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Introduction

La fonction socialisatrice du système éducatif a, depuis longtemps, été mise en évidence par la sociologie de l’éducation. Celle-ci, toutefois, a fortement centré son attention sur les mécanismes de reproduction sociale véhiculés par l’institution scolaire, souvent considérée comme homogène à cet égard. Contrastant avec cette approche, une tradition empirique issue de la psychologie sociale a tenté de comprendre l’influence différenciée des domaines d’études supérieures sur la formation des attitudes et des valeurs, en général, et sur celle des attributions causales, en particulier. C’est dans ce courant que s’inscrit la présente recherche [1].

Au sein d’une université de Belgique francophone, nous comparons des étudiants en sociologie à des étudiants en gestion, à différents moments du cursus, sous l’angle des attributions causales en matière de chômage et de pauvreté. Tout en confrontant nos résultats à ceux qu’ont obtenus d’autres chercheurs à partir de populations canadiennes homologues, nous entreprenons, ensuite, de saisir les variables inductrices des différences observées.

Internalité, externalité et idéologie

Afin d’expliquer le chômage d’une personne, il est possible d’invoquer, par exemple, le peu d’efforts qu’elle manifeste pour s’en sortir, ou encore l’actuel marasme économique de son pays, rendant l’emploi difficile à trouver et à conserver. Ces deux explications, qui visent à inférer une cause à un comportement ou à un état, constituent des attributions causales, respectivement interne (relative aux dispositions de la personne) et externe (relative à sa situation).

Heider (1958) est probablement le bâtisseur de la théorie de l’attribution. Selon l’axiome fondamental de celle-ci – du moins telle que l’auteur la conçoit –, la personne, afin de pouvoir orienter et réguler son propre comportement, est obligée de procéder à un traitement cognitif à partir de l’information que lui fournissent les comportements d’autrui et le contexte dans lequel ceux-ci s’inscrivent (Ross et DiTecco, 1975). Le postulat premier de Heider et de ceux qui, tels Jones et Davis (1965) et Kelley (1967), échafauderont la théorie de l’attribution dans sa forme dite classique, suggère que c’est sa rationalité qui permet à l’homme d’intégrer l’ensemble des données indispensables à la juste compréhension des causes présidant aux actions des gens qui l’entourent.

Vers la fin des années 1980, Gilbert, Krull et Pelham (1988) mettent en doute, à la suite de Deutsch (1985), les prétendues capacités cognitives effarantes de tout un chacun, censées permettre l’appréhension précise – et, surtout, objective – des origines causales des comportements observés. Si tant est qu’elle soit à même, dans l’absolu, d’entreprendre une telle démarche de pensée, la personne, selon Gilbert et al., sera bien peu encline à s’y livrer, car elle y mobiliserait la totalité de ses facultés mentales. Au contraire, le sujet tend, selon ces auteurs, à négliger largement les facteurs situationnels pour mieux privilégier les facteurs dispositionnels, c’est-à-dire pour procéder à une « inférence personnologique facile » (Beauvois, 1994, p. 45). Renonçant ainsi progressivement à l’idée heidérienne de prêter à la personne un rôle de scientifique spontané, les théoriciens de l’attribution ont préféré voir en elle un sujet économe de ses aptitudes cognitives, donc susceptible de se fourvoyer à la suite d’inférences causales quelque peu précipitées.

Restait à rendre compte des déterminants qui poussent ledit sujet à en appeler à des facteurs internes pour expliquer des comportements qui, objectivement, relèvent bien plus « des circonstances, des conventions sociales, ou, tout simplement, de la simple soumission à autrui » (Dubois, 1994, p. 15) que de quelque tendance personnelle ou trait de personnalité stable. C’est à cette fin que Ross (1977) formulera le concept – depuis lors devenu notoire – d’erreur fondamentale d’attribution, que Moscovici (1982) définit comme le fait de négliger, dans le jugement d’une personne, tout ce qui est imputable aux circonstances, et, réciproquement, de n’attacher d’importance qu’aux aspects qui la concernent individuellement. Ainsi, la notion d’erreur fondamentale rend compte du refus – présumé tout aussi fondamental – de la personne humaine de faire le deuil de l’aptitude au contrôle de son environnement. Le qualificatif « fondamental » révèle toutefois sans difficulté ses soubassements idéologiques : ces derniers érigent en besoin inhérent à la nature psychologique profonde des hommes, l’attachement aux sentiments de contrôle de l’environnement et des événements, de liberté d’action, bref d’autodétermination, hypothèse fondatrice de l’ontologie et de l’idéologie individualistes.

