Résumés
Résumé
Une des grandes particularités du monde moderne est sa complexité et sa forme informelle. Les réponses qu’on cherche à cette complexité sont elles-mêmes très diverses. L’enjeu est alors, en éducation, de repérer des réponses culturelles pertinentes. Il s’agira ici, à partir d’un corpus restreint d’oeuvres de littérature de jeunesse destinées à la petite enfance, d’évaluer des configurations structurantes. Nous verrons que des récits très variés soutiennent des réponses substantielles et accessibles à des interrogations fondamentales. La littérature de jeunesse ouvre ainsi, concrètement et sensiblement, une voie pour l’inscription des jeunes enfants dans le monde.
Mots-clés :
- albums,
- petite enfance,
- oeuvres ouvertes,
- thèmes existentiels,
- éducation
Abstract
One of the major features of our modern world is its complexity and « informal » form. The “answers” to this complexity are various too. The educational issue would then be to identify relevant cultural solutions. Based on a chosen sample corpus of literature for young learners, the author will assess specific structuring configurations. We shall see that varied narratives have substantial and accessible responses to fundamental questioning. Literature for youth would then significantly broaden a way to engage young children into the world.
Keywords:
- picture books,
- early childhood,
- “open works”,
- existential topics,
- education
Resumen
Una de las grandes particularidades del mundo moderno es su complejidad y su forma informal. Las respuestas que uno busca a esta complejidad son también muy diversas. Es decir que en educación, el reto consiste en identificar respuestas culturales pertinentes. Se tratará en este artículo, a partir de un corpus limitado de obras de literatura infantil dirigidas a la primera infancia, de evaluar configuraciones estructurantes. Veremos que unos relatos muy variados sostienen respuestas sustanciales y asequibles a interrogaciones fundamentales. Así, la literatura infantil abre camino, concretamente y notablemente, a la integración de los niños pequeños en el mundo.
Palabras clave:
- álbumes,
- primera infancia,
- obras abiertas,
- temas existenciales,
- educación
Corps de l’article
1. Introduction et problématique
L’objectif de cette étude est de repérer certaines configurations narrativo-sémantiques – à la fois atypiques et formatrices – auxquelles peuvent accéder les enfants d’âge maternel dans des albums de littérature de jeunesse. Cette étude fait suite à d’autres travaux, portant notamment sur le miroir que les albums jouant avec la structure du conte traditionnel présentent aux enfants à l’heure de la recomposition familiale (Hétier, 1999b), ou sur la place de l’altérité dans les contes (Hétier, 2007, 2011). De quel type de configuration s’agit-il ici ? Nous repérerons quatre paramètres constitutifs de la configuration qui nous intéresse : la présence d’un thème existentiel, la nature ouverte de l’oeuvre, son accessibilité pour les jeunes enfants, le pari éducatif soutenu par l’oeuvre.
1.1 Présence d’un thème existentiel
Au sein d’une production foisonnante, certaines oeuvres se distinguent par la place faite à des thèmes existentiels. Les très jeunes enfants ne sont habituellement pas confrontés à de tels thèmes dans les productions culturelles qu’on leur destine, du fait d’un choix éducatif qui consiste à protéger leur sensibilité (Yalom, 2008). Des thèmes aussi questionnant que la mort ou la solitude peuvent ainsi trouver place dans les albums qui vont faire l’objet, ici, d’une analyse. De plus, on sera attentif au fait que le traitement de ces thèmes existentiels est volontiers réaliste, et peut ainsi tourner le dos à l’enchantement ou à l’édulcoration plus habituels aux oeuvres destinées à cet âge, et à la présumée innocence des jeunes enfants (Benert et Clermont, 2011). Ce réalisme narratif semble enfin contrebalancé par la figuration, dans les jeux plastiques, et au-delà, dans un encouragement à la créativité, ce qui contribue ainsi à ouvrir de nouvelles voies de subversion du réel.
1.2 Nature ouverte de l’oeuvre
Les thèmes évoqués peuvent être traités de façon ouverte, laissant une place très significative à l’enfant. Cette place laissée à l’enfant prend deux formes éventuellement complémentaires. Sous une première forme, l’enfant récepteur peut s’identifier à un enfant protagoniste qui se retrouve en proie à une difficulté ou à un questionnement existentiels, sans solution immédiate ou évidente. La figure du recours (protecteur ou sauveur), omniprésente dans les récits traditionnels, s’efface, et il n’y a pas, d’une façon générale, de dissolution du problème (par une solution magique ou providentielle). Sous une seconde forme, l’enfant récepteur est sollicité en tant que récepteur-interprète, l’interprète qu’il peut déjà être, quel que soit son âge. Les auteurs laissent ainsi à la charge du jeune récepteur une partie de la construction du sens du récit. Le jeu s’enrichit encore, quand, parfois, le récepteur accède à des signes et à un sens, qui échappent manifestement au protagoniste. Cette ouverture des oeuvres, laissant éventuellement place à une indétermination du sens, pose une question vive en éducation : faut-il prendre le risque de confronter les enfants au désordre du monde ? En éducation, il s’agit bien de mettre de l’ordre dans le chaos (Bettelheim, 1976), nous y reviendrons au point 4. Or, le contexte dans lequel grandissent les enfants est lui-même troublé, voire informe (Ricoeur, 1983). Les grands récits sont affaiblis (Lyotard, 1979), le monde en proie au désenchantement (Gauchet, 1985). Il n’y a plus d’ordre qui s’impose en toute évidence. Mais, s’il n’y pas de solution, du moins y a-t-il des réponses. Dans cette optique, être acteur, c’est alors développer de nouvelles potentialités interprétatives ; c’est, suivant Yalom (2008), d’abord changer son regard.
1.3 Accessibilité de l’oeuvre pour les jeunes enfants
La rencontre intrigante entre petite enfance et épreuve existentielle dans des récits ouverts n’est envisageable qu’à une condition. Cette condition est que la rencontre ouverte entre questionnement existentiel et petite enfance soit rendue accessible par des oeuvres adaptées. Cela représente une sorte de défi artistique pour les auteurs associant la gravité de leur sujet et la légèreté de leur mise en forme (rondeur des personnages, couleurs, simplicité du texte et du lexique, brièveté du récit, etc.), ce qui n’est possible qu’à partir du moment où des auteurs s’affranchissent des carcans traditionnels de l’image de l’enfance, comme de l’image pour les enfants (Renonciat, 2007).
1.4 Pari éducatif, soutenu par l’oeuvre, que l’enfant est capable de trouver une solution
Si nous nous arrêtions aux trois premiers traits, il serait à craindre que de telles oeuvres aient pour effet essentiel de désorienter le jeune enfant, voire d’alimenter ses angoisses (que son environnement éducatif cherche, à bon droit, à apaiser). Or, du moins pour certaines d’entre elles, les auteurs, sans résoudre ni dissoudre le problème existentiel posé, placent l’enfant récepteur en position d’accueillir des réponses, et mieux encore, d’en produire, comme nous l’avons évoqué au point 2. Nous identifions ici un pari d’éducabilité (Meirieu, 1991). Qu’est-ce à dire ? Sur le plan narratif, le jeune récepteur est en position de se projeter dans l’expérience d’un protagoniste (la plupart du temps un petit) qui puise dans ses propres ressources pour absorber l’épreuve à laquelle il est confronté. Mais le même enfant est aussi invité à mobiliser des compétences interprétatives, pour traiter notamment des contradictions manifestes entre texte et image, ou produire lui-même un sens qui échappe au protagoniste. À ces deux niveaux, le jeune enfant semble engagé, en tant que sujet capable (Ricoeur, 1990). Capable de s’imaginer autonome dans l’action, capable d’interpréter des actions et des événements, capable enfin d’interpréter les oeuvres elles-mêmes : encore une fois, l’enfant est ainsi engagé à former activement des compétences.
