’item « Faire aimer l’histoire du Québec »

Résultats pour l’item « Faire aimer l’histoire du Québec »

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La figure 9 montre que les enseignants du groupe polyvalent et les conseillers pédagogiques s’accordent dans des proportions semblables pour dire que le développement des compétences prescrites par le programme de formation font partie des finalités de l’enseignement de l’histoire. De leur côté, les enseignants du groupe patrimonial rejettent très clairement cet énoncé. Le contraste est encore plus marqué ici parce que les deux premiers ont choisi cet élément au lieu de l’ignorer.

Figure 9

Résultats pour l’item « Développer les compétences prescrites au programme de formation »

Résultats pour l’item « Développer les compétences prescrites au programme de formation »

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En ce qui concerne le développement de la méthode historique chez les élèves, les conseillers pédagogiques se distinguent nettement des enseignants. La figure 10 montre en effet qu’ils sont les seuls à intégrer cet élément dans le noyau central de leur représentation sociale tandis que les deux groupes d’enseignants le rejettent. De même, les conseillers pédagogiques écartent l’idée de favoriser l’attachement à l’identité québécoise, comme le montre la figure 11, contrairement aux deux groupes d’enseignants qui ignorent cet item.

Figure 10

Résultats pour l’item « Développer la méthode historique chez les élèves »

Résultats pour l’item « Développer la méthode historique chez les élèves »

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Figure 11

Résultats pour l’item « Favoriser l’attachement à l’identité québécoise »

Résultats pour l’item « Favoriser l’attachement à l’identité québécoise »

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À l’opposé, la figure 12 montre que les conseillers pédagogiques et les enseignants du groupe patrimonial s’entendent pour dire que la préparation à l’épreuve unique de quatrième secondaire ne fait pas partie des finalités de l’enseignement de l’histoire.

Figure 12

Résultats pour l’item « Préparer les élèves à l’épreuve unique de quatrième secondaire »

Résultats pour l’item « Préparer les élèves à l’épreuve unique de quatrième secondaire »

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5. Discussion

L’analyse des réponses des enseignants et des conseillers pédagogiques au questionnaire nous amène à dresser quelques constats. Notre enquête, bien qu’exploratoire, permet de préciser le portrait des représentations sociales des enseignants et des conseillers pédagogiques à propos des finalités de l’enseignement de l’histoire. À ce titre, certains éléments qui se dégagent de nos observations ne surprennent pas, tandis que d’autres soulèvent de nouvelles questions auxquelles des recherches subséquentes pourraient tenter de répondre.

L’élément qui attire d’abord notre attention est une certaine parenté entre les représentations sociales des conseillers pédagogiques et celles des enseignants du groupe polyvalent. Ces deux groupes présentent en effet des courbes semblables et distinctes de celle des enseignants du groupe patrimonial lorsqu’il est question de la transmission de la mémoire collective (figure 7), de faire aimer l’histoire du Québec (figure 8) et de développer les compétences prescrites par le programme de formation (figure 9). En mettant de l’avant une conception qui favorise le développement des compétences tout en ne mettant pas l’accent sur l’aspect mémoriel et émotif de l’histoire, les deux groupes semblent partager une représentation sociale qui s’approche de la finalité intellectuelle et critique proposée par Audigier (1995).

La question que soulève ce constat est la suivante : d’où proviennent ces éléments intellectuels et critiques de la représentation sociale ? Puisque la plupart des conseillers pédagogiques sont d’anciens enseignants, on peut supposer que plusieurs sont issus du groupe polyvalent et que c’est leur intérêt pour un enseignement de l’histoire axé sur le développement d’un esprit critique qui les amène à devenir conseillers pédagogiques et à pousser davantage leur travail et leur recherche dans cette direction. Si on considère que les conseillers pédagogiques doivent tisser des liens entre la recherche et la pratique (Lessard, 2008) et que les recherches récentes s’intéressent surtout au développement de la pensée historienne chez les élèves, il serait naturel que les postes de conseillers pédagogiques attirent davantage les enseignants du groupe polyvalent que ceux du groupe patrimonial.

À l’inverse, Martineau (1999) avait observé que le perfectionnement et la formation continue étaient des facteurs qui avaient un impact significatif sur le développement du savoir conceptuel des enseignants. Comme les conseillers pédagogiques sont éminemment liés au processus de perfectionnement à l’intérieur des commissions scolaires, on peut émettre l’hypothèse qu’ils sont en partie responsables de la diffusion d’un discours qui place la finalité intellectuelle et critique au coeur de l’enseignement de l’histoire et de son intégration aux représentations sociales des enseignants. Une étude qui s’étendrait sur une plus longue durée pourrait vérifier si les finalités intellectuelles et critiques gagnent ou perdent du terrain chez les enseignants.