Selon Moscovici (1982), les postulats de la cognition sociale considèrent l’individu comme le siège de la réalité psychique et n’accordent, en conséquence, aucun intérêt au groupe. Cette approche suppose, en outre, que chaque personne réponde aux mêmes « lois » mentales en toutes circonstances, les différences de comportement étant alors portées au compte d’une application erronée de ces « lois ». Dans le cas précis du phénomène d’attribution, poursuit l’auteur, estimer, à l’instar des théories psychosociales dominantes, que la personne observe minutieusement et objectivement les faits et attitudes de ses semblables, pour ensuite les expliquer sur la base de schémas causaux, revient à occulter la subjectivité traversant cette prise d’information, subjectivité largement induite par les valeurs du groupe d’appartenance.

Le schème personnologique serait donc bien moins une erreur d’attribution qu’un processus inférentiel construit à partir d’un système de représentations communément accepté, en l’occurrence celui que véhicule l’idéologie libérale. La seule possibilité de sortir de cette impasse, argue l’auteur, est d’utiliser les représentations sociales comme point de départ de la recherche scientifique. Ces représentations, indique-t-il, ne peuvent être étudiées qu’au sein des groupes, et non par l’isolation des individus. Cela doit rendre manifeste, conclut enfin Moscovici, que penser « incorrectement » revient, en réalité, à penser différemment, c’est-à-dire selon les schèmes de pensée d’un groupe social différent.

Par son approche novatrice des représentations sociales, Moscovici affirme donc la non-pertinence de la notion d’erreur fondamentale, et suggère sans ambages que les éléments constitutifs de la psychologie dite naïve sont certainement aussi nombreux dans la culture que dans la nature de la personne. D’autres chercheurs lui ont emboîté le pas. Parmi eux, Guimond a posé la question de savoir si un phénomène particulier de socialisation culturelle, celui de la transmission des connaissances par les établissements d’enseignement supérieur, pouvait influencer le processus d’attribution causale.

De l’influence des études sur les attributions causales

Enracinant sa réflexion dans les travaux de psychologie et de sociologie de l’éducation, Guimond (1998) perçoit l’existence de deux courants de pensée quant à la fonction socialisatrice du système éducatif. D’une part, une kyrielle de travaux de sociologie de l’éducation, dont ceux de Bourdieu et Passeron (1970, 1985), mettent en évidence une solide tendance du système éducatif à la reproduction de la domination des classes dominantes. Celui-ci permettrait de consolider les valeurs conservatrices inculquées à leurs enfants par les familles de souche bourgeoise.

D’autre part, dès les années 1940, les recherches de psychologie sociale de l’influence amorcées par Newcomb (1943), puis poursuivies par ses successeurs (Newcomb, Koenig, Flacks et Warwick, 1967 ; Alwin, Cohen et Newcomb, 1991), attribuent à l’école, et plus particulièrement à l’enseignement universitaire, des vertus émancipatrices. Autrement dit, l’enseignement universitaire serait capable de convertir durablement les attitudes politiques premières des étudiants vers plus de tolérance et de sympathie à l’égard de la condition des personnes moins nanties qu’eux-mêmes.

Comment, s’interroge Guimond (1998), résoudre l’apparente contradiction opposant les résultats des sociologues à ceux des psychologues sociaux ? Constatant que ces positions divergentes possèdent en commun l’idée que l’éducation détient une influence marquante sur la formation de la pensée sociale, l’auteur s’extrait du lieu de l’opposition en proposant une réflexion intégrative :

Au cours de leur formation, les étudiants en sciences sociales, par exemple, sont régulièrement exposés à des théories, des concepts ou des propositions qui mettent en valeur l’importance des conditions sociales et qui soulignent les limites qu’impose l’environnement social, économique ou politique au comportement humain. [...] Ces connaissances peuvent s’accompagner d’une diminution de la tendance à imputer de la responsabilité et à assigner un blâme [...]. À l’inverse, la formation en commerce ou en administration, mettant l’accent sur l’esprit d’entreprise, pourrait renforcer la tendance à croire que l’individu est responsable de son sort.