La problématique de cette étude est donc la suivante : quelles sont les caractéristiques d’albums de littérature de jeunesse destinés aux jeunes enfants qui tiennent un certain pari éducatif (Prince, 2009), tout en abordant des thèmes existentiels de façon à la fois accessible et ouverte ? Notre approche s’inscrit de façon centrale dans une visée et une compréhension éducatives de cet enjeu existentiel. Sur une question à multiples facettes, la mobilisation de ressources pluridisciplinaires est nécessaire. L’objet de référence, l’album de littérature de jeunesse, est lui-même complexe, notamment parce qu’il met en jeu texte et images, et suppose un éclairage à la fois narratologique et sémiotique. Mais il ne s’agit pas ici d’une approche strictement littéraire, qui se centrerait sur les caractéristiques des oeuvres, viserait à opérer une typologie des oeuvres (Adam, 2005), sans interroger les enjeux d’éducation/de formation associés (nous ne dissocierons pas les deux termes dans le cadre de cette étude), non plus que d’une approche en didactique de la littérature, qui serait centrée sur les conditions de compréhension des textes, de leurs formes, leurs genres et leurs styles, ni de la mise en oeuvre des programmes scolaires en matière de littérature (Poslaniec, 2009 ; Tsimbidy, 2009). D’un certain point de vue, notre présent travail se rapproche de la théorie de la réception (Eco, 1965, 1988). Toute oeuvre littéraire est ouverte en ceci qu’elle recèle des mondes possibles et favorise les multiples actualisations que le récepteur produit lui-même. Cependant, ce qui nous intéresse plus précisément ici, c’est un certain paradoxe par lequel des oeuvres particulièrement ouvertes, dont le sens est parfois indéterminé, sont proposées aux enfants les plus jeunes.
Quelle sera alors notre référence principale ? En cohérence avec la préoccupation d’une finalité éducative/formative, notre réflexion sera d’ordre philosophique : il s’agit, en analysant des oeuvres atypiques proposées aux enfants, de savoir en quoi elles peuvent contribuer à une éducation, et quel est, le cas échéant, l’horizon de cette éducation. Cette visée doit cependant être distinguée des pratiques pédagogiques à visée philosophique à partir de la littérature de jeunesse (Chirouter, 2010), qui ont pour but notamment la formation de l’esprit critique. D’une façon générale, il ne s’agit pas de rendre compte d’une expérience faite auprès des enfants, pour tenter de savoir comment ceux-ci accueillaient les albums étudiés, et quels effets ces albums pouvaient produire sur leur fonctionnement psychologique, mais bien d’analyser les réponses aux problèmes existentiels que ces oeuvres proposent de construire.
Les enjeux existentiels dont il est question (la mort, la séparation, l’absence de sens, la liberté) ont d’abord été pris en charge par les cultures traditionnelles, puis par la philosophie antique (Hadot, 1995) et les religions. Avec l’essoufflement des grands récits, la dimension psychique de ces questions existentielles est en quelque sorte mise à nue, comme en témoigne le travail de Yalom (2008), qui recueille la parole de patients en psychothérapie et en montre la dimension existentielle. Pour les enfants les plus jeunes, une médiation comme celle des albums peut être pertinente, pourvu qu’elle soit à la fois accessible et ouverte tout en traitant des questions existentielles, ce qui suppose la conciliation originale d’une gravité existentielle et d’une légèreté nécessaire à la recevabilité par les plus jeunes. Les solutions traditionnelles, pour leur part, et les réponses habituelles des adultes aux jeunes enfants se renforcent mutuellement pour promouvoir le recours à un sauveur (Yalom, 2008). Quelles solutions peuvent alors être promues en dehors de la sécurité offerte par un sens déjà là ? Comment de nouvelles oeuvres s’affranchissent-elles d’une forme narrative rassurante sans pour autant sacrifier à la déréliction, au cynisme ou au non-sens ? La réponse à une telle question réclame une herméneutique, qui doit notamment repérer quels types de recours sont mis en avant dans cette double condition : présence d’un problème existentiel et absence de (dis)solution du problème.
À partir d’un croisement des thèmes existentiels analysés par Yalom (2008) et des trois formes de traitement narratif que nous avons repérées (traitement naturaliste, figuratif ou métaphorique, voir plus loin), nous analyserons quelques oeuvres en fonction de leurs caractéristiques plastiques, textuelles et de format, qui répondent des trois caractéristiques que nous avons explicitées : leur accessibilité (pour les enfants d’âge maternel), leur affrontement à un des quatre thèmes existentiels cités, et leur façon de proposer, le cas échéant, sans recourir à un tiers secourable ou à un sens déjà là, une solution, conciliant ainsi ouverture et étayage.
2. Contexte théorique
2.1 Les thèmes existentiels
Le repérage des thèmes existentiels se fera à partir de l’oeuvre maîtresse d’Irvin Yalom, Thérapie existentielle, à l’intersection de la psychologie humaniste et de la référence philosophique. En contexte éducatif normal et à destination d’enfants très jeunes, il s’agit d’abord de donner forme à des réponses possibles (plutôt que d’armer une réflexion conceptuelle, du type qu’est-ce que la liberté ?). Quatre thèmes sont recensés : la mort, la liberté, l’isolement, l’absence de sens. Le thème de la liberté comme celui de l’isolement se déclinent en deux sous-thèmes : la responsabilité et le vouloir, pour le premier ; être séparé des autres, être coupé (d’une partie) de soi, pour le second. Nous retiendrons les quatre grands thèmes dans l’ordre suivant : la mort, l’isolement, la liberté/responsabilité, et enfin l’absence de sens, présentés ci-après.
Le thème de la mort provoque généralement un certain déni, notamment quand on s’adresse aux enfants, du moins, en littérature de jeunesse, jusqu’à une époque récente (Porcar, 2006). Cette tendance à la marginalisation, voire ce recouvrement culturel de questionnements existentiels fondamentaux, justifie qu’on porte une attention particulière aux oeuvres culturelles qui les prennent en charge tout en étant destinées à la petite enfance. Nous serons attentifs à la façon dont le problème de la mort donne lieu à la construction d’une réponse dans les albums étudiés.
Le thème de l’isolement est traditionnellement mieux intégré dans les récits auxquels accèdent habituellement les enfants. Pensons notamment aux nombreux récits traditionnels évoquant la condition d’orphelin. L’expérience de l’isolement, sous ses différentes nuances affectives, affleure plus aisément dans les représentations culturelles : sans doute est-elle moins exposée au déni qu’elle est, à proportion, plus accessible à la possibilité d’une réparation. Se retrouver après s’être perdu est, surtout en contexte postmoderne, nettement moins inatteignable que de retrouver celui ou celle qu’on a perdu (au sens, cette fois, du décès). Il s’agira pour nous de repérer quelles issues sont proposées à cet isolement dans les albums étudiés.
