Résumés
Résumé
Dans cet article, nous proposons l’étude d’une zone peu explorée par la recherche, à savoir les entretiens individuels entre les enseignant-e-s et les familles, analysés comme une facette constitutive du travail enseignant. Nous étudions le cas d’une école maternelle à Fribourg, Suisse, caractérisée par la diversité culturelle des familles. À partir d’une approche qui met en contraste les prescriptions sur l’entretien, les objectifs et contenus déclarés par les enseignantes et le travail réellement effectué, nous décrirons les dynamiques organisationnelles ainsi que les savoirs mobilisés par les enseignantes durant les entretiens auprès des familles. Les résultats d’analyse issus d’une collecte de données de type ethnographique permettent la mise au jour d’une hypothèse a posteriori : la nature de ces savoirs semble composite; ils sont affirmés et relativisés dans l’action, en se présentant comme un système articulé par des savoirs centraux (moins négociables, plus fortement ancrés), des savoirs périphériques (plus négociables, moins fortement ancrés) et des savoirs transversaux (partagés par les enseignantes et les familles). L’interaction entre ces savoirs permettrait l’actualisation, la mutation et la circulation des différentes catégories repérées.
Mots-clés :
- Entretien enseignant-famille,
- relation école-famille,
- savoirs des enseignants,
- travail prescrit/réel,
- dynamique organisationnelle
Abstract
At the crossroad between research on the teacher’s profession and the family-school relationship, this article proposes to study a blind spot of research: parent-teacher interviews, which we understand as a significant part of the teacher’s work. In a culturally diverse neighborhood in Fribourg, Switzerland, parent-teacher interviews were observed and recorded at the local kindergarten. By contrasting the prescriptions, objectives and contents of parent-teacher interviews–as formulated by the teachers–with their actual performance, we describe the organizational dynamics as well as the knowledge that has been used by the teachers during the family interview. An a posteriori hypothesis emerges out of the ethnographical approach and the qualitative analyses: the teachers’ knowledge is composite, claimed and put into perspective while in action. It appears as a system made of centralized knowledge (less negotiable, more deeply rooted), peripheral knowledge (more negotiable, less deeply rooted) and transversal knowledge (shared by teachers and parents). The interaction between these pieces of knowledge would allow, in our view, for these categories to be updated, transformed and circulated.
Keywords:
- Parent-teacher interview,
- family-school relationship,
- teacher’s knowledge,
- prescribed/realized work
Resumen
Este artículo propone el estudio de una zona poco explorada por la investigación, a saber, las entrevistas individuales entre los maestros y las familias, analizados como una faceta constitutiva del trabajo docente. Estudiamos el caso de una institución preescolar en Friburgo, Suiza, caracterizada por la diversidad cultural de las familias. A partir de un enfoque que contrasta las prescripciones sobre la entrevista, los objetivos y los contenidos declarados por los maestros y el trabajo realmente efectuado, nos interesamos por la descripción de las dinámicas organizacionales y los saberes movilizados por los maestros durante las entrevistas con las familias. Los resultados de los análisis, basados en una toma de datos de tipo etnográfico, permiten la emergencia de una hipótesis a posteriori : la naturaleza de estos saberes parece compuesta, afirmados y relativizados durante la acción, presentándose como un sistema articulado de saberes centrales (menos negociables y más fuertemente arraigados), de saberes periféricos (más negociables y menos fuertemente arraigados) y de saberes transversales (compartidos por los maestros y las familias). La interacción entre estos saberes permitiría la actualización, la mutación y la circulación de las diferentes categorías identificadas.
Palabras clave:
- Entrevista maestro-familia,
- relación escuela-familia,
- saberes docentes,
- trabajo prescrito/real
Corps de l’article
1. Introduction et problématique
L’étude du travail enseignant dépasse largement les seules situations d’enseignement; le hors classe (Marcel, 2004; Piot, 2005), les pratiques de travail collectif dans les équipes professionnelles (Marcel, Dupriez, Périsset Bagnoud, et Tardif, 2007) ou les relations entre les enseignants et, plus largement, les écoles, et les familles (Asdih, 2012; Epstein and Dauber, 1991; Ogay et Cettou, 2013) en sont des exemples.
En lien avec les pratiques hors classe, cet article se focalise sur l’étude de l’entretien individuel enseignant-famille. Malgré son importante contribution au suivi de la scolarité de l’enfant, à la construction de la relation école-famille et à son statut souvent obligatoire, cette facette du travail enseignant semble absente de la formation des enseignants et reste, à notre connaissance, très peu explorée par la recherche (Bazarra Rodríguez, Casanova Caballero et García Ugarte, 2007).
Dans une approche par le travail réellement effectué et organisé (Tardif et Lessard, 1999) et par la distinction entre tâche et activité (Leplat, 1997; Leplat et Hoc, 1983), cet article s’intéresse aux prescriptions sur l’entretien individuel et aux dynamiques organisationnelles pratiquées par les enseignants, afin de décrire les savoirs mobilisés par les enseignantes durant cet entretien. Ces savoirs qui guident l’action sont repérés à travers les interactions verbales entre les enseignants et les membres des familles. Inscrit dans une démarche abductive (Nunez Moscoso, 2013), cet article s’appuie sur ce cadre compréhensif, dans l’objectif d’exploiter les données empiriques pour faire émerger une hypothèse a posteriori portant sur la nature des savoirs mobilisés par les enseignants.
Pour ce faire, nous proposons une étude de cas qui mobilise une méthode de type ethnographique, fondée sur le recueil des documents officiels liés à l’entretien individuel (lois, circulaires, bulletin scolaire), sur des entretiens de recherche avec les enseignantes et sur des observations participantes avec enregistrements audio des entretiens enseignant-famille (trois classes dans la même et seule école, quatre enseignantes, dont deux travaillant en duo et six familles). La phase empirique est menée dans un établissement scolaire périurbain du canton de Fribourg, en Suisse, accueillant une population souvent issue de l’immigration et dont la langue maternelle est souvent autre que le français, langue de scolarisation. Ce corpus représente une partie des données produites dans le cadre du projet Quand l’enfant devient élève, et les parents, parents d’élèves. Construction de la relation entre les familles et l’école lors de l’entrée à l’école-COREL.
2. Contexte théorique
2.1 L’entretien individuel enseignant-famille : une facette du travail enseignant peu explorée
Aujourd’hui, la diversification des facettes du travail enseignant est un phénomène constaté par les chercheurs (Maroy, 2006, 2010; Tardif et Lessard, 1999). Les pratiques enseignantes auprès des familles d’élèves en font partie (Marcel, 2004) et représentent un aspect crucial dans la construction de la relation entre école et famille, toutes deux appelées à oeuvrer en collaboration, voire en partenariat (Pithon, Asdih et Larivée, 2008) dans le but de favoriser l’inclusion (Petriwskyj, Thorpe et Tayler, 2014).
