Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Dans le système scolaire actuel, de plus en plus d’enseignants semblent adopter une nouvelle conception de l’apprentissage, qui consiste à placer les élèves dans des situations qui les invitent à construire leur connaissance. Fortement encouragée par le courant constructiviste, cette conception permet aux apprenants de prendre activement part à leur apprentissage en exploitant leurs connaissances antérieures, en interagissant avec leurs pairs et en réfléchissant sur la notion à apprendre. Si l’on considère que le jeune enfant possède un bagage de connaissances et qu’il est un être socialisé capable de réflexion, cette conception de l’apprentissage peut s’appliquer dès le préscolaire.

Les enfants de ce niveau sont amenés à développer des compétences qui les aideront pour leur entrée à l’école et parmi lesquelles celle de la langue écrite s’avère l’une des plus cruciales (Brodeur, Gosselin, Legault, Deaudelin, Mercier et Vanier, 2005). Selon Good et Kaminski (1996), développer la compétence du lire-écrire constitue une visée essentielle, et ce, dès la maternelle. Les recherches montrent que les élèves qui possèdent une bonne base à la maternelle en ce qui concerne les habiletés langagières à l’oral et à l’écrit augmentent de beaucoup leurs chances d’obtenir de bons résultats dans les années ultérieures (Ball, 1997 ; Blachman, Tangel, Ball, Black et McGraw, 1999 ; Ehri, Nunes, Willows, Schuster, Yaghoub-Zadeh et Shanahan, 2001).

Pour développer cette compétence, la résolution de problème se révèle une pratique didactique fort intéressante. Selon le groupe de recherche de Brigaudiot et ses collaborateurs (Progression - Institut national de Recherche pédagogique - PROG-INRP) :

On appelle problème de langage écrit, des situations nécessitant des mises en relations de procédures langagières, et plus largement cognitives, relatives à l’écrit. Pour qu’il y ait problème, la réponse ne doit pas aller de soi. Plusieurs types de résolution sont possibles, il y a mobilisation de compétences et de représentations et on peut vérifier le caractère opératoire de la réponse.

2000, p. 49

Souvent utilisée dans le cadre des mathématiques, la résolution de problème peut aussi être pertinente en français, comme l’ont montré des chercheurs (Allal, Bétrix Köhler, Rieben, Rouiller Barbey, Saada-Robert et Wegmuller, 2001 ; Baslev, Claret-Girard, Mazurczak, Saada-Robert et Veuthey, 2005 ; Saada-Robert, Auvergne, Baslev, Claret-Girard, Mazurczak et Veuthey, 2003) et des auteurs d’ouvrages didactiques (Angoujard, 1994 ; Brassard, 1995 ; Rilliard et Sandon, 1994). Dans cette perspective d’apprentissage, le concept d’orthographe inventé (invented spelling) témoigne de la possibilité de réaliser des situations d’écriture sous forme de problèmes de langage écrit à résoudre. Initialement explorés, du côté anglo-saxon, par Chomsky (1971, 1975, 1979) et Read (1971, 1986) et, du côté espagnol, par Ferreiro et Gomez-Palacio (1988), ce concept a permis de comprendre l’idée que les enfants se font du système d’écriture et de révéler la présence d’une véritable compétence d’écriture antérieure à toute production normée. Du côté des travaux français, Jaffré (2000), David (2003), Fijalkow et Fijalkow (1991), ainsi que Besse et l’Association pour les Apprentissages de la Communication, de la Lecture et de l’Écriture - ACLE (2000), pour ne citer que les plus connus, se sont inspirés des travaux issus du courant de l’invented spelling.

Cependant, au Québec, Montésinos-Gelet et Morin (2001) ont récemment préféré l’expression d’orthographes approchées à celles d’invented spelling ou d’orthographes inventées, pour préciser ce que fait l’enfant en approchant progressivement la norme orthographique. Comme les deux auteures le font remarquer, ce changement d’appellation n’établit en aucun cas une rupture avec la tradition, mais apporte une rectification, car l’adjectif invented, souligne Rieben (2003), n’était pas adéquat, étant donné que l’enfant n’invente pas un code.

Quoique ce concept soit connu et utilisé comme outil d’évaluation lors de recherches développementales, force est de constater que peu nombreuses sont les recherches qui s’y intéressent dans le domaine des perspectives didactiques. L’absence de documentation représente donc un réel problème, tant pour les scientifiques désireux de mieux comprendre les concepts théoriques qui sous-tendent les pratiques en orthographes approchées et leur impact comme pratiques didactiques sur le développement orthographique chez les jeunes enfants, que pour les enseignants qui souhaitent en savoir davantage sur le sujet, d’une part, pour mieux soutenir leurs élèves dans leur appropriation du français écrit et, d’autre part, pour miser sur une bonne connaissance des principes didactiques de cette démarche avant son application en classe.