Le thème de la liberté pose question autant du point de vue philosophique que du point de vue juridique, à la mesure dont on peut estimer qu’il est hétérogène à la condition enfantine (Renaut, 2002 ; Youf, 2002). Sans spéculer ici sur une émancipation de l’enfance, il nous semble pertinent de redescendre à un niveau plus primitif, auquel le concept de capabilité (Sen, 2002 ; Ricoeur, 2004) et les théories de l’action (Baudouin et Friedrich, 2001) s’attachent, et qui peut être relié au pari d’éducabilité. L’inquiétude existentielle corrélative comporte deux faces : celle de l’impuissance devant un événement ou un enchaînement d’événements, celle de la responsabilité d’un événement ou d’un enchaînement d’événements par lesquels on est dépassé. Vis-à-vis de ce thème, notre attention devra se dédoubler, dans la mesure où il présente des enjeux symboliques (en suivant le protagoniste de l’album, que nous est-il suggéré de faire de cette liberté ?), mais aussi des enjeux sémantiques (devant une oeuvre ouverte, au sens indéterminé, que faire de notre liberté de récepteur ?).
Le thème de l’absence de sens porte à son comble le dédoublement que nous venons d’évoquer. Du point de vue symbolique, ce thème émerge sur les ruines des grands récits, et est aiguisé, en plus de la curiosité naturelle, par l’évolution de la place des enfants vis-à-vis du savoir (Postman, 1996 ; Buckingham, 2010). L’accessibilité des dispositifs communicationnels peut notamment contribuer à une sortie prématurée de l’enchantement par une distanciation rationnalisante (second degré, scepticisme, caricature, voire cynisme) et, symétriquement, par une précipitation de la confrontation à la violence et à la sexualité (dont l’enfant est censé être protégé pour se construire). Du point de vue sémantique, on peut constater l’apparition récente de productions culturelles destinées à la jeunesse et perturbant le contrat sémantique habituel : récits absurdes ou inachevés ou au sens indécidable, humour noir, etc. Sur ce plan sémantique, on peut encore distinguer des oeuvres ouvertes (Eco, 1979) qui maintiennent la possibilité de plusieurs interprétations (Berthoz, Ossola et Stock, 2010), consacrant ainsi ce que l’oeuvre doit à la réception et au travail de refiguration opéré par le lecteur (Ricoeur, 1985), sans pour autant être désenchantées (ce qui nous intéresse sur le plan éducatif), et des oeuvres qui, précisément, empruntent jusqu’au bout la voie de ce désenchantement (nous en donnerons un exemple, qui aura valeur, in fine, de contre-exemple).
2.2 Les albums de littérature de jeunesse
Notre corpus sera constitué d’albums de littérature de jeunesse. Ce sont ces albums qui nous relient à la petite enfance que nous évoquons. Sociologiquement, ils sont lus, dans les médiathèques et dans les écoles, aux enfants d’âge maternel. Formellement, nous pouvons repérer des traits en affinité à la petite enfance, qui construisent ce que nous désignons par le terme d’accessibilité, et qui correspondent à ce que Bertrand Ferrier a repéré sur un corpus de romans jeunesse comme une exigence de simplicité qui peut induire un travail réflexif sur le langage, et non un appauvrissement (Ferrier, 2009). Nous retiendrons ici les traits suivants : le protagoniste est un petit (animal ou enfant) ; les choix plastiques sont proches des investissements pratiqués par les jeunes enfants eux-mêmes : formes simples, couleurs vives, association de matériaux sur le mode bricolage, et une seule image est donnée par page, favorisant la lisibilité ; le récit est bref (corrélativement au format court de l’album), concentré sur un événement, sur peu de personnages, et en temps continu ; le langage est simple, voire très simple, tant sur le plan lexical que syntaxique (phrases simples) ; l’ensemble de ces traits facilite en effet la réception d’oeuvres lues à haute voix et exposées visuellement à leur(s) destinataire(s).
Sur le plan de l’analyse littéraire et sémiotique, l’album de littérature de jeunesse rend indissociable le triptyque support/texte/image dans la production sémiotique globale de l’objet-album (Van der Linden, 2008). On peut même évoquer une textualité enchevêtrée liant texte et image, image capable de porter l’espace comme le texte porte le temps, la succession d’images ouvrant cependant elle-même à la temporalité (Nières-Chevrel, 2009) et assumant ainsi une véritable littéralité, interprétative du texte même (Tauveron, 2000) et non mise au service de ce texte. Cette disposition particulière peut favoriser un jeu entre les niveaux sémantique et sémiotique. L’image, initialement support d’un texte auquel l’enfant non lecteur n’accède pas, peut devenir une partition autonome, dire autre chose que le texte, le contredire parfois, montrer ce que le protagoniste lui-même ne voit pas, laisser enfin le sens indéterminé ; un déplacement du réalisme vers l’imaginaire se produit dans la représentation elle-même, libérant de nouvelles possibilités expressives (Lepage, 2000). Cette partition peut se jouer, chez les auteurs, en miroir d’une enfance elle-même confrontée au provisoire, à l’éphémère, au contradictoire et à la dispersion (Perrot, 2011). La confiance en l’image (Belting, 2004) semble être la contrepartie de la méfiance envers le langage, marquant peut-être une inflexion due à la prégnance du visuel (Debray, 1992) et de façon plus indirecte, à une transmédiation liée la culture médiatique (Letourneux, 2009).
2.3 L’herméneutique des oeuvres
Notre présent travail d’analyse est centré sur la mise en valeur, dans de nouvelles formes de récits, des ressources actionnelles et interprétatives du jeune enfant lui-même. Les propositions liées à la théorie de l’action et à la genèse de celle-ci comme de la compréhension développées par Petitat (2002, 2009) nous seront donc utiles. En arrière-plan de cette référence, on trouvera dans les trois volumes de Temps et récit (Ricoeur, 1983, 1984, 1985) la théorisation d’une triple mimèsis (figuration, configuration, refiguration) qui permet de lier, en amont des oeuvres, le récit et l’existence dans sa forme prénarrative (figuration) et en aval, le récit et sa réception/interprétation (refiguration). La dialectique dynamique qui lie, dans l’expérience temporelle, l’action et le récit relève d’une phénoménologie herméneutique dans le sens où ce qui arrive (les phénomènes) reste à interpréter, et ce, d’autant plus que ce qui nous arrive prend une forme narrative qui devient à la fois une forme d’interprétation et une forme à interpréter (Bruner, 1990, 2002). L’originalité de la théorisation de Petitat (2009) et sa pertinence concernant la présente recherche tiennent à l’utilisation des corpus de contes (des plus simples aux plus complexes : contes formulaires ou contes randonnées, contes d’animaux, contes merveilleux) pour saisir les différentes strates de la genèse de l’action et de sa compréhension. Il apparaît notamment que le jeu narratif s’organise, dès les contes les plus simples, autour de régularités qui sont éventuellement rompues, et de modes de régulation qui peuvent rétablir un ordre. Dans les contes plus complexes, les régularités (souvent entraînées par une force motrice) et les ruptures (souvent provoquées par des ruses perceptives) se trouvent contenues dans des formes contractuelles, engageant donc le langage et les croyances en l’action, et leur contrepartie : les non-dits et les mensonges. Une telle théorie éclaire la structure des récits, mais est aussi soutenue par ceux-ci, qui témoignent d’une accumulation de virtualités d’action. Pour notre part, nous retiendrons cette perspective dans un sens extensif, au-delà de l’idée de règle (sociale, relationnelle, morale, etc.) pour analyser l’idée de la mise en ordre et du désordre avec lequel l’action est en prise.
