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On doit revisiter dans bien des pays la question de la laïcité de l’État et de l’école (publique), et de la place que peut y prendre l’enseignement de la morale ou de l’éthique. Cela donne une pertinence inattendue à l’étude des travaux et débats qui ont entouré en France, dans les années 1880, l’adoption des lois Ferry. La contribution de Ferdinand Buisson à l’époque a été très importante ; c’est elle, pour l’essentiel, qui est analysée dans les six études du recueil. Les titre et sous-titre disent d’entrée de jeu la diversité des traditions sous-jacentes et de leurs apports. Trois de ces études discutent des apports des Lumières, de la Révolution et de la science à la création de l’école républicaine et à la constitution d’une morale laïque, les trois autres en mettant surtout en lumière l’héritage protestant.
On a souvent opposé Condorcet et Ferry pour dénoncer et déplorer un bris de continuité, de l’un à l’autre, dans la mise en place de l’école laïque. Alors que Bruno Barthelmé fait état de leur commune volonté de fortifier la morale en lui donnant des assises indépendantes de toute affirmation dogmatique, Patrick Dubois met en lumière les dissonances de la polyphonie de discours placés parfois sous le signe du positivisme, mais plus souvent sous celui d’une philosophie spiritualiste et prônant alors une pédagogie de l’intuition morale (Ferdinand Buisson). Comme le montre bien Pierre Kahn, c’est l’enseignement de la morale qui, dans l’école de Ferry, est laïque, et non pas la morale enseignée elle-même ; celle-ci ne s’inscrit pas, comme morale positive, dans la tradition d’Auguste Comte, mais oscille plutôt entre la visée d’une neutralité philosophique et l’ancrage dans la tradition théologico-métaphysique du spiritualisme. L’influence de cette tradition qui fait l’objet des trois études suivantes : celles de Nicolas Piqué, sur la sécularisation du monde amorcée au 17e siècle qui, séparant les sphères humaine et divine, a permis de penser la laïcité ; puis d’Anne-Claire Husser, selon qui l’individualisme théologique protestant aurait permis, chez Buisson, le passage à ce qu’on a pu appeler la religion morale, puis à une morale laïque marquée, conclut-elle, par l’irréductible religiosité d’un chrétien sécularisé. Dans la même perspective, mais s’intéressant cette fois aux apports de Victor Cousin cinquante ans plus tôt, Laurence Loeffel montre comment le spiritualisme philosophique a réintroduit Dieu dans la philosophie, enracinant l’autonomie du sujet et les règles de sa conduite dans une transcendance intérieure renvoyant à la part divine en lui, et permettant à Ferdinand Buisson et consorts d’hybrider leurs convictions républicaines avec une morale spiritualiste faisant de la dimension religieuse laïque enseignée dans les écoles la condition de l’appartenance à soi-même.
Le recueil intéressera surtout les spécialistes de l’histoire de la laïcité et de la morale laïque de l’école républicaine française. Aux autres, il permettra de voir que les débats actuels sur la laïcité – et sur les rapports entre éthique et religion (au Québec : sur le nouveau programme d’Éthique et culture religieuse) – renvoient aujourd’hui, bien qu’autrement qu’hier, à une diversité d’horizons et de prises de position qui obligent à penser au pluriel les laïcités (Bauberot, 2007, Presses universitaires de France), quitte à rechercher les éléments constitutifs de la laïcité (Milot, 2008, Novalis).