3. Contexte théorique

3.1 Définition des orthographes approchées

Créées et utilisées à l’origine comme outil d’évaluation dans le domaine de la recherche, les orthographes approchées permettaient aux chercheurs d’apprécier les préoccupations des jeunes scripteurs ainsi que leurs connaissances et leur compréhension du système écrit. Mentionnons que, dans un souci de synthèse, nous avons traduit les différentes appellations (invented spelling, creative spelling, écriture inventée, orthographes inventées et écritures approchées) par orthographes approchées tout au long de l’article.

Les premiers à s’y être intéressés ont montré qu’il existe une véritable compétence d’écriture antérieure à la production normée (Chomsky, 1971, 1975, 1979 ; Read, 1971, 1986 ; Ferreiro, 1980, 1984 ; Ferreiro et Teberosky, 1982). Encore de nos jours, nombreux sont les chercheurs qui ont recours à cet outil (Besse et l’Association pour les Apprentissages de la Communication, de la Lecture et de l’Écriture, 2000 ; Ferreiro et Gomez, 1988 ; Montésinos-Gelet, 1999 ; Montésinos-Gelet et Morin, 2001 ; Morin, 2002).

Les orthographes approchées sont également exploitées dans un autre domaine, celui de la pratique enseignante, où elles constituent des situations d’écriture encourageant les élèves à tenter d’écrire des mots selon leurs connaissances du système alphabétique français. Lors de ces pratiques, qui favorisent un apprentissage intégré, c’est-à-dire prenant en compte les connaissances antérieures des élèves et permettant de travailler plus d’une habileté ou notion à la fois, les élèves s’approchent de la norme orthographique à partir de leur savoir (connaissances des lettres, de petits mots), de leurs stratégies d’écriture (phonologique, analogique et lexicale) et de leurs stratégies de révision (demander la norme à un adulte ou à un élève plus âgé, chercher dans des livres ou des dictionnaires illustrés). L’objectif de tels exercices au préscolaire n’est pas d’atteindre la norme orthographique à tout prix, mais bien de favoriser un travail de réflexion lors de situations d’écriture. De plus, Rieben, Ntamakiliro, Gonthier et Fayol (2005) ont souligné que les pratiques en orthographes approchées peuvent se réaliser avec ou sans rétroaction sur la norme orthographique, tout en notant l’accroissement de leur efficacité en cas de rétroaction.

Enfin, les travaux menés dans le domaine permettent de constater l’intérêt que suscite la mise en place de telles pratiques en classe. De nos jours, en effet, le fait d’encourager les situations d’écriture pour le développement de l’écrit chez le jeune enfant est préconisé par un grand nombre de chercheurs (Brigaudiot, 2004 ; Ehri et Wilce, 1987 ; Huxford, Terrell et Bradley, 1992 ; Read, 1986 ; Richgels, 1987 ; Shanahan, 1980 ; Snow, Burns et Griffin, 1998), et même par une organisation professionnelle (International Reading Association, 1998).

3.2 État des travaux de recherche menés sur les pratiques en orthographes approchées

Il existe quelques recherches sur les pratiques en orthographes approchées (Rieben, 2003). Certains chercheurs ont vérifié l’impact de classes réalisant ce type de pratiques, comparativement à celles qui mettent en oeuvre des méthodes différentes, sur l’apprentissage de la langue écrite, et ils ont évalué le progrès orthographique des élèves (Brasacchio, Kuhn et Martin, 2001 ; Clarke, 1988 ; Rieben et collab., 2005 ; Nicholson, 1996), tandis que d’autres se sont penchés sur la manière dont les enseignants perçoivent les orthographes approchées (Rivaldo, 1994 ; von Lehmden-Kock, 1993). À notre connaissance, seule une recherche s’est attachée à décrire celles-ci. Plus précisément, Besse et l’Association pour les Apprentissages de la Communication, de la Lecture et de l’Écriture (2000) se sont intéressés aux pratiques en orthographes approchées appliquées par des enseignants de moyenne et de grande section de maternelle. Sans contrainte, certains enseignants étaient invités à réaliser ces pratiques en classe et à faire part de leur expérience aux chercheurs. Ils créaient eux-mêmes leurs activités dans une liberté totale quant à la fréquence de leur réalisation dans la semaine. Besse et l’Association pour les Apprentissages de la Communication, de la Lecture et de l’Écriture ont étudié de façon ponctuelle les pratiques des enseignants, c’est-à-dire qu’ils ont recueilli les pratiques déclarées de certains tout en ayant également observé quelques séances, à partir de quoi ils ont montré que les orthographes approchées peuvent susciter différentes situations d’écriture et que le rôle des enseignants consiste à placer les enfants dans des conditions favorisant leur curiosité intellectuelle, à communiquer leurs stratégies, à les encourager à tenter leurs hypothèses d’écriture et à les valider. Toutefois, notons que les chercheurs n’ont pas dépassé le stade de la description des pratiques et des conditions de réalisation.