On peut considérer l’épreuve existentielle comme une mise en jeu d’un ordre établi ou désiré, qui peut tout aussi bien être intérieur (psychologique ou interprétatif) qu’extérieur (social notamment). Cette considération rend nécessaire le recours à une théorie qui lie action et interprétation, dans la mesure même où, de façon différente au récit traditionnel dans lequel un problème trouve une solution actionnelle, nous avons affaire à de nouvelles oeuvres dans lesquelles il peut surtout s’agir de changer le regard (vers une capacité d’interprétation).
Cela suppose d’être attentif à la façon dont ces oeuvres sont ouvertes, tant sur le plan symbolique que sur le plan sémantique. Sur le plan symbolique, l’ouverture est à l’opposé d’un bouclage dans lequel la fiction s’efface elle-même en supprimant le problème (le protagoniste se réveille à la fin, et s’aperçoit que ce qu’il a cru vivre n’était qu’un rêve, ou il retrouve l’état initial, ou il accède à un état idyllique, etc.). Sur le plan sémantique, le problème est (aussi) un problème de lecture et d’interprétation : l’ouverture se manifeste quand le sens de ce qui se passe échappe au protagoniste mais non au récepteur, quand celui-ci doit arbitrer entre des signes contradictoires, quand le sens final est indéterminé, etc. Sur les deux plans, l’épreuve n’est pas évitée et sollicite le jeune enfant dans sa capabilité : une part importante du travail de régula(risa)tion peut lui revenir.
2.4 Le pari de l’éducabilité
Deux valeurs structurantes du pari d’éducabilité tel que l’a défini Meirieu (1991) retiennent ici notre attention : un changement est toujours possible, dans le sens d’une réussite, et ce changement ne peut être forcé, puisque c’est bien l’autre (l’élève, l’étudiant) qui apprend, et non le maître. La première valeur doit nous rendre attentifs à la façon dont l’affrontement de l’épreuve est effectivement ouvert, et est l’occasion d’une véritable transformation majorante (édifiante, émancipatrice, apaisante, etc.). La seconde valeur nous reconduit au dédoublement symbolique/sémantique proposé : si les protagonistes des albums doivent trouver eux-mêmes les ressources nécessaires à l’affrontement des problèmes existentiels qu’ils rencontrent, ils donnent aux récepteurs qui s’y identifient la possibilité d’investir leur croyance en leur propre capabilité actionnelle ; si les auteurs ne bouclent pas le sens de leur récit, voire placent le récepteur en position de construire un sens qui échappe aux protagonistes ou n’est pas déterminé par l’auteur, ils offrent aux récepteurs qui s’y identifient la possibilité d’investir leur croyance en leur propre autorité (devant les auteurs de leur lecture).
3. Méthodologie
3.1 Sujets
Notre enquête porte sur quelques oeuvres de littérature de jeunesse sélectionnées pour les caractéristiques suivantes : présence d’un des thèmes existentiels, accessibilité de l’oeuvre pour des enfants d’âge maternel, dimension ouverte de l’oeuvre (qui confronte à une certaine solitude du protagoniste, ou qui invite le récepteur à construire un sens qui déborde le protagoniste, voire l’oeuvre elle-même), sens structurant/formateur (valorisation de l’autonomie et de l’implication interprétative). Dans les limites de cette contribution, nous retiendrons un exemple de chaque occurrence (exceptionnellement, deux exemples complémentaires). Pour rendre compte d’une diversité d’approches possibles, du point de vue formel, de chacun de ces thèmes, nous avons établi une typologisation narrative qui discrimine trois formes de distance narrative : naturaliste, quand le thème est traité de façon réaliste (par exemple, on assiste au décès d’un être vivant) ; figurative, quand le thème est porté par un personnage (par exemple, la mort est incarnée par un personnage squelettique) ; métaphorique, quand le thème est présent sous une forme déplacée (par exemple, un personnage est englouti : il est comme mort, mais une réversibilité reste possible [Durand, 1969]). Le passage de l’une à l’autre de ces formes narratives marque un mouvement d’intériorisation, voire de psychologisation du problème : ainsi, dans le registre métaphorique, il s’agit moins d’affronter un événement que des sentiments ou des traces d’événements.
3.2 Instrumentation
Les oeuvres sélectionnées répondent d’abord à des thèmes existentiels énoncés, ce qui implique, le plus souvent, une dimension narrative. Ces thèmes existentiels sont croisés avec trois types de traitement narratif (naturaliste, figuratif, métaphorique). Les caractéristiques pertinentes de chaque oeuvre sont repérées dans un tableau au début de la phase d’analyse pour chaque thème : thème, bien sûr, mais aussi accessibilité, ouverture et réponse. L’interprétation de chaque oeuvre sera enfin concentrée sur les ressources qui sont mises en valeur pour traiter le problème posé, à travers l’histoire d’un protagoniste, et au-delà, par la forme sémantique-sémiotique de l’oeuvre.
Un album de littérature de jeunesse étant par nature multimédiatique, nous devons prêter attention à l’iconicité comme à la plasticité, tant du texte que de l’image, mais aussi du format lui-même (Van der Linden, 2006). Les jeux typographiques sont une des possibilités majeures d’intersection entre les deux dimensions, et ouvrent sur une certaine iconicité du texte. Nous retiendrons donc ces caractéristiques (texte, image, format) et les rapports construits entre elles. La prise en considération d’un public de non-lecteurs, si elle ne condamne pas les auteurs d’albums à ne s’adresser qu’à celui-ci, construit deux contraintes productives : tracer une ligne de lisibilité autonome (notamment par la force sémiotique des images, qui peuvent assumer une part de la narration), offrir au lecteur médiateur des appuis pour une lecture à haute voix, voire une mise en scène qui amplifie l’oeuvre et déploie sa puissance sémantique par le recours au sensible (voix, expression du visage, postures, mouvements, etc.).
3.3 Déroulement
Nous présenterons d’abord les titres des oeuvres sélectionnées dans un tableau synthétique qui combine les thèmes et les formes de traitement. Puis une description et une analyse des oeuvres seront proposées thème par thème. La dernière partie sera consacrée à une discussion des résultats et à des considérations réflexives sur la recherche menée, conduisant notamment à des pistes pour d’autres recherches possibles.
3.4 Méthode d’analyse des données
Dans l’impossibilité où nous sommes de produire, même en annexe, la copie des oeuvres analysées, il s’agira de prélever des indices concrets – auxquels le lecteur peut se reporter en consultant directement les albums. Ces indices figurent dans chacun des tableaux lançant l’analyse des albums au sein de chaque thème. Ils sont organisés, pour chaque caractéristique, de la façon suivante : pour l’accessibilité : présence d’un petit protagoniste, lisibilité plastique, simplicité du récit, simplicité du langage ; pour la dimension ouverte de l’oeuvre : absence de recours immédiat/extérieur, questionnement du sens ; pour la forme de réponse portée par l’oeuvre : valeur symbolique d’un dépassement autonomisant, sollicitation d’une capacité interprétative par un jeu sémantico-symbolique.