En effet, la qualité de la relation école-famille (Henderson et Mapp, 2002), l’éducation du jeune enfant (Burger, 2010) et la transition positive lors de l’entrée à l’école (Perry, Dockett et Petriwskyj, 2014; Rimm-Kaufman et Pianta, 2000) sont identifiées comme des éléments qui contribuent au succès scolaire de l’enfant.
Au sein de l’école, l’interlocuteur privilégié des parents d’élève est l’enseignant. Le contact entre les enseignant-e-s et les parents d’élève ou d’autres référents familiaux (grands frères ou grandes soeurs, grands-parents, tantes ou oncles, etc.) peut avoir lieu dans des espaces informels (par exemple, le portail ou l’entrée de l’école, caractérisés par la spontanéité des échanges et l’absence de prescriptions) comme dans des espaces formels prévus à cet effet (institutionnellement reconnus, prescrits et, en principe, organisés).
Parmi les moments réservés explicitement à la rencontre avec les familles, les plus communs sont la visite de la classe à l’école enfantine/maternelle, les réunions de pré-rentrée/rentrée (Plande, 2004), les réunions mensuelles semestrielles annuelles (Romagnoli et Morales, 1996) et les entretiens individuels entre les enseignants et les parents. Cependant, à notre connaissance, l’étude de ces pratiques enseignantes semble peu développée dans les écrits de recherche, à l’exception d’un champ plus large consacré aux relations école-famille (Claes et Comeau, 1996; Epstein, 2001; Larivée, 2010; Ogay et Cettou, 2013; Périer, 2005; Vatz Laaroussi, Kanouté et Rachédi, 2008), où certains de ces espaces ont été étudiés.
En effet, pour ce qui concerne spécifiquement les entretiens individuels entre les enseignant-e-s et les familles, on ne compte qu’un petit nombre de travaux. Ceux-ci ont été abordés dans le système scolaire australien, et ont montré que leur thématique centrale était le travail de l’élève (Baker et Keogh, 1995); puis, dans le contexte anglais, en soulevant leur caractère semblable à la consultation et au diagnostic médical (MacLure et Walker, 2000). De même, l’entretien a été étudié dans le cas des familles mexicaines immigrées aux États-Unis, et cette recherche a mis au jour les incompréhensions communicationnelles (Howard et Lipinoga, 2010). Dans le cas de l’école enfantine à Genève et à Fribourg, la recherche a permis d’interroger le statut de l’entretien, la place des parents et la contribution de cette pratique à la construction de la relation école-famille (Chartier, Rufin et Pelhate, 2014; Scalambrin et Ogay, 2014). Mentionnons également un document espagnol de type professionnel adressé aux praticiens (Bazarra Rodríguez et al., 2007) qui, dans une prolongation praxique et normative, conseille les enseignants sur la façon de préparer et de structurer l’entretien selon qu’il s’agit d’un problème personnel (des parents, ou de l’élève) ou d’un problème scolaire.
L’état des lieux dressé par ces rares études met en évidence les points suivants : 1) le caractère unidirectionnel de la dynamique des échanges, où l’enseignant dirige la discussion en lien direct avec ses propres objectifs professionnels (Chartier et al., 2014; MacLure et Walker, 2000); 2) le contenu centré fortement sur les comportements de l’élève, sur ses performances et, notamment, sur ses difficultés (Baker et Keogh, 1995; Scalambrin et Ogay, 2014); 3) la posture professionnelle d’expert de l’enseignant face au travail scolaire, qui consiste à donner des conseils à suivre à la maison afin d’améliorer certaines performances de l’élève (Scalambrin et Ogay, 2014); et 4) l’existence d’un certain nombre d’implicites dans le discours de l’enseignant qui peuvent rendre difficile (voire empêcher) la communication avec les parents (Scalambrin et Ogay, 2014).
Étant donné le caractère communicationnel et le pouvoir symbolique des situations d’entretien (Bourdieu, 1993), la nouveauté de cet espace formel dans le contexte étudié, le manque de formation des enseignants à la prise en charge de celui-ci et la potentielle contribution de l’entretien individuel à la relation école-famille, ce dernier mérite d’être étudié en détail dans une finalité heuristique (la pertinence d’aborder un sujet peu exploré), mais aussi dans la perspective de la formation des enseignant-e-s.
2.2 L’entretien individuel enseignant-famille : une tâche obligatoire et prescrite
La règlementation en vigueur dans le canton de Fribourg, permet de réguler la participation des familles au sein de l’école et la nature de celle-ci. Dans ce contexte, il est possible d’accéder à des extraits des documents officiels portant explicitement sur l’entretien individuel :
Le premier élément repérable est le caractère général des lois (documents 1, 2 et 3 dans le tableau 1a), avec l’introduction du lien de collaboration entre l’école et les familles vis-à-vis de l’éducation de l’enfant et l’obligation des enseignants d’établir une relation avec les parents. Le document 4, qui définit le rôle des enseignants et les tâches obligatoires, évoque la relation école-famille, notamment avec l’introduction de l’entretien (individuel et collectif) comme un espace relationnel faisant partie des fonctions des enseignants, tandis que le document 5 (tableau 1b) rebondit sur l’autonomie des enseignants dans l’organisation des rencontres.
Le bulletin scolaire du premier semestre (document 6A dans le tableau 1b) est le plus spécifique vis-à-vis de l’entretien individuel, car il explicite les contenus des échanges (observations sur l’intégration dans la classe, les progrès et les compétences sociales et individuelles). Il est complété par le bulletin du deuxième semestre (document 6B) dont les trois rubriques font l’objet d’une évaluation en fin d’année et structurent le bulletin : la participation, la relation à l’autre et le respect des règles de vie, évalués en bien et à améliorer. Ces deux bulletins doivent impérativement être signés par les parents des enfants, le premier avant la fin janvier, à la suite de l’entretien, et le deuxième, au mois de juin, à la fin de l’année scolaire.
Cet ensemble de prescriptions reste flou en termes de procédures (convocation, moment de l’année scolaire, durée de l’entretien, recours éventuel à des interprètes), même s’il détaille un peu plus les contenus dans le cas des bulletins scolaires. Présentée comme telle, la marge de manoeuvre pour les enseignants est très large.
Dans ce sens, la présente recherche vise à s’interroger sur deux aspects : Comment les enseignants se représentent-ils ces prescriptions et comment les mettent-ils en oeuvre? Quelles sont les dynamiques organisationnelles qui rythment l’entretien individuel et quels savoirs les enseignants mobilisent-ils durant cette tâche, obligatoire depuis peu dans ce canton?