4. Objectif de la recherche

Compte tenu de l’importance des deux approches pour établir une description précise de la réalité des classes, notre recherche vise à décrire et à catégoriser les pratiques déclarées en orthographes approchées chez les enseignants de maternelle.

5. Méthodologie

Cette section comprendra les points suivants : Sélection des enseignantes du préscolaire, Formation préalable de notre échantillon, Collecte de données sur les pratiques déclarées des enseignantes en orthographes approchées, Modalités de la collecte de données et Élaboration de la grille de catégorisation des pratiques.

5.1 Sélection des enseignantes du préscolaire

Nous avons mené l’étude auprès de cinq enseignantes de maternelle dont les écoles se situent dans des milieux socio-économiques faibles ou moyens de la Montérégie, et qui avaient été sélectionnées en raison de leur engagement dans la problématique de l’éveil à l’écrit depuis de nombreuses années, ce qui nous permettait d’assurer le contrôle de certaines variables.

5.2 Formation préalable de notre échantillon

Pour les besoins de la recherche, plus d’un an avant le début du projet, les enseignantes ont suivi, une fois par mois, une formation en orthographes approchées dirigée par une chercheuse du projet de recherche et destinée à leur fournir les moyens de favoriser des situations d’écriture à la maternelle et de mieux analyser les productions écrites des enfants. Par la suite, elles ont créé leur propre style de pratiques en orthographes approchées à partir des connaissances acquises.

Les rencontres mensuelles se sont poursuivies tout au long de la recherche. Un tel choix méthodologique se justifie par le fait que la recherche se voulait collaborative, dans la mesure où chercheuses et enseignantes devaient s’allier pour contribuer à l’avancement des connaissances dans le domaine. Il importe de spécifier, d’une part, que les enseignantes étaient libres de fixer la fréquence des situations d’écriture dans la semaine, c’est-à-dire qu’elles choisissaient elles-mêmes le nombre de pratiques en orthographes approchées à accomplir par semaine ainsi que la durée de chacune d’elles, et d’autre part, que les rencontres leur permettaient de s’exprimer sur leur vécu en classe et de garder intacte leur motivation. Ces rencontres ne représentaient pas un biais pour l’étude, car elles avaient lieu non pas pour diriger les enseignantes, mais pour les soutenir dans ce processus de recherche qui leur demandait un engagement très important. Toutefois, nous sommes conscientes que l’encadrement offert aux enseignantes leur a peut-être permis de maintenir un niveau de fréquence plus élevé qu’il n’aurait été si elles n’avaient pas été encadrées, ce qui constitue une limite de notre recherche.

5.3 Collecte des données sur les pratiques déclarées des enseignantes en orthographes approchées

Cette recherche, de style longitudinal, s’est échelonnée sur une année scolaire, plus précisément sur 25 semaines. Pour recueillir les données nécessaires à la description des pratiques déclarées, nous avons décidé d’utiliser l’entretien semi-dirigé. Compte tenu de la distance physique séparant les enseignantes des chercheuses, nous avons opté pour l’entretien téléphonique hebdomadaire.

Afin de faciliter et d’uniformiser le déroulement de la collecte des données et que celle-ci soit méthodique et rigoureuse, nous avons mis en place un protocole d’entretien qui comprenait un canevas destiné à la compilation des pratiques en orthographes approchées et un référentiel (Annexe 1) présentant plusieurs objectifs éducatifs (35) en lien avec l’éveil à l’écrit et susceptibles d’être poursuivis ou atteints lors des situations d’écriture. Pour chaque séance, les enseignantes devaient décrire la mise en contexte, la réalisation, l’intégration et le transfert des apprentissages, le cas échéant. De plus, elles complétaient leur description en fournissant des informations sur la gestion du temps, la fréquence par semaine, le type de regroupements (individuel, en petites équipes et collectif) et le ou les objectifs éducatifs visés. Si les déclarations des enseignantes n’étaient pas complètes, la chercheuse pouvait poser des questions pour obtenir des informations supplémentaires.