3.5 Considérations éthiques
En matière d’éthique, notre préoccupation est de deux ordres : méthodologique et éducatif. Sur le plan méthodologique, qui interroge les modalités de la recherche elle-même, il s’agit notamment d’éviter la violence interprétative, par le recours à des indices formels, qui rendent compte de caractéristiques objectivables. Sur le plan éducatif, nous sommes parti du présupposé suivant : le pari fait dans l’éducabilité de l’enfant dès son plus jeune âge, susceptible de devenir capable dans la mesure où il ne cesse d’être tenu pour capable (à la façon dont on parle à un enfant avant qu’il sache parler). Les critères d’évaluation des oeuvres sont construits en cohérence avec ce présupposé : ces oeuvres doivent parler à l’enfant, tenir compte de ses possibilités, c’est-à-dire être suffisamment accessibles ; lui proposer de vrais problèmes (tant sur le plan existentiel que sur le plan lectoral et interprétatif) ; l’investir d’une confiance dans sa capacité à se projeter dans des solutions autonomisantes et inventives, respectueuses de son statut de sujet et son devenir d’acteur responsable. L’intelligence interprétative fait ainsi partie du pari d’éducabilité (Meirieu, 1991).
4. Résultats
4.1 Classement des oeuvres
4.2 Étayage des choix de classement
4.2.1 Thème de la mort
Description. Dans La découverte de Petit-Bond, la mort n’est pas figurée, mais présentée dans sa phénoménalité naturelle. Le petit format carré, les images encadrées, la sobriété du texte, la dimension naïve du dessin coloré concourent à un sentiment de sécurité équilibrant l’inquiétude devant le phénomène de la mort. Le grand format vertical de Bonjour Madame la Mort, avec des doubles pages d’un dessin aux couleurs chaudes occupant tout l’espace, et un texte étendu faisant place à la narration, plonge le récepteur dans une forme d’intimité avec les personnages : intimité du personnage de la mort et de la vieille dame qui l’a attendrie et la rend patiente. Un autre genre de figuration, davantage pour le récepteur, est donnée par La caresse du papillon, petit format carré, texte minimaliste et photographies pleine page de mises en scène plastiques sur le mode du bricolage (personnages en fil de fer et en matériaux de récupération). Le dessin bleuté fantomatique de la grand-mère disparue apparaît en contraste avec le reste, jouant avec la représentation : seul le récepteur semble voir ce dont les personnages parlent, et ce personnage ne participe d’ailleurs pas à l’action impliquant les protagonistes. Cette disposition iconographique donne à cet album une valeur supplémentaire, qui questionne le lecteur, ce qui fait que si nous n’avions pas retenu cette oeuvre pour le thème de la mort, nous aurions pu la classer parmi les oeuvres questionnement de sens, questionnement à la fois dans l’oeuvre et pour le récepteur. C’est ici l’image elle-même qui prend valeur métaphorique. Le loup et la mésange manifeste la même modernité plastique : mise en scène avec des matières brutes et des matériaux récupérés, photographiés, format vertical à double page (c’est l’histoire d’une chute – une mésange avalée par un loup – puis d’un envol). Le texte est proche de celui de l’oralité (il s’agit d’un conte à l’origine), jouant des répétitions et des formules (pour une analyse plus développée, voir Hétier, 2011).
Dans La découverte de Petit-Bond, le trouble est d’abord épistémique : qu’est-il arrivé au merle ? Qu’est-ce qu’être mort ? Le questionnement est ouvert, et le merle ne reviendra pas. La réponse est culturelle : nomination (il est mort, tout meurt, nous devons enterrer le merle, etc.) et ritualisation (sépulture, recueillement). Dans Bonjour Madame la Mort, là encore, la mort n’est pas évitée. Mais un apaisement est trouvé dans une conciliation provisoire (et même une amitié). La mort n’est pas, alors, radicalement autre. Dans La caresse du papillon, la présence ineffable de la grand-mère effectivement morte prolonge une forme de vie, contre une rupture trop radicale, et joue bien évidemment avec l’irreprésentabilité de la mort. Mais surtout, l’auteur joue avec le récepteur, lui donnant à voir un personnage (la défunte) que les protagonistes ne voient pas tous. Dans Le loup et la mésange, la mort est métaphorisée par le loup qui engloutit. Il n’y a pas, dans ce conte, de conciliation possible avec le loup, qui représente la menace d’une disparition. Toutefois, ce déplacement fictionnel est le seul qui permette la réversibilité : il devient possible de sortir du loup et, en quelque sorte, en fuyant, de ressusciter.
Dans ces différents cas, l’ouverture du problème est marquée par la réalité de la disparition (ou de la menace, dans le conte). De cela, on ne revient pas. Cette ouverture est redoublée par le recours au jeu sémiotique, dans un cas (quand le récepteur voit ce qui est invisible), au ressort sémantique du fabuleux, dans un autre cas (quand la mésange sort vivante de la gueule du loup). Mais dans tous les cas, le souci d’une réponse marque l’oeuvre : processus de deuil et retour à la vie, à la joie de vivre ; figuration d’une mort avec laquelle le dialogue adoucit le rapport et diffère l’échéance ; figuration du mort qui maintient une forme de présence, métaphorisation dans un déplacement symbolique (l’avalement) qui permet une réversibilité (la sortie). L’enfant récepteur n’est pas protégé de cette réalité, pas plus que les protagonistes auxquels il peut s’identifier et qui sont exposés. Mais il lui est bien proposé d’interpréter cet événement comme faisant partie de la vie, et n’empêchant pas le prolongement de celle-ci, la joie, le sentiment d’une présence maintenue, et finalement la possibilité d’un salut. Le deuil est alors la réponse qui rend capable de vivre.
4.2.2 Thème de l’isolement
Description. Dans Flon-Flon et Musette, deux enfants très liés sont séparés par la guerre, dont la ligne de démarcation passe entre leurs deux maisons. Le récepteur suit Flon-Flon, qui s’interroge et interroge sa mère sur cette situation. Flon-Flon et Musette parviendront à se rejoindre à la fin de la guerre. Le format vertical fait alterner la page blanche du texte, à gauche, et un dessin blanchi, pâle, sur la droite. La plupart des scènes sont données à travers une fenêtre et dans un cadrage qui figurent le repliement domestique. Le texte, sobre et accessible, fait parler les personnages, mais assume aussi une narration qui évoque la guerre comme s’il s’agissait d’une entité douée d’intention (elle est même brièvement figurée comme un personnage debout sur un cheval, épée au poing, en une image donnée). L’originalité de Quand j’étais petit, qui donne, par un jeu de construction, à découvrir ce que des personnages adultes (animaux anthropomorphisés) ont été lorsqu’ils étaient petits en soulevant le support sur lequel ils sont représentés, aurait pu nous inciter à placer cette oeuvre dans le premier thème, car il évoque clairement le temps qui passe. Il ne s’agit pas de la mort, mais plutôt d’un probable deuil des promesses de l’enfance. De larges doubles pages très colorées, des personnages typés, représentés seuls et souvent méditatifs, des couleurs vives, enfin, contrebalancent le silence d’un album sans texte et finalement cruel dans son évocation des promesses de bonheur trahies par le destin. Avec Petit-Gris, ce qui isole n’est plus invisible et abstrait, puisqu’un déplacement est proposé : ce sont des gendarmes qui poursuivent de leurs exigences une famille qui a attrapé la pauvreté, et qui l’obligent à fuir sans cesse. Le format horizontal laisse place à de très larges images en double page, dans un cadre blanc, en bas duquel un texte sobre met quelques mots dans la bouche des personnages et commente de façon linguistiquement créatrice le récit. Dans Te fais pas remarquer !, nous trouvons une manifestation d’un travail d’intériorisation et, en quelque sorte, de psychologisation du problème de l’isolement. L’injonction éducative de ne pas se faire remarquer conduit un garçon à une extrême réserve, qui va être représentée dans l’album par sa transparence (et son invisibilité pour les autres personnages). Les larges doubles pages d’un format généreux ne sont réduites que pour laisser place, sur la gauche, à un texte qui assume une grande part de la narration, les images ne donnant que quelques scènes extraites de celle-ci. Le dessin est dans des tons pastel grisés, à traits fins, évoquant la grisaille d’une existence forcée à rentrer dans le rang.