2.3 Accéder à l’entretien comme facette du travail : règles, interactions, savoirs
En complémentarité avec les études évoquées supra, l’entretien peut être analysé du point de vue du travail enseignant. Dans cette perspective, nous nous intéressons au travail réel, c’est-à-dire au travail tel qu’il est réalisé par les enseignant-e-s, en mettant en avant la compréhension des phénomènes étudiés dans leur contexte même de réalisation, comme le revendiquent par les courants de l’activité (Durand, 2009).
Tout d’abord, il faut préciser que, bien que cette étude se nourrisse de certains travaux inscrits dans un courant de l’activité, nous proposons une entrée par le travail enseignant, entendu dans une acception large faisant référence à toute l’ampleur du travail : organisé, planifié, réalisé, vécu, ressenti, imagé et qui fait objet d’une identité professionnelle. À l’instar de Tardif et Lessard (1999), le travail des enseignants est entendu comme étant composite, c’est-à-dire d’une part codifié (réglementé, situé, prescrit) et, d’autre part, flou (ambigu, informel, non stabilisé). Ces auteurs étudient le travail enseignant à partir de trois dimensions clairement définies : l’activité (le travail tel qu’il est organisé et réalisé), le statut (rôle, processus, identité) et l’expérience (le travail tel qu’il est vécu par l’acteur). La première fera l’objet principal de cet article.
Afin de mieux situer l’étude de l’entretien individuel comme activité organisée et réalisée, explicitons ici les trois idées qui circonscrivent le balisage théorique de notre approche :
1) L’existence de règles dans chaque espace de travail, dans la logique que toute facette du travail enseignant, dont l’entretien individuel auprès de parents, se déroule dans un espace déjà organisé qu’il est nécessaire d’étudier; il vise aussi des buts particuliers et met en oeuvre des connaissances et technologies de travail propres à lui (Tardif et Lessard, 1999, p. 26). De même, ces espaces sont signifiés à l’activité des sujets, caractérisables par des règles et des conventions ; les espaces d’activité sont des espaces investis par l’activité des sujets avec les constructions de sens qui les accompagnent (Barbier et Thievenaz, 2013, p. 14).
Ce premier élément soulève l’importance des prescriptions institutionnelles, des interprétations de ces normes par les enseignant-e-s et des dynamiques organisationnelles ou de conduction mises en jeu et repérables durant l’entretien individuel.
2) L’interaction au coeur du travail enseignant, dans le sens où l’enseignement est une forme particulière de travail sur l’humain, un travail interactif où le travailleur se rapporte à son objet sous le mode fondamental de l’interaction humaine, du face-à-face avec autrui (Tardif et Lessard, 1999, p. 525). Cette interaction a lieu sous la forme d’un processus communicationnel interculturel complexe (Frame, 2013), où la construction d’un répertoire minimal est condition sine qua non pour l’échange. Pour ce chercheur, la notion d’interculturalité dépasse la vision géographique ou frontalière de la culture; tout processus communicationnel est interculturel dans la mesure où chaque individu engagé dans l’échange met en jeu ses référents culturels qui participent à la construction et à l’actualisation des repères ou des significations plus ou moins communes dans une situation donnée (Frame, 2013).
3) La présence de savoirs mobilisés dans l’action, ceux-ci pensés comme un dépassement de la dichotomie entre savoir et action ou entre théorie et pratique (Barbier, 1996; Barbier et Galatanu, 2004). Dans ce cadre, les savoirs représentent un ensemble partiellement intériorisé par les différents membres du groupe, sous la forme de traits comportementaux et cognitifs (conscients et inconscients) qui leur permettent de comprendre et d’interagir avec leur environnement social et physique (Frame, 2013, p. 111).
De cette manière, pour notre étude, nous considérons l’entretien individuel comme un espace de travail réglementé et organisé sur la base d’objectifs prédéterminés, qui a lieu sous le mode de l’interaction humaine et qui, de ce fait, est culturellement ancré. Ainsi, les savoirs mobilisés par les enseignants durant l’entretien sont repérables en troisième personne (Depraz, Varela, et Vermersch, 2011), c’est-à-dire par un observateur, à travers les traits comportementaux et langagiers qui semblent structurer et donner sens à l’activité de l’acteur ou des acteurs, en dévoilant, au moins partiellement, leur dimension culturelle.
Avec des fonctions spécifiques et différentes, ces trois éléments viendront intégrer l’approche compréhensive de l’entretien individuel comme une facette du travail enseignant où, à travers l’interaction fondamentalement verbale, les enseignant-e-s mobilisent des savoirs divers et variés.
2.4 Une approche compréhensive : démarche et objectifs de recherche
Cette étude s’inscrit dans une démarche par abduction (Nunez Moscoso, 2013). Celle-ci préconise l’emploi d’un cadre théorique qui n’explique pas d’emblée les phénomènes (trait caractéristique de la démarche hypothético-déductive), mais qui les comprenne d’une façon provisoire, afin de permettre l’émergence des hypothèses a posteriori. Cette démarche se différencie aussi de l’induction dans la mesure où on explicite la réduction relative du réel qui opère à travers le cadre compréhensif mobilisant, dans notre cas, les idées de règle, de savoir et d’interaction.
Dans ce contexte, la distinction classique en ergonomie et en psychologie du travail entre la tâche et l’activité est clé. La première renvoie à la dimension prescrite du travail : la description des procédures à effectuer, même si celles-ci sont faibles, voire contradictoires (Leplat, 1997). A contrario, l’activité est ce qui est mis en oeuvre pour effectuer la tâche (Leplat et Hoc, 1983, p. 54); autrement dit, ce qui est fait réellement (observable ou non observable) par l’acteur.
L’objectif principal ici sera donc de décrire à la fois la tâche et l’activité des enseignants lors de l’entretien individuel auprès des familles. Dans ce contexte, nous cherchons à 1) repérer les dynamiques organisationnelles et les rôles implicites des acteurs, 2) à identifier les liens entre tâche et activité et 3) à décrire les savoirs mobilisés par les enseignants durant leurs entretiens avec les familles.
3. Méthodologie
Les idées de l’existence de règles dans chaque espace de travail, l’interaction comme étant au coeur du travail enseignant et la présence de savoirs mobilisés dans l’action orientent la préparation de la phase empirique (conception des outils de collecte et analyse des données). D’une part, on s’intéresse aux liens entre les prescriptions officielles et la manière dont les enseignants se les approprient, c’est-à-dire ce que les enseignants revendiquent comme étant l’objectif et le contenu des entretiens individuels. D’autre part, on analyse les interactions verbales entre les enseignants et les référents familiaux, afin d’accéder au travail réel durant les entretiens individuels en quête des savoirs mobilisés par les enseignants.
3.1 Participants
L’une des études de cas a été effectuée auprès d’une école du canton de Fribourg. Parmi l’ensemble des données du projet Construction de la relation entre les familles et l’école-COREL, trois classes ont été retenues pour compter avec tous les éléments concernant l’entretien individuel.