5.4 Modalités de la collecte de données

La collecte des pratiques déclarées a commencé à la fin du mois d’octobre pour se terminer à la fin de mai. Bien entendu, il s’agit de pratiques déclarées et non nécessairement effectives. Pour nous assurer de la réalisation des pratiques déclarées, nous avons demandé aux enseignantes de conserver les traces écrites des enfants et de nous les fournir à titre de preuves. Étant donné que les pratiques enseignantes déclarées sont corroborées par la consultation des documents didactiques des enseignantes et par la vérification des fiches descriptives (séquences didactiques), nous pouvons considérer que la collecte de données complémentaires à celles qui ont été obtenues par téléphone atténue l’effet de désirabilité sociale et le décalage souvent souligné par d’autres chercheurs entre les pratiques déclarées et les pratiques réelles des enseignants (voir notamment, Giasson et Saint-Laurent, 1999).

5.5 Élaboration de la grille de catégorisation des pratiques

La grille de catégorisation (Annexe 1) a été élaborée à partir de l’examen du corpus des différentes pratiques déclarées recueillies lors des entretiens téléphoniques. Nous avons constaté que les enseignantes réalisaient leurs pratiques en orthographes approchées sensiblement de la même façon, ce qui nous a amenées à dégager une démarche didactique des orthographes approchées et à l’utiliser en guise de grille de catégorisation des pratiques déclarées des enseignantes.

6. Présentation et discussion des résultats

Cette section présente les résultats de notre étude. Afin de répondre à nos objectifs, nous allons aborder brièvement la description des pratiques déclarées en orthographes approchées chez des enseignantes de maternelle et catégoriser ensuite leurs pratiques déclarées en fournissant des informations supplémentaires concernant la gestion du temps, la fréquence des séances et les principaux objectifs éducatifs visés. Cette présentation permet de situer notre étude dans une approche centrée sur la description et l’explication du fonctionnement des pratiques en orthographes approchées mises en oeuvre par des enseignantes en maternelle.

6.1 Description des pratiques déclarées en orthographes approchées

La collecte des pratiques déclarées des cinq enseignantes nous a permis de décrire chacune d’elles. Comme les enseignantes créaient leurs propres pratiques et étaient libres de décider du nombre de séances dans la semaine, nous avons recueilli un total de 78 pratiques différentes. Notons que, dans un souci de synthèse, nous limiterons la description à la présentation des classifications sous forme de tableaux détaillés.

Tableau 1

Le nombre de pratiques déclarées en orthographes approchées différentes selon chacune des enseignantes

Le nombre de pratiques déclarées en orthographes approchées différentes selon chacune des enseignantes

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Cette description nous a permis d’observer que les enseignantes ont inséré les situations d’écriture en orthographes approchées dans des pratiques qu’elles réalisaient déjà en classe. Par exemple, certaines enseignantes ont modifié leur message habituel du matin en ajoutant un mot-mystère que les enfants devaient trouver selon le contexte de la phrase, pour ensuite tenter de l’écrire (Bonjour les_______. Aujourd’hui, c’est le cours de musique. Bonne journée !).

6.2 Catégorisation des pratiques déclarées en orthographes approchées

La catégorisation des pratiques déclarées permet d’observer que les enseignantes réalisent visiblement les mêmes actions pour certaines phases, tandis qu’elles empruntent des voies différentes pour d’autres.

6.2.1 Différenciation des enseignantes concernant le contenu des phases

Phase 1 : Contexte de la pratique

À la lumière des pratiques déclarées recueillies, nous avons procédé à un regroupement thématique (ex. : mot du jour, message du matin, arts plastiques, etc.). Les résultats nous indiquent, par exemple, que, dans ses onze pratiques, l’enseignante 2 a privilégié quatre thèmes. Il est important de spécifier que, dans le tableau 2, le chiffre figurant entre parenthèses correspond non pas au nombre de fois où la pratique a eu lieu en classe durant l’année scolaire, mais au nombre de possibilités différentes mises en oeuvre par l’enseignante pour exploiter le thème. Par exemple, l’enseignante 1 transmet le message du matin (thème message du matin) de quatre façons différentes (quatre pratiques différentes).

Tableau 2

Les thèmes abordés par chacune des enseignantes

Les thèmes abordés par chacune des enseignantes

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Nous remarquons que l’enseignante 1 exploite deux fois plus de thèmes que les enseignantes 2 et 5, et que les enseignantes 1, 3 et 4 se rejoignent par un nombre presque égal de thèmes. Le grand nombre de thèmes abordés par l’enseignante 1 peut se justifier par la réalisation quotidienne d’activités. En effet, la variété des thèmes semble entretenir la motivation des élèves lors des situations d’écriture, ce qui s’avère crucial lorsque l’on sait que la motivation à apprendre est l’un des facteurs favorables à la réussite scolaire (Archambault et Chouinard, 2003).