La figure 10 nous montre cependant que les conseillers pédagogiques s’approchent davantage des finalités intellectuelles et critiques en intégrant le développement de la méthode historique chez les élèves au noyau central de leur représentation sociale. En cela, ils se distinguent des deux groupes d’enseignants qui rejettent très clairement cette idée. Ils se distinguent également en rejetant l’idée de favoriser l’attachement à l’identité québécoise (figure 11), une idée que l’on associe aux finalités patrimoniales et civiques. Les deux groupes d’enseignants ont plutôt ignoré cet item. Nous constatons donc que les représentations sociales des conseillers pédagogiques font une plus grande place aux finalités intellectuelles et critiques que celles des enseignants du groupe polyvalent et encore davantage que celles des enseignants du groupe patrimonial. On peut donc supposer que les conseillers pédagogiques, par le biais des formations qu’ils dispensent et des accompagnements qu’ils offrent, diffusent des idées provenant de leurs représentations sociales. Le fait qu’il existe deux sous-groupes d’enseignants aux représentations sociales divergentes pourrait indiquer que les représentations sociales de tout le groupe sont en transformation progressive ou qu’il existe bel et bien deux visions de l’enseignement de l’histoire qui ne sont pas près de disparaitre.

6. Conclusion

En administrant le même questionnaire aux conseillers pédagogiques et aux enseignants, nous cherchions à savoir si leurs représentations sociales étaient différentes et en quoi elles l’étaient. Les données recueillies, même si elles ne nous permettent pas de généraliser les résultats, nous indiquent que les représentations sociales des conseillers pédagogiques se distinguent de celles des deux groupes d’enseignants, notamment parce qu’elles incluent le développement de la méthode historique chez les enseignants. Ainsi, même s’ils ont plusieurs points communs avec les enseignants du groupe polyvalent, les conseillers pédagogiques ont réellement développé une représentation sociale des finalités de l’enseignement de l’histoire qui se distingue de celle des enseignants en s’approchant davantage des finalités intellectuelles et critiques.

Ces nouveaux résultats soulèvent également des questions. Au premier chef, on doit localiser le point d’émergence des représentations sociales qui accordent de l’importance au développement des compétences et de la méthode historique chez les élèves. Sont-elles le résultat de la formation initiale, du développement de la recherche ou de la formation continue des enseignants ? On peut également se demander si ces idées se limitent au discours ou si elles ont une portée réelle dans la pratique. Quoi qu’il en soit, une recherche utilisant un échantillon plus vaste nous permettrait de valider davantage ces constats. Un outil d’enquête qui ferait également le pont entre l’enseignement déclaré et l’enseignement observé nous permettrait d’avoir une meilleure connaissance de la portée réelle de ces idées.

Comme dans la recherche initiale, nous remarquons que les enseignants du groupe polyvalent considèrent qu’il est important de développer les compétences au programme, mais qu’ils rejettent l’idée de développer la méthode historique chez les élèves. Pourtant, la deuxième compétence du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007), en vigueur au moment de l’enquête, demande aux élèves d’interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique (p. 18). Ainsi, on est en droit de se demander ce que comprennent les enseignants du groupe polyvalent des compétences. Un outil axé spécifiquement sur cette question et des entrevues où ces enseignants pourraient s’exprimer de façon plus élaborée permettraient de mieux comprendre ce phénomène.

Enfin, la figure 12 révèle que les conseillers pédagogiques et les enseignants du groupe patrimonial s’entendent sur un élément : ils rejettent l’idée que la préparation à l’épreuve unique fasse partie des finalités de l’enseignement de l’histoire. On peut y voir, dans une certaine mesure, un rejet de l’instrumentalisation de l’enseignement de l’histoire à diverses fins, mais pour des raisons probablement opposées. On pourrait également considérer que les enseignants du groupe polyvalent s’en tiennent davantage au programme de formation que les conseillers pédagogiques et les enseignants du groupe patrimonial. Il demeure que cette convergence d’opinions plutôt inattendue mérite d’être explorée.

Concluons en rappelant que, toute proportion gardée, nous savons encore peu de choses au sujet de ce que pensent et font les professionnels qui interviennent dans l’enseignement de l’histoire et des sciences humaines en général au Québec. Les résultats d’enquêtes comme la nôtre ajoutent quelques briques à l’édifice, mais il reste beaucoup de travail à faire.