Il s’agit, d’une part, de 4 enseignantes dont 2 travaillent en duo (Anne et Emma, dépassent la cinquantaine) et deux individuellement (Diane, très proche de la retraite, et Cathy, d’environ trente ans). Aucune de ces enseignantes n’est débutante. Diane, Emma et Anne ont une expérience professionnelle de plus de vingt-cinq ans, tandis que celle de Cathy est de plus de cinq ans. Toutes les enseignantes participent dès le début de la recherche Construction de la relation entre les familles et l’école-COREL.
D’autre part, nous avons retenu les entretiens réalisés par ces enseignantes auprès de 6 familles, d’origines diverses (Portugal, Espagne, Érythrée et Roumanie). Les enfants (4 filles dont 3 cadettes et 1 ainée et 2 deux garçons dont 1 cadet et 1 ainé) sont en première année d’école, et donc, âgés de 4 ans. Les familles ont été retenues sous la logique du volontariat.
3.2 Instrumentation
Trois techniques de collecte de données répondant aux objectifs spécifiques évoqués en 2.3 ont été mises à contribution afin de réaliser l’étude de cas, celle-ci étant conçue comme une manière de combiner les données dans le souci de rendre compte d’un objet de recherche complexe (Olivier de Sardan, 2014). La première technique est l’entretien de recherche semi-directif (3 au total, réalisés par un chercheur auprès d’une ou de deux enseignantes selon qu’il s’agissait d’une classe mono-enseignante ou d’un duo d’enseignantes et traités postérieurement par un chercheur), qui précédait les entretiens réalisés par les enseignantes avec les parents de leurs élèves. Ce corpus a permis de repérer les déclarations des enseignantes sur leurs entretiens avec les familles. Dans ce sens, les propos recueillis auprès des enseignantes ont émergé indirectement (voir tableau 3 en annexe), afin que l’on puisse identifier si l’entretien avec les familles représentait une préoccupation. La deuxième technique employée est l’observation participante passive des entretiens individuels dans le but de contextualiser les scénarios des entretiens enseignant-familles (voir tableau 3 en annexe). Pour la présente étude, 6 rapports d’observations ont été retenus (tous soumis à un debriefing entre, au moins, 2 chercheurs), Enfin, la troisième technique, qui représente le coeur du corpus empirique, est l’enregistrement audio des entretiens enseignant-familles (et leurs transcriptions) conduits par les enseignantes de l’école enfantine (6 en total, chaque séance d’une durée moyenne de 20 minutes). Ce dernier outil a permis l’accès aux dynamiques organisationnelles, aux rôles implicites des acteurs et aux savoirs mobilisés par les enseignantes.
Toutefois et malgré la diversité des outils, il est possible de repérer certaines limites de la méthodologie employée, notamment en ce qui concerne l’accès restreint à la signification des acteurs (enseignantes et référents familiaux) et le caractère situé de l’étude de cas, ce qui donnera lieu à une généralisation limitée des résultats.
3.3 Déroulement
D’un point de vue chronologique, ce travail a été mené en 3 étapes : la première, avec l’entretien de recherche auprès des enseignantes, s’est déroulée en novembre 2013. À cette occasion, les enseignantes ont évoqué leurs perceptions de l’entretien individuel avec les familles et leurs interprétations de la prescription; la deuxième, avec l’enregistrement des entretiens enseignant-familles, a eu lieu entre le 20 et le 30 janvier 2014. Ces entretiens ont fait l’objet d’un rapport d’observation et d’une transcription intégrale des échanges de l’ensemble des participants. Enfin, la troisième étape, en septembre 2014, a été consacrée à l’analyse et à la modélisation des données.
3.4 Méthode d’analyse des données
L’approche qualitative de ce travail et la pluralité des outils de recueil de données a permis la production d’un corpus empirique riche et diversifié. De par la démarche abductive employée (Nunez Moscoso, 2013), ce travail ne formule pas une hypothèse en amont, mais ambitionne l’émergence de celle-ci a posteriori. Pour ce faire, les données textuelles produites par la transcription des entretiens de recherche auprès des enseignantes et l’observation des entretiens enseignantes-familles (qui constituent la partie principale du corpus) ont été soumises à une analyse à l’aide de catégories conceptualisantes (Paillé et Mucchielli, 2012), qui consiste à déterminer des rubriques regroupant le même sens générique pour, ensuite, donner lieu à des catégories encore plus générales (quelques illustrations sont reprises dans la section de résultats).
Ces données ont permis d’inférer une typologie des savoirs des enseignantes sur l’entretien et de réaliser une modélisation de ceux-ci sur la base d’une épistémologie de la découverte (Nunez Moscoso, 2013); sans poser de lien causal, l’hypothèse émergente permet de proposer une manière de comprendre le phénomène étudié.
3.5 Considérations éthiques
Ce travail s’inscrit dans une recherche menée dans ce même établissement depuis 2012. Une contractualisation déontologique a été réalisée avec le corps enseignant et les parents d’élèves. Pour les enseignantes, il s’agit d’une négociation non formalisée par un écrit, dont les modalités de la participation à la recherche se sont fixées lors d’une réunion entre l’équipe de recherche et les enseignantes au début de l’année 2012-2013, à la suite de l’accord des autorités du canton et de la commune pour pouvoir effectuer la recherche dans cet établissement scolaire. Ces négociations se sont ensuite poursuivies tout au long des entretiens avec les enseignantes lors des trois ans qu’a duré la recherche. En ce qui concerne les familles, un document écrit présentant la recherche leur a été envoyé (annexe 1), suivi d’un contact téléphonique (parfois avec un interprète) afin d’échanger davantage, de répondre à leurs questions, et de discuter finalement de leur accord ou non de participer à la recherche. Le document a été traduit en différentes langues : portugais, turc, tamoul, tigrinya, tchèque et albanais.
L’anonymat des participants est assuré : l’école ne peut pas être identifiée, ni les enseignantes ni les familles. L’emploi de pseudonymes garantit la confidentialité de l’identité de tous les participants (enseignantes, membres des familles, enfants).
Une restitution des résultats des premières analyses est prévue auprès des enseignantes comme des familles, sous la forme de deux réunions d’échange, dès la fin de la recherche dans laquelle s’insère ce projet (automne 2015).
4. Résultats
4.1 Autour de l’entretien individuel comme tâche : objectifs et contenus déclarés
Lors des entretiens de recherche auprès des enseignantes, les participantes ont évoqué les objectifs ainsi que les contenus de l’entretien avec les parents d’élève.
4.1.1 Les objectifs déclarés par les enseignantes :
Il s’agit respectivement de transmettre les besoins et les finalités de l’école, partager les progrès et les difficultés, s’entraîner à la maison et préparer à l’évaluation.