Par ailleurs, nous observons que les enseignantes tendent à mettre en oeuvre des pratiques en orthographes approchées dans d’autres disciplines. En effet, elles associent l’éveil à l’écrit aux arts plastiques, aux sciences et même aux technologies de l’information. Cette volonté d’établir des liens entre les disciplines semble prouver l’importance, pour les enseignantes, d’offrir des contextes riches qui montrent aux enfants que la langue écrite est le vecteur d’autres apprentissages, ce qui corrobore les orientations du Programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001).

Phase 2 : Consignes de départ (le regroupement)

Avant de mettre en place la situation d’écriture, les enseignantes donnent des consignes aux enfants à propos des conditions de travail (regroupement), car les situations en orthographes approchées peuvent s’accomplir individuellement, en petites équipes (dyade ou triade) ou de manière collective, sous forme de modélisation individuelle ou de trio modélisateur, c’est-à-dire qu’un enfant (ou trois enfants s’il s’agit d’un trio modélisateur) se présente comme modèle en tentant, avec l’aide de l’enseignante, d’écrire et de verbaliser ses stratégies d’écriture auprès de l’ensemble de la classe. Vu les résultats globaux recueillis durant l’année scolaire, nous constatons que l’enseignante 2 favorise les pratiques individuelles ; l’enseignante 3, les pratiques collectives la mettant en jeu une modélisation, et les enseignantes 1, 4 et 5, le travail en petits groupes, particulièrement en trio.

Tableau 3

Le nombre de pratiques déclarées en orthographes approchées de chacune des enseignantes selon le regroupement

Le nombre de pratiques déclarées en orthographes approchées de chacune des enseignantes selon le regroupement
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modélisation en trio ou individuellement

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Dans la section du regroupement en petits groupes, nous remarquons que le travail en dyade est exploité uniquement par deux enseignantes, qui exploitent cependant encore plus, comme les trois autres enseignantes, le travail en triade. Cette préférence peut s’expliquer par les avantages que présente le travail en triade, en particulier la présence de conflits sociocognitifs (Perret-Clermont, 1996 ; Vygotsky, 1997) et un plus grand partage de connaissances et de stratégies d’écriture et de réflexion.

6.2.2 Points communs des enseignantes concernant le contenu des phases

Phase 1 : Choix du mot

Lors des pratiques en orthographes approchées, le mot, voire la phrase, à écrire peut être choisi par l’enseignante ou par les élèves. Toutefois, nous avons observé que ce sont les enseignantes qui le plus souvent choisissent le mot, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’elles préfèrent sélectionner des éléments présentant différentes particularités orthographiques, telles que digramme (assemblage de deux lettres pour former un graphème : ou, au, on), trigramme (assemblage de trois lettres pour former un graphème : eau, aon, ein) ou morphogramme (lettre muette en position finale des mots : éléphant, canard, amis), ou qu’elles veulent vérifier certaines stratégies d’écriture utilisées par les enfants (ex. : vérifier si les enfants vont penser à faire une analogie orthographique avec le mot papa pour écrire le mot patate). En ce qui concerne la stratégie analogique, certains chercheurs croient qu’elle apparaît chez les élèves plus âgés (Marsh, Morton, Welch et Desberg, 1980), tandis que d’autres chercheurs (Goswani, 2002 et Nation et Hulme, 1998) ont montré que les enfants en début d’apprentissage sont capables d’utiliser cette stratégie. À la lumière de notre recension de pratiques, nous croyons qu’en offrant un contexte pédagogique qui encourage l’utilisation de la stratégie analogique, dans ce cas-ci les orthographes approchées, les enfants d’âge préscolaire en viennent à comprendre et à appliquer la stratégie analogique lors de leurs tentatives d’écriture.

Phase 2 : Tâches des élèves

Lors de la réalisation des pratiques en orthographes approchées en petits groupes, les enseignantes attribuent une tâche à chacun des élèves d’une même équipe afin d’assurer une bonne gestion de travail. Il s’agit habituellement des tâches de scripteur, de responsable de l’alphabet aide-mémoire, de responsable de la gomme à effacer ou du gardien du temps. Ce faisant, les enseignants privilégient l’apprentissage coopératif, approche pédagogique qui a fait ses preuves (Gambrell, Mazzoni et Almasi, 2000 ; Johnson, Johnson et Stanne, 2000) et qui est particulièrement encouragée lorsqu’il est question du développement des compétences langagières (Mattar et Blondin, 2006).