Dans Flon-Flon et Musette, ni la guerre ni ses effets ne sont éludés (le père qui rentre de guerre est amputé d’une jambe). La réponse est temporelle : ce n’est qu’à la fin d’une guerre toujours menaçante que les enfants séparés se retrouvent. Dans Quand j’étais petit, le destin semble à chaque fois éloigner chacun de lui-même (une part originaire restant cachée, voilée), à une exception près, qui pourrait nous échapper : la couverture représente un artiste et la quatrième de couverture un peintre en herbe (l’auteur lui-même ?) et livre un message subtil au récepteur : ne serait-ce que dans la sublimation créatrice que les affres de l’existence sont susceptibles d’être transcendés ? Dans Petit-Gris, la figuration d’une cause par des gendarmes permet une opération… plastique propre au genre de l’album : à la fin, le protagoniste efface les gendarmes (c’est-à-dire le dessin des gendarmes), ce qui résout le problème. Dans Te fais pas remarquer !, c’est une jeune fille qui voit, malgré son invisibilité, le jeune homme effacé, et qui le rend visible.
Nous avons donc affaire à des protagonistes exposés (guerre, destin, dureté sociale, etc.), dont l’épreuve va jusqu’au bout, sans qu’un grand (parent ou autre) n’y puisse rien. Le soutien, quand soutien il y a, est plutôt celui d’un pair. Toutefois, l’enfant n’est pas abandonné à l’angoisse de l’isolement. Un lien affectif est trouvé, retrouvé ou préservé par un double jeu de mobilisation autonome du protagoniste et de suggestion sémantico-sémiotique de l’auteur : la solitude – et son corollaire social, l’isolement – sont transcrits spatialement et picturalement comme déplacement, enfermement et effacement dommageable, et trouvent leurs réponses en correspondance, soit effacement réparateur de la source du problème, soit au contraire dévoilement de ce qui était effacé. Les auteurs manifestent volontiers qu’il y a moins de solutions à représenter que de représentations comme réponses. La douceur du regard l’emporte sur la dureté du réel, donnant toute sa dimension à la force de symbolisation de la représentation, et c’est en travaillant sur celle-ci que l’enfant est invité à transcender le réel pour s’y inscrire de façon positive.
4.2.3 Thème du sens
Description 1. Des personnages en quête de sens. Dans Ça va pas, petit format carré, les illustrations, formées de papier déchiré, donnent à voir une petite fille en prise à des tourments sans nom. Mais ça prend progressivement la forme d’une pieuvre, à laquelle elle prélève de l’encre pour s’exprimer (par la peinture) et s’alléger. Toujours rien, petit format carré caractéristique des albums du Rouergue, met en scène un personnage qui plante et arrose une graine, mais se décourage de la voir sortir, et se fait voler la fleur qui a poussé, en son absence, par un oiseau. Quand il revient, il ne voit toujours rien (contrairement au récepteur qui a tout vu). Les images, selon le style de l’auteur, sont des mises en scène plastiques photographiées (personnages cernés de fil de fer et composition de différents matériaux) sur des doubles pages épurées avec un texte simple inséré directement dans certaines images. L’album Ça pourrait être pire est classique : il s’agit d’un conte traditionnel illustré. Les pages de texte alternent avec les dessins qui s’étendent sans cadre (plusieurs scènes sur la même page), en contrepoint d’une histoire où une famille est confrontée à un manque de place qui ne cesse de s’aggraver : les conseils que prend le père de famille le conduisent en effet à faire entrer ses animaux dans la maison, jusqu’au dernier moment où, les faisant tous sortir, il crée l’impression d’un espace sans précédent.
Ça va pas est un cas rare : il n’y a pas d’intrigue, pas d’événement extérieur ; c’est l’informe, venu de l’intérieur, qui pose problème, c’est-à-dire, ici, des émotions irreprésentables. Le problème est double : un réel questionnant (le mal-être) et l’absence de représentation de ce mal-être. Ici, le questionnement existentiel et sémantico-sémiotique ne font qu’un. Toujours rien ? rend le récepteur actif en étant témoin du vol opéré par un personnage secondaire, contrairement au protagoniste pour qui ce qui arrive n’a pas de sens. Dans Ça pourrait être pire, le jeu sémantique se joue à trois : le sage, qui commence par aggraver la situation (conseillant de remplir encore une maison déjà trop pleine/trop petite) ; le protagoniste, qui obéit alors même que le sens du conseil qui lui est donné lui échappe ; enfin, le récepteur qui est en position de s’interroger sur cette logique.
Très différents les uns des autres, ces trois albums sollicitent fortement l’autonomie : celle de la petite fille, débordée par ses émotions, qui va y puiser d’elle-même la matière de son geste créatif, la projetant, allégée, vers le monde (extérieur) ; celle du récepteur, seul à pouvoir accéder au sens d’un vol qui échappe au protagoniste, absent de la scène au moment où il se produit ; celle du père de famille qui, sans changer sa réalité (grande famille/petite maison), va changer son regard (la fin d’une aggravation du problème étant vécue comme une amélioration). Chaque fois, le regard est au premier plan, c’est lui qui donne sens, transformant l’encre d’une pieuvre envahissante en peinture, et la peinture en moyen d’évasion, donnant sens à une scène pour le récepteur (plus avisé alors que le protagoniste), transformant la perception de ses conditions de vie. On peut même dire qu’une conversion a lieu (comme dans les récits initiatiques), mais elle s’est intériorisée, comme les problèmes qui sont évoqués, et qu’il s’agit finalement de faire une bonne interprétation des choses. Sur ce thème du sens, si central, qui comprend autant d’enjeux sémantico-sémiotiques qu’existentiels, non seulement il s’agit de s’en sortir, mais encore de sortir du premier degré du sens, pour savoir porter celui-ci à un second degré libérateur, dans la construction duquel l’image joue un rôle majeur : image qui montre ce qu’on ne saurait voir autrement, image métaphorique qui déplace un problème, et lui donne ainsi une réponse probante.