Transmettre les besoins et les finalités de l’école : pour une enseignante, l’objectif de cet entretien est de sensibiliser les parents aux attentes de l’école : Ce que j’espère lors de ces entretiens de janvier, c’est qu’ils se… qu’ils entendent ce que… les besoins de l’école. Et à quoi sert l’école. Qu’est-ce qu’on y fait. C’est surtout ça que j’aimerais faire passer auprès des parents, c’est pourquoi votre enfant il est à l’école (Diane). Dans ce sens, l’entretien servirait à signaler aux parents les comportements souhaités, liés à un devoir-être, le comportement que votre enfant doit avoir en classe (Diane), comme éviter de papillonner ou apprendre à manger bien assis.
Partager les progrès et les difficultés : un aspect important de l’entretien est celui qui relève du partage, avec les parents, du travail scolaire et de socialisation de l’enfant. Dans ce sens, informer les parents est au coeur d’expliquer quand même ce qui se passe avec leur enfant, notamment les difficultés et les progrès : souvent on a vu que, ça portait vraiment ses fruits, parce qu’un enfant qui est terrible… on peut expliquer aux enfants pourquoi; comme ça, on voit très bien le lendemain, ça va mieux (Emma).
S’entraîner à la maison : de même, dans une idée d’alliance avec les parents, une enseignante soulève comme objectif le fait de passer le message de l’importance de renforcer à la maison certains comportements/tâches, au détriment des comportements parasites, ou d’installer des règles de vie servant aussi à l’école : Ils peuvent aussi le travailler à la maison [...] essayer de structurer, que quand c’est non c’est non, ou des choses comme ça, car ça c’est une idée de partenariat (Diane).
Préparer à l’évaluation : cette rencontre semble être un bilan général de l’enfant, fortement structuré à partir du bulletin scolaire, traduit en forme de grille : on a une sorte de grille, ben les attentes qu’il y a dans le bulletin scolaire, euh, ben elles sont écrites quoi, noir sur blanc… enfin ses objectifs, et pis nous on prend ça déjà au premier semestre (Cathy).
4.1.2 Les contenus déclarés par les enseignantes
Ces contenus concernent respectivement l’organisation de l’entretien, les aspects relationnels, les règles de vie, la participation ainsi que d’autres termes qui appartiennent aux rubriques du bulletin scolaire de deuxième année
L’organisation de l’entretien : en ce qui concerne l’organisation et la portée globale de l’entretien, une enseignante signale la procédure : On explique simplement les différents points, pis on fait des liens avec ce que les enfants, enfin avec ce qu’on observe des enfants en classe quoi (Cathy); une autre décrit l’entretien comme étant informel (Emma).
Ces différents points évoqués par Cathy sont les trois rubriques présentes dans le bulletin scolaire du deuxième semestre. Effectivement, on peut les identifier toutes les trois comme étant les contenus de l’entretien du premier semestre également :
Les aspects relationnels : ceux-ci sont repérables à travers les relations avec les autres, les relations avec nous, euh… (Cathy), c’est-à-dire comment l’enfant se comporte en relation avec ses camarades, est-ce qu’il est sociable, est-ce qu’il va vers les autres (Diane).
Les règles de vie : le bilan à propos des enfants semble tourner sur leur conduite en classe : je vais regarder tout ce qui est au niveau du comportement (Diane), plus généralement le respect des règles de vie (Cathy).
La participation : un aspect à aborder dans cet entretien est le niveau d’engagement de l’enfant, [...] si c’est un enfant qui parle facilement, s’il est timide (Diane); en synthèse : la participation en classe (Cathy).
L’entretien aborde également des thèmes qui n’appartiennent pas aux rubriques du bulletin scolaire de la première année de l’école enfantine, mais à celles de la deuxième année (donc à une prescription qui vise des élèves d’un autre niveau) :
Le travail scolaire : autour d’activités précises comme le dessin, s’il a de la peine à dessiner, de le faire dessiner, au niveau du bricolage (Diane), puis le rythme de travail (Cathy) et la discussion des productions de l’enfant : On montre le classeur, on montre les dessins (Emma).
L’autonomie : deux enseignantes (Cathy et Diane) signalent l’importance que l’enfant puisse faire par lui-même des choses simples, au profit de l’autonomie (s’habiller, par exemple).
De façon un peu plus marginale, certaines enseignantes déclarent aborder :
Le registre de langue : dans un contexte marqué par des langues familiales autres que celle de l’école, une enseignante dit : Je vais regarder au niveau de la langue, en essayant d’encourager à raconter des histoires, aussi dans leur langue maternelle (Diane).
Le bien-être de l’enfant : celui-ci se cristallise à travers l’essai de toujours parler de l’alimentation, et du sommeil (Emma).
4.2 Autour du travail réel
4.2.1 Les dynamiques organisationnelles et le déroulement de l’entretien
Les rapports d’observation et les enregistrements audio des 6 entretiens individuels permettent d’identifier une structuration en trois temps : un premier qui pose le cadre; un deuxième, de déroulement de l’entretien et un troisième consacré à la clôture de l’entretien.
En ce qui concerne le premier temps des entretiens individuels, il est possible de repérer un certain nombre d’éléments de cadrage : salutations, questions de politesse, questions diverses; installation/préparation de l’espace; participation/intégration des membres de la famille; explicitation des objectifs et des contenus; explicitation du fonctionnement :
La deuxième temporalité, liée au déroulement de l’entretien, présente les éléments suivants : prélèvement d’informations, création d’un langage en commun, constatation des processus d’apprentissage, constatations des difficultés, relativisation, demandes de support familial :
Enfin, le troisième temps de l’entretien regroupe des éléments autour d’une synthèse générale, marquée par les rappels et quelques projections sur la suite de l’année scolaire : bilan final, invitation à s’exprimer, contact par la suite, bulletin scolaire et salutations, éléments de politesse :
On peut observer que cette dynamique organisationnelle présente un nombre non négligeable de régularités au sein des pratiques individuelles des enseignantes, ainsi que des éléments clairement évoqués dans les diverses prescriptions (notamment dans les bulletins scolaires : progrès de l’élève, respect des règles…) ainsi que dans les objectifs et contenus déclarés par les enseignantes lors de l’entretien de recherche.
4.2.2 Les contenus constatés
Les contenus abordés durant l’entretien ont également été identifiés : les comportements, les apprentissages et l’environnement familial, comme le montre le tableau ci-dessous :
En ce qui concerne la répétition de ces contenus durant les entretiens, cela dépendra, à des degrés différents, du critère de l’enseignante (ce qu’elle estime pertinent), de la réaction de chaque famille et des difficultés spécifiques de chaque enfant. Toutefois, il est possible de repérer comme étant les contenus les plus convoqués par les enseignantes les comportements et les apprentissages (très en lien avec les prescriptions) sous toutes leurs formes ainsi que l’environnement familial sous la variante correspondances.