Phase 3 : Échange et tâche d’écriture et Phase 4 : Retour collectif sur le mot ou la phrase

Lors de ces deux phases, les enseignantes se comportent généralement de la même manière. En effet, lors de la phase 3, elles agissent à titre de guides en invitant les enfants à essayer d’écrire selon leurs connaissances du système alphabétique et en les amenant à réfléchir sur leur démarche de résolution de problème de langage écrit et à verbaliser leurs réflexions, ce qui leur permet de situer les préoccupations des jeunes scripteurs (Montésinos-Gelet, 2007). Ces deux phases de la démarche didactique permettent aux enfants de mobiliser à la fois leurs connaissances disponibles à partir de la mémoire et celles fournies par leur environnement (leurs pairs, les abécédaires, etc.). Cette mobilisation des ressources renvoie à ce que Perkins (1995) appelle individus-plus. De plus, les enseignantes tentent de créer un environnement où les enfants développeront un rapport positif à l’écrit, ainsi que le préconisent la recherche de Besse et l’Association pour les Apprentissages de la Communication, de la Lecture et de l’Écriture (2000).

Pour ce qui est de la phase 4, les enseignantes opèrent un retour collectif sur la situation d’écriture, retour qui permet aux élèves d’échanger des idées sur leurs choix orthographiques et leurs stratégies d’écriture, et d’apprendre de nouvelles stratégies. Les modalités de retour peuvent prendre différentes formes. Par exemple, un trio présente son hypothèse d’écriture à l’ensemble de la classe ou l’enseignante affiche au tableau quelques productions écrites d’élèves et les invite à expliquer leur tentative d’écriture.

Phase 5 : La norme orthographique

Parler de la norme orthographique au préscolaire peut susciter un certain malaise. Précisons de nouveau que les pratiques en orthographes approchées au préscolaire ne visent pas l’acquisition de la norme orthographique, mais cherchent à s’approcher de celle-ci à l’aide du soutien de l’enseignante. Ce soutien renvoie au concept d’étayage qui consiste, pour l’enseignante ou un élève plus avancé, à aider un élève […] dans la tâche qui excède initialement [ses capacités], lui permettant de concentrer ses efforts sur les éléments qui demeurent dans son domaine de compétences et de les mener à terme (Bruner, 1983, p. 263).

L’analyse des pratiques déclarées recueillies montre que, lors des premières séances, les cinq enseignantes fournissaient elles-mêmes la norme orthographique aux enfants. Cependant, au fil du temps, elles ont commencé à développer des stratégies de révision avec les élèves, comme celles de demander de l’aide à un adulte ou à un élève plus âgé, de se servir des affiches sur les murs, de rechercher l’information dans des livres de littérature jeunesse, des abécédaires et le dictionnaire. Pour rendre cette phase motivante et intéressante, elles ont instauré le rôle d’enquêteur ou de détective, qui consiste à partir à la recherche de la norme orthographique. Une fois la norme trouvée, les enseignantes procédaient à un retour collectif pour comparer l’orthographe proposée par les élèves à celle de la norme. Ce retour était important pour les enseignantes, car elles jugeaient cette étape de rétroaction cruciale dans le développement des compétences orthographiques des enfants, ce qui correspond aux conclusions de Rieben et ses collaborateurs (2005) qui ont observé que les groupes qui bénéficiaient de pratiques en orthographes approchées avec retour sur la norme obtiennent des résultats significativement supérieurs en ce qui concerne les aspects orthographiques en écriture et la lecture de mots, comparativement à ceux qui réalisent de telles pratiques sans retour.

Phase 6 : Conservation des traces et réinvestissement (transfert)

Les enseignantes ont conservé les traces d’écriture à l’aide du portfolio de chaque élève ou de scrapbooks. Ainsi leur était-il possible d’observer l’évolution des enfants et d’ajuster leur progression d’enseignement à la progression d’apprentissage des élèves. En ce qui a trait à la réutilisation des mots, les enseignantes réalisaient des activités de transfert à partir d’un mot ou des stratégies d’écriture et de révision (par exemple, le mardi, les élèves ont tenté d’écrire chat et, le jeudi, l’enseignante a proposé d’écrire chaton, dans le but d’observer quels enfants allaient transférer les connaissances acquises). Remarquons qu’elles ne réutilisaient pas systématiquement une activité de transfert pour chacune des pratiques en orthographes approchées.