Description 2. La question du sens posée au récepteur. Dans Le roi et le roi, de format horizontal, les dessins sont ronds, les tons chauds, le texte colle à l’image. Il s’agit d’un loup parti à la chasse qui se retrouve à faire la course avec un escargot. Du même auteur, avec les mêmes caractéristiques, à l’exception d’un cadrage du dessin sous lequel figure le texte, Papa ! met en scène un jeune garçon qui découvre qu’une autre créature (extraterrestre ?) est à côté de lui dans son lit. Les deux se font mutuellement peur et appellent leur papa. C’est un papa extraterrestre qui arrive et rassure son fils. La même scène aura ensuite lieu symétriquement avec l’enfant humain. Petit format carré coloré, dessin pleine page, texte d’une courte phrase faisant écho à chaque illustration : dans Tricycle, c’est toujours la même scène qui est représentée, celle d’un tricycle avec remorque, qui se remplit à chaque page d’un nouvel objet. Ici, la relation texte image interpelle : comme il n’y a pas de personnages visibles, le récepteur ne peut faire que des hypothèses sur la causalité (on voit un fer à repasser, le texte énonce : Maman est froissée). On devinera que le texte nomme les effets, sur leurs propriétaires, de la disparition de ces objets subtilisés par le propriétaire du tricycle. Dans Aboie, Georges ! de large format horizontal, aux couleurs claires et au dessin naïf, un chiot ne répond pas à la demande de sa mère d’aboyer : il miaule, cancane, etc. Elle l’entraîne chez un vétérinaire qui extirpe de son corps les animaux correspondants (chat, canard, etc.). Il aboie enfin. Mais dans la rue pleine de passants humains, lors de la demande réitérée de sa mère, il dit : Bonjour ! Dans cet ouvrage, la représentation semble s’effacer au service d’une histoire énigmatique.
Dans Le roi et le roi, le récepteur est interpellé dès la première scène : une carotte poursuit des lapins, le texte avertissant bientôt que c’est un renard qui s’est déguisé en carotte, alors que nous voyons un loup retirer son déguisement. Le décalage entre texte et image invite clairement le récepteur à ne pas se fier à ce qu’on lui dit, au sens qu’on lui donne. Dans Papa !, le récepteur est témoin de l’existence de deux mondes parallèles (et non les protagonistes). Dans Tricycle, pendant que des objets s’accumulent dans une remorque, le texte nous dit les effets de leur disparition sur leur propriétaire. Le récepteur doit faire seul les liens entre texte et image, mais il en sait cependant plus que les protagonistes dépossédés. Dans Aboie, Georges !, le jeu est au moins à deux niveaux : le chiot ne répond pas à l’attente de sa mère (il n’aboie pas), ce qui justifie un recours : le vétérinaire, mais, deuxième niveau, sa rééducation échoue (ou réussit trop bien), puisqu’au lieu d’aboyer, il parle.
Le déplacement se fait, dans de tels albums, du protagoniste vers le récepteur. Le non-sens, l’absence d’accès au sens, le double sens, etc. tout cela défait l’ordonnancement du récit, perturbe les protagonistes ou une partie d’entre eux : ce sont d’ailleurs, fait significatif, les grands qui sont perdus (loup, enfant, famille, mère) et non leur petit associé (escargot, doudou, petit garçon, petit chien). Le sens n’est ni dans le texte (à lui seul) ni dans l’esprit des grands, mais chez les plus petits/chez le récepteur. Le récepteur est investi d’une telle confiance de la part des auteurs que ceux-ci lui laissent entendre qu’il n’est pas nécessaire de tout lui expliquer pour qu’il comprenne. Il peut interpréter, à sa façon, un récit inachevé, étant ainsi invité à se hisser à la hauteur… de l’auteur. L’album est en miroir de l’enfant récepteur qui se reconnaît des deux côtés de ce miroir : comme celui qui sème le trouble, et sur lequel on se questionne ; comme celui qui, en tant que récepteur, peut interpréter, donc comprendre et se comprendre.
4.2.4 Thème de la liberté-responsabilité
Description.La grosse faim de P’tit Bonhomme est un conte-randonnée, tout à fait représentatif des régularités repérées par Petitat (2009). Un petit garçon qui a faim demande du pain au boulanger, qui lui demande de la farine, que le garçon va demander au meunier, etc., avec un point de réversibilité quand le garçon peut accomplir une tâche lui-même et qu’une série de dons réciproques s’engage jusqu’à l’obtention du pain. Un grand format carré, une mise en scène plastique photographiée faite de matériaux collés en pleine double page, un texte inséré dans l’image, rythmé sur le mode de l’oralité, tout cela concourt à une lisibilité maximale et à un jeu autour de la lecture, du lecteur adulte au récepteur enfant. Plus classique formellement, NON je n’ai pas peur ! non non propose des dessins chatoyants sur fond blanc ou pleine page, généralement alternant avec un texte assez développé mais très dialogué. Un petit tigre peureux et moqué de tous va affronter de grands dangers pour quérir un docteur qui soignera sa mère malade. L’ampleur du texte, les pastels chauds du dessin font écho à l’ambiance très émotionnelle et très affective du thème lui-même. Dans Loulou, grand format vertical aux couleurs vives et saturées – dont un rouge vif très cru –, un loup orphelin sympathise avec un lapin jusqu’à ce qu’à l’occasion d’un jeu, le lapin soit effrayé par le loup. Ce n’est qu’après avoir eu lui-même peur (d’autres loups) que le loup cherche et retrouve la confiance du lapin. Le dessin, aux traits épais, est concentré sur les expressions des personnages.
Dans La grosse faim de P’tit Bonhomme, une logique de causalité est en place, enclenchée par l’intentionnalité du protagoniste. D’une transaction potentielle à l’autre, il parvient à produire lui-même le travail qui lui permet de recevoir un paiement et d’engager les échanges qui répondront à ses besoins. Dans Non je n’ai pas peur ! non non, la figuration du problème passe par le déplacement vers la personne d’autrui, une mère malade, ce qui confirme le motif du renoncement au recours (c’est l’enfant qui aide le parent). Le choix est fort, entre peur et sollicitude, et manifeste le prix d’une liberté. Loulou, met en scène un loup qui va renoncer à sa propre identité naturelle par fidélité à son ami lapin, après avoir connu la peur en étant lui-même pris pour un lapin par d’autres loups. L’idée de la liberté (l’autre de la nature) est ici portée au plus haut.
Dans ces albums, le récepteur est placé en position de se projeter dans un effort de dépassement à des fins d’autonomie, retrouvant sans doute une symbolique déjà présente dans les contes populaires traditionnels (destinés à des plus grands ?). Dépassement de l’immédiateté, de la peur, de la force même, au profit d’une liberté conquise par le travail, le courage, la maîtrise, et des bénéfices en termes de socialisation. De façon remarquable, l’obstacle à la liberté n’est pas extérieur ; c’est donc avec soi-même qu’il faut se battre, c’est sur soi qu’il faut d’abord prendre. Et la liberté conquise, par le travail, par le courage, par la maîtrise, en se donnant un horizon social (une part du pain pour les souris, le docteur pour la mère malade, l’amitié pour le lapin), ne se dissocie pas d’une responsabilité (morale) envers autrui, pour la fragilité de celui-ci. Belle fin éducative !
5. Discussion des résultats
5.1 Thèmes
Quatre remarques. 1) La référence à Yalom (2008) nous a conduit à retenir quatre thèmes existentiels. Cette délimitation pourrait être réaménagée, dans la prise en compte spécifique de l’enfance, à partir d’autres sources d’insécurité telles que la recomposition familiale et le déplacement des figures parentales. 2) Les thèmes repérés par une analyse spécifique sont inscrits dans des oeuvres polysémiques. Une autre approche pourrait montrer qu’un thème est rarement complètement isolé dans une oeuvre (par exemple : mort, isolement et sens peuvent être associés). 3) Pour tester la délimitation de notre corpus, et sonder la thèse d’oeuvres édulcorées, des albums traitant de sujets du quotidien (du genre Untel à la plage) pourraient être analysés du point de vue existentiel : y a-t-il des oeuvres vides de ce point de vue ? 4) Des albums de type didactique (du genre Vivre seul avec papa ou maman) pourraient être analysés pour voir si le traitement thématique explicite supporte une oeuvre ouverte et structurante.