4.2.3 Les rôles implicites/explicites des acteurs
Nous traiterons ici des enseignantes, des enfants et des référents familiaux.
Les enseignantes : sans aucun doute, ce sont les enseignantes qui pilotent l’entretien individuel. Cette facette prescrite et obligatoire est assumée comme une activité propre au travail enseignant. Jouant leur rôle professionnel, les enseignantes explicitent leur contribution à l’éducation de l’enfant par la différenciation entre les apprentissages à favoriser au sein de l’école (la langue française, l’écriture), en contraste avec d’autres appartenant plutôt à la maison (la langue maternelle) ou, encore, à développer en collaboration (autonomie : s’habiller, se moucher).
Les enseignantes font part de la scolarité de l’enfant aux référents familiaux (mère, père, grande soeur) sur le plan des comportements et des performances scolaires, avec, effectivement, une dynamique proche du diagnostic médical repéré par MacLure et Walker (2000). Cependant, au-delà du champ des apprentissages, l’expertise à propos de l’enfant est partagée avec les membres de la famille : tout jugement des enseignantes sur les éléments transversaux à l’espace scolaire et à l’espace familial (motricité, autonomie) peut être questionné ou relativisé (voire réfuté) par l’un des référents familiaux, en fonction des constatations que ces derniers peuvent réaliser à la maison. Tout de même, les enseignantes se font écouter par les familles : les conseils visant l’amélioration de certaines performances des élèves semblent être retenus par les parents, fait qui conforte le rôle des enseignantes.
Les enfants : si la présence des enfants n’est pas explicitement sollicitée dans les invitations aux entretiens adressées aux parents, elle n’est pas non plus interdite. Autrement dit, les parents arrivent avec ou sans leurs enfants. Lorsqu’un enfant est présent, ce sont les enseignantes qui vont décider de sa place durant l’entretien : en participant activement (préparer la table et des chaises, répondre aux questions qui leur sont directement adressées) ou pas du tout (envoyés jouer dans un autre coin de la salle ou dans la salle à côté), cette dernière étant la pratique la plus fréquente pour les cas des entretiens individuels observés.
Les référents familiaux : parents, frères et soeurs et adultes référents sont explicitement ou implicitement invités à participer, souvent sous une forme très directive (demande d’informations). Cependant les membres des familles, avec quelques variations liées peut-être à leur personnalité, écoutent les constats, les valident ou les relativisent à partir des constats réalisés à la maison. De cette manière, les référents familiaux semblent assumer trois postures : acquiescer (acceptation des constats de l’enseignante), nuancer (affirmant qu’à la maison le constat est différent ou qu’il dépendra du contexte) ou collaborer (assurant la mise en pratique à la maison), ces postures n’étant ni exclusives ni excluantes les unes des autres.
4.3 Du repérage d’une hypothèse aux savoirs mobilisés
4.3.1 Prescription, déclaration, travail réel : une synthèse
D’une part, l’entretien comme facette du travail enseignant présente des liens forts sur les trois dimensions étudiées (prescriptions, déclarations, travail réel). Ces liens se tissent notamment autour des contenus de l’entretien qui ont une cohérence très forte, comme l’illustre le tableau 7 ci-dessous.
De même, le travail des enseignants auprès des parents est prescrit comme obligatoire […] les introduire à l’institution scolaire et les informer de manière régulière ou, si la nécessité s’en fait sentir, de la situation scolaire de leur enfant (voir tableau 1a, document 4). Le rôle d’introductrices est assumé et accompli par les enseignantes durant cet entretien. Malgré cela, lors de l’entretien individuel, l’introduction à l’institution scolaire se fait très rapidement (peut-être en complémentarité avec d’autres informations données préalablement durant les interactions informelles ou lors de la réunion de rentrée).
D’autre part, étant donné que les prescriptions restent floues, l’importante marge de manoeuvre permet la mobilisation du critère professionnel des enseignantes. Malgré la spécificité des pratiques d’entretien individuel, il est possible de repérer au moins deux aspects transversaux :
Les dynamiques organisationnelles qui, n’étant pas prescrites, fixent l’entretien naturellement d’une durée d’une vingtaine de minutes. Comme nous l’avons déjà signalé, l’entretien est structuré en trois temps (cadrage, déroulement, clôture), où la visée de l’école est celle qui prime : l’enfant comme élève, son apprentissage, ses difficultés. Les propos de l’une des enseignantes en sont une illustration : On va passer vingt minutes ensemble pour parler de la scolarité de Laure. On va regarder les choses qui sont bien et les choses à améliorer (Diane).
La projection évaluative, où l’importance donnée aux apprentissages tisse une confusion possible entre rendre compte des progrès et l’évaluation des apprentissages, privilégiant la perspective de l’école sur l’élève et accordant aux parents une place proche de celle d’un auditeur. Les enseignantes ne font pas qu’un état des lieux des processus d’apprentissage, mais elles préparent les parents à l’évaluation de la fin du processus annuel des enfants, voire à l’évaluation de la deuxième année d’école enfantine. Effectivement, les rubriques évoquées par les enseignantes et constatées d’ailleurs dans leurs pratiques tels qu’autonomie, niveau de langue et travail scolaire, sont des composantes du bulletin du niveau supérieur. Cet aspect est saisissable dans les mots de l’une des enseignantes : Comme vous avez dit, à la maison il dessine, ça c’est bien. Vous pouvez aussi lui donner à découper, faire des choses avec les mains (Cathy).
4.3.2 D’une typologie à une hypothèse compréhensive
Le corpus empirique analysé permet d’observer la mobilisation d’un certain nombre de savoirs durant l’entretien individuel, c’est-dire des éléments qui permettent aux enseignantes d’interagir avec les référents familiaux durant cette facette du travail. Ces savoirs peuvent être formalisés en deux types : fonctionnels (procéduraux, sociaux) et de métier (travail de l’élève, normalité, rôles, modalités d’apprentissage, élève-enfant) :
Ces savoirs mobilisés durant les entretiens individuels se présentent comme valides; soit par l’emploi/mobilisation soit par la verbalisation explicite, ces éléments qui guident l’action peuvent être interprétés comme des connaissances professionnellement adéquates. Contrairement à l’idée des savoirs conçus comme des vérités du métier et, par là même, très fortement ancrés, les enseignantes ont tendance à relativiser très rapidement certains de ces savoirs (voir le tableau 4, élément relativisation).
Même si l’on peut considérer ce phénomène d’affirmation/relativisation des savoirs comme purement stratégique (garder un certain équilibre durant l’entretien, en négociant certaines choses auprès des familles), il semble que cela rende compte d’une nature propre aux savoirs que l’on pourrait qualifier de composites : d’une part, fermés, déclarés ou mobilisés dans l’action; d’autre part, infirmés, ouvert ou évolutifs.