6.3 Variables à prendre en considération lors des pratiques en orthographes approchées

Lors de la collecte des pratiques déclarées en orthographes approchées, nous avons également pris en considération certaines variables telles que la gestion du temps, la fréquence des séances durant la semaine ainsi que les objectifs éducatifs visés par la situation d’écriture. Il est important de préciser que c’est la première fois qu’on s’intéresse à ces trois variables dans les recherches sur les pratiques en orthographes approchées.

Gestion du temps

Pour chacune des pratiques déclarées, les enseignantes ont indiqué la durée en minutes. En comptabilisant la durée de toutes les pratiques déclarées réalisées durant les 25 semaines, nous avons dégagé une moyenne du temps accordé à ces pratiques par semaine. Les résultats, qui figurent dans le tableau 4, montrent d’une part, que les enseignantes 1 et 2 s’opposent à propos de ce point de vue, la première consacrant aux situations d’écriture le plus de temps par semaine (près de deux heures), la seconde le moins de temps (moins de 12 minutes), et d’autre part, que les élèves des enseignantes 3, 4 et 5 bénéficient quasiment du même temps de pratiques (un peu plus d’une quarantaine de minutes).

Tableau 4

La moyenne du nombre de minutes par semaine consacré aux pratiques déclarées en orthographes approchées selon chacune des enseignantes

La moyenne du nombre de minutes par semaine consacré aux pratiques déclarées en orthographes approchées selon chacune des enseignantes

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D’après les résultats du tableau 4, nous pouvons supposer que le peu de temps consacré chaque semaine par l’enseignante 2 aux situations d’écriture s’explique par le fait qu’elle favorise celles qui se réalisent individuellement (Tableau 2), ce qui nécessite moins de temps, à cause de l’absence d’interactions entre les enfants.

Fréquence par semaine

Les résultats présentés dans le tableau 5 paraissent indiquer que l’enseignante 1 a instauré, dans sa routine quotidienne, les pratiques en orthographes approchées, au même titre que certaines enseignantes de maternelle transmettent le message du matin ou lisent un livre de littérature jeunesse tous les jours. De son côté, l’enseignante 2 ne met pas en oeuvre, toutes les semaines, des pratiques en orthographes approchées, qu’elle exploite de façon plus ponctuelle. Quant aux enseignantes 3, 4 et 5, elles proposent à leurs élèves environ une à deux pratiques en orthographes approchées par semaine.

Tableau 5

La moyenne du nombre de pratiques déclarées en orthographes approchées par semaine selon chacune des enseignantes

La moyenne du nombre de pratiques déclarées en orthographes approchées par semaine selon chacune des enseignantes

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Globalement, ces résultats attestent que l’enseignante 2 réalise cette pratique sensiblement comme les chercheurs le font avec les enfants lors d’expérimentations de recherche, tandis que les autres enseignantes ont adapté cet outil d’évaluation pour en faire une activité de résolution de problème linguistique applicable au préscolaire.

Objectifs éducatifs visés

Lors de la mise en oeuvre de leurs pratiques en orthographes approchées, les enseignantes visaient certains objectifs éducatifs, chacune privilégiant des objectifs particuliers. Notons que les enseignantes se référaient aux objectifs éducatifs du référentiel. Dans le tableau 6, nous avons retenu les objectifs qui semblaient les plus significatifs à partir de l’examen des pratiques déclarées recensées, et nous les avons présentés par ordre d’importance.

Tableau 6

Les principaux objectifs éducatifs visés par les orthographes approchées selon chacune des enseignantes

Les principaux objectifs éducatifs visés par les orthographes approchées selon chacune des enseignantes
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Les chiffres entre parenthèses correspondent à la numérotation des objectifs du référentiel.

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Pour les cinq enseignantes, nous remarquons que le premier objectif favorisé est le 14, L’enseignante offre l’occasion à ses élèves d’essayer de trouver comment s’écrit un mot. La position de cet objectif peut se justifier par le fait que les situations d’écriture en orthographes approchées encouragent les enfants à trouver l’orthographe d’un mot.

L’objectif 18, L’enseignante propose des activités qui permettent à ses élèves de faire une relation entre les sons du langage et les lettres de l’alphabet, a été retenu par quatre des enseignantes. Sa présence nous autorise à penser que les enseignantes ont pris conscience de l’efficacité des pratiques en orthographes approchées pour aider les enfants dans leur appropriation du principe alphabétique, principe important pour la réussite à long terme de la lecture (Stanovich, 1986), et ainsi mieux les préparer à l’apprentissage de la lecture en première année.