5.2 Traitement sémantico-sémiotique
La différenciation que nous avons proposée (naturaliste/figuratif/métaphorique) est plus évidente pour certains thèmes (la mort) que pour d’autres. Elle est opérante dans la mesure où l’attention est fixée sur la question de la représentation du thème. Une des difficultés rencontrées est celle de la distinction entre représentation par les langages textuel et plastique, qui s’interpénètrent volontiers dans un album. Une approche naturaliste du point de vue de la représentation plastique (par exemple, quand on voit un merle mort, et non un personnage figurant la mort) n’est pas un obstacle à un travail de symbolisation. L’advenue, ces dernières années, d’oeuvres décalées, jouant précisément sur le décalage entre ce qui est dit et ce qui est vu, mériterait une étude spécifique, qui montrerait de quelle manière la question du sens existentiel se déplace en une question du sens sémiotique qui comprend cependant la question existentielle.
Reste une question majeure : une oeuvre peut-elle être accessible, ouverte, porter un thème existentiel et ne pas être formative ? Un exemple nous donne à réfléchir : l’album Les trois loups, où trois loups sans nom (Loup I, Loup II et Loup III) sont perdus et affamés dans une barque en plein océan. Loup I propose de pêcher, saute dans l’eau et se noie. Loup II fait de même. Loup III, désormais seul, croit être sauvé en voyant arriver un paquebot : celui-ci est plein d’énormes cochons affamés qui veulent le manger ; il s’enfuit. Un tel album multiplie les sources d’inquiétude (inversion des rôles, mort des protagonistes, non-résolution du problème) et laisse l’enfant (celui qui se projette et qui reçoit l’oeuvre) sans réponse : l’inquiétude n’est pas levée (l’insécurité demeure), on ne sait quelle capabilité peut être visée.
5.3 Ouverture des oeuvres, exposition et structuration des enfants
Les oeuvres analysées ne sont pas toutes également ouvertes : certaines conduisent un récit qui porte une réponse, d’autres ne cessent de provoquer la capabilité du récepteur par leurs blancs ou leurs contradictions volontaires. La régula(risa)tion a bien lieu dans ces oeuvres structurantes, mais parfois plus dans le travail de réception que par l’action du protagoniste, débordant ici le cadre proposé par Petitat (2009). Deux questions, d’ordre psychologique, se posent alors sur le plan de la réception. 1) Le jeu volontiers opéré par certains auteurs avec les stéréotypes ou les formes canoniques peut participer du désenchantement général (pensons par exemple au loup devenu faible, ou ridicule, voire victime). Cela ne brouille-t-il pas l’intention manifeste de construction de sens de ces mêmes auteurs ? Nous avons mis en évidence la confiance que les auteurs font à l’enfant, à ses ressources propres, qu’il soit protagoniste autonome ou récepteur critique. Cette orientation mériterait d’être analysée du point de vue de ses effets sur les enfants : cette confiance les soutient-elle, ou, dans son caractère éventuel prématuré, les déloge-t-elle de leur besoin de sécurité ? Mais encore, un certain second degré, qui suppose que l’enfant lui-même arbitre des contradictions ne renvoie-t-il pas à un modèle inégalement partagé selon les milieux sociaux (Bonnery, 2010) ? 2) La confiance investie par les auteurs dans un jeune enfant capable (acteur autonome et récepteur critique) s’inscrit sur fond d’une méfiance, voire de défiance envers le monde… et envers le livre lui-même. Une certaine réponse monte alors en puissance : la réponse n’est pas dans le livre, elle est dans l’activité de l’auteur (qui joue, fait et défait le sens). Là encore, quels peuvent être les effets, pour le jeune enfant, de cette invitation à jouer avec les représentations et à être créatif dans ce champ même ?
6. Conclusion
Notre principal objectif a consisté à évaluer si des albums de littérature de jeunesse, accessibles dès la petite enfance, pouvaient prendre en charge des questions existentielles fondamentales de façon à la fois ouverte et structurante. L’étude menée conduit à prendre note d’une tendance au glissement du traitement symbolique vers le traitement sémiotique. Le jeu sur la représentation, la formation du regard (critique) deviennent des enjeux eux-mêmes existentiels (donner du sens à son existence par les ressources de l’interprétation et de la créativité).
La thématisation existentielle à partir de Yalom (2008) (mort, isolement, sens, liberté) a permis de sélectionner des albums représentatifs d’un traitement accessible et ouvert de chacune d’entre elles. Le classement des oeuvres reste une question très délicate, du fait de leur très grande hétérogénéité. Le croisement des thèmes, du mode de traitement (naturaliste/figuratif/métaphorique) et du niveau de jeu sur la représentation est particulièrement complexe. Une analyse spécifique, portant sur la façon dont un thème existentiel est traité dans ce jeu (débordant sans doute le traitement narratif), pourrait permettre de circonscrire une certaine évolution de la façon de problématiser les questions existentielles.
L’étude menée montre la possibilité d’un traitement accessible, ouvert et structurant de thèmes existentiels pour la petite enfance, dans des albums de littérature de jeunesse. Les réponses des auteurs à une inquiétude existentielle redoublée par la sortie du cadre des grands récits sont parfois très inventives et investissent pleinement le jeu avec les représentations, faisant confiance à l’enfant récepteur pour y former sa propre capacité à construire du sens. On peut voir dans cette évolution une forme renouvelée d’investissement de l’imaginaire. Si les figures, les personnages ne sont pas surnaturels, si les recours ne sont pas magiques, semblant laisser place à un certain naturalisme, la sollicitation des ressources interprétatives, et plus encore la valorisation de la créativité (celle de l’auteur qui propose à l’enfant de construire la sienne en ce miroir qu’il lui tend) sont, dans certains de ces albums, les moyens mêmes d’une distance au réel et d’une subversion de celui-ci. De l’exploration des puissances de l’imaginaire émerge finalement un mot d’ordre implicite : l’imaginaire au pouvoir.
D’autres thèmes, en lien avec la construction psychologique du jeune enfant, mériteraient d’être explorés selon la même méthodologie, telle que celle des enjeux identitaires liés aux repères générationnels et sexuels, ou celle des questions liées au phénomène de la violence (Hétier, 1999a). Le repérage d’oeuvres jouant sur la construction sémantique et sémiotique du sens, dont nous avons montré la complexité, mériterait une étude spécifique à partir d’un corpus sélectionné en fonction de ce seul critère. Le champ de la réception par les enfants, qui ne faisait pas l’objet de notre étude, pourrait faire l’objet d’une recherche complémentaire : quels effets (psycho-affectifs, réflexifs, compétentiels) ces oeuvres ont-elles ? Cela supposerait une étude de terrain elle-même pluridisciplinaire. Une approche plus sociologique pourrait permettre de mieux cerner si l’idée de l’enfant capable que nous avons mise en valeur (autonomie de l’acteur et de l’interprète) est finalement consciemment partagée par des auteurs, des éditeurs et des adultes prescripteurs (bibliothécaires, enseignants, éducateurs, parents), et dessine ainsi, dans un consensus autour de certaines oeuvres, une visée éducative implicite et commune.
Parties annexes
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