Cette hypothèse générale permet d’avancer vers une visée compréhensive des savoirs, selon la force avec laquelle ceux-ci sont revendiqués dans l’action par les enseignantes. D’une part, il semblerait que la force est d’autant plus importante quand les savoirs relèvent du champ du métier (travail scolaire, normalité, rôles, modalités d’apprentissage) où le rôle professionnel de l’enseignant est davantage en jeu. Cependant, les savoirs relatifs à la tension élève-enfant semblent mettre en évidence la double appartenance de l’élève à un espace scolaire et à un espace familial; ces savoirs ont un tout autre statut : ils représentent la porte d’entrée à la relativisation de tout autre savoir dû à leur transversalité. D’autre part, les savoirs liés au champ fonctionnel (procéduraux, sociaux) semblent plus négociables, tout en étant réaffirmés. Ce qui permet la modélisation montrée par la figure 1.
Ainsi compris, nous défendons l’idée selon laquelle les savoirs identifiés possèdent des fonctions différentes : les savoirs centraux apportent à l’entretien individuel le regard de l’enseignant en tant que professionnel, les savoirs procéduraux permettent la mise en place et le déroulement de l’entretien dans de bonnes conditions et les savoirs transversaux permettent, de par leur plasticité, de relativiser et de mettre en tension ces savoirs avec ceux des référents familiaux. Éventuellement, l’interaction de ces différents savoirs pourrait contribuer à la mutation, à l’actualisation et au développement de tout le système de savoirs des enseignantes et au potentiel déplacement de ceux-ci, de savoir procédural à savoir central ou de savoir transversal à savoir central.
Ce système de savoirs peut être modélisé comme suit à la figure 1 :
5. Discussion des résultats
5.1 L’entretien individuel : nouveau constats
Dans une certaine complémentarité avec les avancées présentées par d’autres travaux de recherche sur l’entretien entre les enseignants et les familles (Baker et Keogh, 1995; Bazarra Rodríguez et al., 2007; Howard et Lipinoga, 2010; MacLure et Walker, 2000; Scalambrin et Ogay, 2014), l’analyse menée semble apporter des éclairages supplémentaires détaillés ci-dessous.
5.1.1 Les dynamiques organisationnelles des entretiens
Les résultats montrent que les enseignantes animent des entretiens individuels qui possèdent une structure relativement invariante (cadrage, déroulement, clôture) et centrée sur les difficultés dans les processus d’apprentissage des élèves.
5.1.2 Les rôles différenciés des acteurs
Les enseignantes jouent le rôle de pilotage de l’entretien, en étant souvent écoutées sans réplique de la part des référents familiaux. Cependant, quand il s’agit de la description d’éléments pouvant être contrastés avec ce que l’on peut constater à la maison, certains parents n’hésitent pas à exprimer leur désaccord. Cela dit, la question linguistique liée à la maîtrise du français de la part des référents familiaux peut aussi expliquer ce phénomène : les limites imposées par un faible niveau de français jouent certainement contre l’expression de potentiels désaccords.
5.1.3 La cohérence entre les contenus prescrits, déclarés et le travail réel
Comme nous l’avons souligné plus haut, (voir tableau 7), nous constatons un important niveau d’ajustement entre les contenus prescrits, les déclarations des enseignantes sur l’entretien individuel et le travail enseignant durant les entretiens. Cela mène à penser que, malgré la relative nouveauté de ces prescriptions et de leur caractère imprécis et flou, les pratiques des enseignantes sont très cohérentes avec les prescriptions.
5.1.4 Le glissement possible entre l’état des lieux des processus d’apprentissage et l’évaluation
Même si les enseignantes revendiquent que l’entretien individuel n’est pas un échange autour de l’évaluation des processus d’apprentissage, le risque existe qu’il y ait un glissement du bilan sur les processus d’apprentissage, davantage descriptif et formatif, vers l’évaluation. Malgré leur vigilance et la relativisation faite par les enseignantes vis-à-vis de certains de leurs propos, en s’appuyant sur les critères évaluatifs de la première année d’école enfantine et même sur ceux de la deuxième année, elles peuvent donner l’impression aux familles d’être face à une pré-évaluation. Cela peut prêter à confusion, car la signature du bulletin du premier semestre, attestant d’un échange et non d’une évaluation de l’élève, se fait, dans tous les cas, durant ce premier entretien.
5.1.5 Les savoirs mobilisés durant l’entretien individuel
Selon notre hypothèse, les savoirs mobilisés par les enseignantes durant l’entretien individuel présentent une nature composite liée à la force et à la fonction des savoirs (centraux, périphériques et transversaux). Il sera utile, dans une phase ultérieure de la recherche, de pouvoir croiser ces savoirs à ceux des familles. Il sera alors possible 1) de rendre compte des savoirs de l’espace familial, notamment dans ce contexte interculturel et 2) de complexifier le système des savoirs mobilisés durant l’entretien individuel, ce qui peut être une manière d’accéder à la rencontre entre la culture scolaire et la culture des familles.
5.2 L’entretien individuel : variations des pratiques et limites méthodologiques
5.2.1 Des variations des pratiques aux nouveaux questionnements
En ce qui concerne les différences entre les pratiques de ces enseignantes durant l’entretien individuel, c’est durant deux des trois temporalités de l’entretien individuel que l’on peut constater l’existence de variations. Durant la première (éléments de cadrage), l’explicitation du fonctionnement de l’entretien individuel est absente chez Anne et Emma, les enseignantes les moins expérimentées, contrairement à Cathy et Diane qui le font systématiquement. En revanche, Cathy est la seule à ne pas expliciter les contenus de l’entretien. Parallèlement, lors de la deuxième temporalité (déroulement), on constate que la demande de soutien de la part des familles n’est pas homogène : tandis que le duo Anne-Emma et Diane n’hésite pas à solliciter les référents familiaux afin de renforcer certains apprentissages, Cathy, l’enseignante la plus expérimentée, ne le fait pas. Cependant, ces constatations n’étant que ponctuelles, on ne peut pas associer le niveau d’expérience professionnelle à des pratiques spécifiques.
Dans quelle mesure les enseignantes tiennent-elles compte de la diversité culturelle des familles ainsi que de leurs croyances ou connaissances préalables et éventuellement différentes de l’actuel processus de scolarisation? Aborder ce questionnement pourrait contribuer à l’analyse fine de l’origine des savoirs mobilisés durant les entretiens, à la façon dont ils ont été construits et au repérage des différences liées à l’expérience des enseignantes dans un contexte professionnel interculturel.
