Dans cet ouvrage publié à Paris, Lise Gauvin (Université de Montréal) traite de l’acte d’écrire en français des écrivains de la francophonie qui se produisent hors de la France, et cherche à comprendre dans quelle mesure les codes langagiers, culturels et politiques d’écrivains francophones donnent lieu à des poétiques forcées (Glissant). Cette réflexion approfondie, ce travail riche et mené avec rigueur, est organisé en trois parties : « Frontières de langues et frontières du récit », « Apprivoiser Babel » et « Écrire, pour qui ? », dans lesquelles Gauvin expose des stratégies variées auxquelles recourent ces écrivains qui ont en commun de s’adresser à des publics de diverses origines, séparés par des acquis culturels et langagiers différents. Ces stratégies de détour (Glissant) analysées concernent, dans la première partie, les seuils du récit, soit le paratexte et les diverses fonctions occupées par les notes explicatives dans les récits. Dans la deuxième partie, l’auteure analyse la présence, dans les récits, de références aux dictionnaires qui deviennent objets d’enquête et sujets d’interventions, arguments narratifs inscrits dans la diégèse et ouvrages qui permettent d’identifier les difficultés liées à la transposition et au transfert de codes, d’une langue à l’autre ou d’une culture à l’autre. La troisième partie est consacrée à la textualisation des instances littéraires et à la réception du lecteur comme composante essentielle du récit. Le rapport de l’écrivain francophone à l’écriture, à la poétique et à la langue comme moyen d’engagement social est ainsi vu à travers l’étude de ces moyens pour entrer en contact avec un public complexe et hétérogène, composé de lecteurs qui ne sont pas modèles, mais singuliers. Pour illustrer son analyse, l’auteure examine, à partir d’un certain nombre de récits, des énoncés formulés par des écrivains québécois (Yves Beauchemin, Réjean Ducharme, Rober Racine, Francine Noël, Michel Tremblay, Dany Laferrière), réunionnais (Axel Gauvin), martiniquais (Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant), ivoirien (Ahmadou Kourouma) et acadien (France Daigle) qui témoignent de l’intranquillité de l’écrivain francophone pris dans une poétique du doute, car constamment en train de s’interroger sur le pourquoi et le pour qui écrire. L’analyse de ces oeuvres appuie avec efficacité l’argumentation fort inspirante de Lise Gauvin, mais mériterait d’être plus étayée pour obtenir un point de vue plus complet sur les oeuvres. Le souci qu’elle a eu de présenter un minutieux travail de recherche témoigne néanmoins de sa fine analyse textuelle ancrée dans un pragmatisme assumé. En revanche, en réfléchissant au rôle de l’écrivain et à son engagement social, en mettant au centre du débat la question de la production et de la réception, il aurait été intéressant d’ouvrir la perspective sur le jugement esthétique fondé sur des lecteurs singuliers, et de voir comment sont vécues les réceptions variées chez des lecteurs francophones influencés non seulement par leur origine, leur culture, leur langue ou leurs connaissances, mais aussi par leur sensibilité et leur subjectivité. Cet ouvrage s’avère utile pour réfléchir aux diverses littératures francophones qui ne cherchent ni à marginaliser ni à exclure ses lecteurs, mais qui incarnent la représentation que s’en donnent les écrivains à travers l’acte de langage, cet espace de fiction et de frictions.
Gauvin, L. (2007). Écrire pour qui ? L’écrivain francophone et ses publics. Paris, France : Les Éditions Karthala[Notice]
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Judith Émery-Bruneau
Université du Québec en Outaouais