L’objectif 29, L’enseignante organise des activités qui permettent aux élèves de comparer des lettres, des mots selon leurs différences ou leurs ressemblances, renvoie à une étape importante de la phase 5 (présentation de la norme orthographique) de la grille de catégorisation. Lors de cette phase, l’enseignante amène les enfants à comparer leur hypothèse d’écriture à la norme orthographique du mot et à observer leurs réussites (écrire de gauche à droite, avoir trouvé que le mot ami commence par la lettre a, etc.). Cette façon d’effectuer un retour avec les enfants prouve que l’enseignante accorde de l’importance à ce qui est construit chez l’enfant et non aux erreurs commises en tentant d’orthographier un mot. L’erreur n’est pas perçue comme telle, mais plutôt envisagée comme une étape dans le processus d’apprentissage. En tant que pratique enseignante, les orthographes approchées valorisent donc davantage le droit à l’essai que le droit à l’erreur, selon les termes de Brigaudiot (2004).

Les objectifs 17 et 19 sont également choisis par plus d’une enseignante. La sélection du premier, L’enseignante propose des activités qui permettent à ses élèves de prendre conscience des sons du langage (syllabes, rimes, phonèmes), nous laisse penser que les enseignantes ont observé et reconnaissent la contribution des orthographes approchées au développement de la conscience phonologique des élèves. L’exposition des enfants d’âge préscolaire à cette habileté est fortement encouragée, sachant qu’elle est un prédicteur de réussite de l’apprentissage de la lecture (Blachman, 2000). Il serait intéressant d’évaluer cet aspect lors de futures recherches. Enfin, par leur intérêt pour le second objectif, L’enseignante propose des activités de reconnaissance de mots (par exemple, avec les prénoms des élèves de la classe), les enseignantes montrent qu’elles encouragent les enfants à utiliser les mots qu’ils connaissent (prénom, papa, maman, etc.) pour les aider à orthographier des mots inconnus, ce qui renvoie à la stratégie analogique. Par ailleurs, ce dernier choix peut également s’expliquer par la présence de la phase 6 de la démarche didactique qui suggère de réutiliser les mots travaillés lors des situations d’écriture en orthographes approchées afin de consolider les connaissances orthographiques.

Dans un autre ordre d’idées, nous observons que certaines enseignantes privilégient deux objectifs, tandis que d’autres en privilégient six. En établissant un parallèle entre le nombre de pratiques déclarées et les objectifs éducatifs, nous constatons que plus l’enseignante accomplit différentes pratiques, plus ses objectifs sont variés.

En outre, il semble que les enseignantes 4 et 5 attribuent la même valeur à certains objectifs, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’elles enseignent dans la même école et se font part régulièrement de leurs pratiques.

7. Conclusion

Dans le cadre de cette recherche, nous avons contribué de façon originale à documenter le concept d’invented spelling. Nos données sont les premières, dans les écrits scientifiques, à non seulement décrire, mais aussi catégoriser les pratiques déclarées en orthographes approchées chez des enseignantes de maternelle.

Compte tenu de la description des pratiques déclarées, il est manifestement possible d’exploiter les situations d’écriture en orthographes approchées de différentes manières en variant le contexte et le regroupement. Nous reconnaissons qu’une des limites de notre recherche est d’avoir retenu les pratiques déclarées et non réelles, qui plus est, de seulement cinq enseignantes, ce qui nous amène à penser qu’il serait pertinent d’observer des enseignants en classe et d’élargir notre échantillon à plus de cinq enseignantes.

Quant à la catégorisation des pratiques déclarées, il en ressort que les enseignantes se différencient par le contexte de départ de la situation d’écriture (phase 1) et par leurs consignes portant sur le regroupement de travail (phase 2), tandis qu’elles semblent se ressembler pour ce qui touche aux autres phases, y compris la phase 1 (choix du mot) et la phase 2 (tâches des élèves). Par ailleurs, les résultats ont permis de dégager que d’autres variables, telles que la fréquence de pratiques par semaine, la gestion du temps et les objectifs éducatifs visés, sont différentes d’une enseignante à l’autre et qu’il serait important de les considérer dans la grille de catégorisation.

Au terme de cette étude, différentes perspectives de recherche se dessinent. D’abord, il serait souhaitable de décrire l’évolution de telles pratiques afin d’examiner dans quelle mesure il est possible de s’ajuster au rythme d’apprentissage des élèves. Par ailleurs, il serait crucial, dans le cadre de futures recherches, de documenter davantage les phases 3, 4 et 5 de la grille de catégorisation en recueillant des données par le biais de réelles observations en classe. Ainsi, serait-il possible de fournir des informations plus précises, notamment sur les échanges et les stratégies d’écriture et de révision utilisées par les enfants, ainsi que sur l’étayage offert par l’enseignant lors des tentatives d’écriture et des retours sur les écrits des enfants.