5.2.2 Limites méthodologiques
Dans le cadre de ce travail d’analyse, il est important de signaler certaines limites sur le plan méthodologique. L’accès à la signification en première personne des acteurs sur les pratiques réelles à travers, par exemple, l’entretien d’autoconfrontation (Mollo et Falzon, 2004) ou l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994), aurait participé au repérage des processus professionnels à l’oeuvre durant l’entretien individuel. De même, ces méthodes auraient pu dévoiler la genèse des savoirs professionnels et les liens entre ceux-ci et l’expérience professionnelle.
Ces limites représentent de nouvelles perspectives à explorer dans les prochains travaux qui analyseront notamment la totalité des données récoltées dans la recherche Construction de la relation entre les familles et l’école-COREL.
6. Conclusion
Cette contribution avait comme objectif l’identification des dynamiques organisationnelles et des savoirs mobilisés par les enseignantes durant les entretiens individuels enseignant-famille. Pour ce faire, nous avons étudié les liens entre les prescriptions officielles, les déclarations des enseignantes sur l’entretien individuel et le travail réel durant celui-ci. Sur la base d’une étude ethnographique, alimentée par des entretiens auprès des enseignantes, des observations et des enregistrements audio des entretiens individuels réalisés par les enseignantes auprès des parents d’élève, ainsi que par une recherche documentaire, l’analyse s’est centrée sur les entretiens individuels réalisés par 4 enseignantes, dont deux travaillant en duo, en quête du repérage de catégories d’action. Les données ont permis d’identifier trois temporalités (une première qui pose le cadre, une deuxième de déroulement et une troisième de clôture), avec des éléments précis (voir tableau 3, 4 et 5). Parallèlement, nous avons relevé que les contenus de l’entretien enseignant-familles portent principalement sur les comportements, les apprentissages et l’environnement familial (tableau 7).
Enfin, une typologie de savoirs mobilisés a été formalisée : celle-ci est constituée par des savoirs de type fonctionnel (procéduraux, sociaux) et de métier (travail de l’élève, normalité, rôles, modalités d’apprentissage et élève-enfant), comme le détaille le tableau 8.
En accord avec la démarche abductive visant à l’émergence d’une hypothèse compréhensive a posteriori, (Nunez Moscoso, 2013), les données ont permis de mettre au jour la nature composite des savoirs mobilisés, à la fois affirmés et relativisés dans l’action. Ces savoirs sont conçus et modélisés comme un système de savoirs dont trois types sont identifiables : les centraux, les périphériques et les transversaux (figure 1).
Cette recherche ouvre une réflexion praxéologique sur l’intérêt de revoir la place de l’entretien individuel dans la formation des enseignants et dans l’accompagnement au sein des établissements scolaires, afin de mener à bien cette facette du travail enseignant et de veiller aux attentes des parents et aux besoins spécifiques de ceux-ci (linguistiques, communicationnels, culturels). D’autre part, de nouvelles pistes de recherche projettent nos prochaines études sur deux voies : l’approfondissement de l’entrée en première personne, en accordant une place plus importante au vécu des enseignants dans le cadre de l’analyse du travail in situ et l’étude des savoirs des référents familiaux, dans la finalité de complexifier et compléter le système de savoirs, ici exclusivement centré sur l’un des acteurs dans la relation école-famille.
Parties annexes
Annexes
Annexe 1. Recherche COREL – informatif adressé aux parents
Quand l’enfant devient élève
Une recherche sur l’entrée à l’école enfantine
Votre enfant va bientôt entrer à l’école enfantine ! C’est un moment important pour lui, et pour vous aussi sans doute. Seriez-vous d’accord de partager votre expérience avec nous ?
Nous réalisons une recherche à l’école pour voir comment cela se passe pour les familles dont le premier enfant entre à l’école enfantine. En particulier, nous voulons observer comment se construit la relation entre les parents et les enseignantes d’école enfantine. Nous avons l’autorisation des autorités scolaires du canton et de la commune pour réaliser cette recherche. Nous espérons que notre recherche sera utile pour la formation des futurs enseignants.
Nous aimerions avoir avec vous un entretien avant le début de l’école enfantine, en mai ou juin, puis un entretien vers le mois d’octobre, et un dernier entretien vers la fin de l’année scolaire. Il s’agit d’entretiens d’une heure environ, à votre domicile ou dans un autre lieu qui vous conviendrait. Si vous le souhaitez, nous pouvons organiser la présence d’un interprète formé. En plus des entretiens que nous aurons avec vous, nous ferons des observations à l’école, pendant les premiers jours d’école. Nous observerons aussi la réunion des parents et les entretiens que vous aurez avec l’enseignante de votre enfant.
Les informations que vous confierez sont très précieuses à nos yeux, nous veillerons à ce qu’elles restent confidentielles. Nous aimerions enregistrer les entretiens, cela nous permettra de les écrire par la suite, mais les enregistrements ne seront ensuite plus utilisés. Les informations que vous nous aurez confiées ne seront pas communiquées directement aux enseignantes ni aux autorités scolaires. Si vous le souhaitez, vous pourrez avoir accès aux données et aux analyses vous concernant. L’équipe de recherche vous proposera un retour sur les résultats, sous la forme d’un moment d’échange avec les autres familles qui participent et l’équipe de recherche.
C’est vous qui décidez de votre participation à la recherche. Si vous le souhaitez, vous pourrez l’interrompre à tout moment. Le budget limité de la recherche ne permet pas de vous rétribuer pour votre participation. Par contre, nous espérons pouvoir vous offrir, avec ces entretiens, un lieu d’échange autour de cette première année d’école de votre enfant.
Nous vous remercions chaleureusement de votre attention et espérons avoir le plaisir de pouvoir suivre avec vous la première année d’école de votre enfant. Nous nous permettrons de vous contacter ces prochains jours pour savoir si vous nous donnez votre accord et fixer un rendez-vous.
Annexe 2. Contenus des guides d’entretien auprès des enseignantes et d’observation des entretiens individuels enseignant-familles
Remerciements
Cet article a été produit dans le cadre d’un séjour postdoctoral financé par le Bureau des relations internationales de l’Université de Fribourg, Suisse, en partenariat avec l’équipe menant le projet Quand l’enfant devient élève, et les parents, parents d’élèves. Construction de la relation entre les familles et l’école lors de l’entrée à l’école (Corel, financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique). Ce projet est coordonné par la Professeure Tania Ogay (Département des Sciences de l’éducation de l’Université de Fribourg, en association avec le ZeFF (Universitäres Zentrum für frühkindliche Bildung Fribourg). Nous remercions l’ensemble des collaborateurs : Loyse Ballif (Haute école pédagogique de Fribourg), Loana Cettou, Laure Scalambrin, Xavier Conus et Laurent Fahrni (Université de Fribourg), Valérie Hutter, Nilima Changkakoti et Carole Veuthey (Université de Genève).
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