p. 237

Sur le plan théorique, il n’existe donc, selon Guimond, aucune antinomie à soutenir conjointement la thèse des sociologues et celle des psychologues sociaux : l’une comme l’autre reflètent deux facettes d’une même réalité. Il s’agit simplement de ne pas comprendre une cohorte donnée d’étudiants universitaires en tant qu’entité monolithique, mais plutôt d’y discerner l’altérité des attitudes en fonction des filières académiques. Une longue série d’études, notamment Bernier (1978), Guimond (1992), Guimond, Bégin et Palmer (1989), Guimond et Palmer (1990, 1996), Franks, Falk et Hinton (1973), Hartnett et Centra (1977), confirme ces prédictions : d’importantes différences attitudinales sont décelées, dans le sens attendu, entre les étudiants en gestion et leurs condisciples sociologues. Mais il y a plus : outre les variations selon le domaine d’études, sont enregistrées des évolutions en fonction du niveau d’études. Plus précisément, les attitudes politiques sont très voisines chez les élèves de dernière année de l’enseignement secondaire, quelle que soit l’orientation universitaire projetée. Au collège, par contre, se marque une certaine différenciation entre les deux filières, mais c’est à l’université qu’apparaissent les distinctions les plus flagrantes. Celles-ci mettent au jour la nette propension des étudiants en sociologie à recourir à des facteurs situationnels pour justifier le chômage et la pauvreté, alors que les étudiants en gestion arguent plus volontiers des facteurs dispositionnels à cet endroit (Guimond, 1998).

Bref, les études de gestion favoriseraient le blâme de la personne concernant les phénomènes d’échec professionnel et social. Inversement, les études de sociologie rendraient plus saillantes les contraintes situationnelles lorsqu’il s’agit d’expliquer les phénomènes susnommés.

Objectifs de l’étude

À notre connaissance, toutes les études de Guimond et ses collègues ont été réalisées à partir d’échantillons d’étudiants canadiens. Le but premier de la présente étude est de vérifier si le système éducatif de la Belgique francophone engendre, lui aussi, de telles variations attributionnelles en fonction des filières d’études universitaires. Il s’agit donc de comparer des étudiants en sociologie à des étudiants en sciences de la gestion, en milieu et en fin de parcours universitaire, du point de vue de leurs attributions causales en matière de chômage et de pauvreté. En outre, les analyses réalisées par Guimond et ses collaborateurs se basent sur la division de l’échantillon en sous-groupes, et sur l’exclusion d’une partie d’entre eux de certaines analyses, ce qui les amène à perdre une partie de l’information fournie par les données (Judd, 2000). Il nous a donc paru intéressant de recourir à leurs études en utilisant des méthodes statistiques peut-être mieux à même de prendre en compte la complexité des données récoltées.

L’hypothèse de la socialisation académique (Guimond et al., 1989) prédit une interaction entre le niveau et le domaine d’études, dans le sens d’une plus grande charge des facteurs dispositionnels chez les étudiants en gestion et, inversement, d’une plus grande importance des facteurs situationnels chez les étudiants en sociologie. À cette hypothèse est toutefois opposée celle du recrutement sélectif (Ladd et Lipset, 1976), qui propose de regarder ces évolutions différenciées comme amplification d’une divergence attitudinale antérieure au commencement des études supérieures. Ainsi, les étudiants qui, dans le courant de leurs études secondaires, laisseraient paraître des attitudes de tolérance à l’égard d’autrui, seraient également ceux qui, un peu plus tard, constitueraient les effectifs des classes de sociologie, discipline peut-être plus propice que d’autres à développer une réflexion atypique sur la société et ses contraintes. De même, ceux qui, durant la même période, manifesteraient des attitudes conservatrices, seraient plus enclins à choisir des études de gestion, augmentant par là leurs possibilités objectives de reproduction de la structure des capitaux qu’ils ont héritée de leur milieu familial. Le second objectif de la recherche est donc de déterminer laquelle de ces deux hypothèses explicatives est la plus pertinente dans le contexte envisagé.

Le moyen le plus direct de vérifier si un effet de recrutement sélectif intervient consiste à compléter la mesure des attributions des étudiants universitaires par une mesure de même nature au sein d’un groupe de sujets de dernière année de l’enseignement secondaire, composé d’élèves projetant soit la gestion, soit la sociologie comme orientation universitaire. Un écart significatif dès ce moment confirmerait la thèse du recrutement sélectif, tandis que, à l’inverse, des différences attributionnelles réduites au terme du secondaire inclineraient à penser les différenciations ultérieures en tant que conséquences de la socialisation académique.

La possibilité d’émergence d’un autre biais dans la mesure des attributions mérite une attention particulière. Les éventuelles évolutions différenciées des étudiants en sociologie vers moins d’internalité (ou plus d’externalité) pourraient, en effet, être interprétées non pas comme le résultat de la socialisation politique de ces derniers, mais bien comme celui de leur recours à un mécanisme d’autocomplaisance (Bradley, 1978 ; Schaufeli, 1988) leur permettant de cautionner les difficultés d’insertion professionnelle qu’ils seraient susceptibles de rencontrer, de manière probablement plus prononcée que leurs homologues gestionnaires, au sortir de leurs études (Guimond, 1998). En d’autres termes, les étudiants en sociologie, afin de conserver l’intégrité de leur image et, au-delà, de maintenir de leur propre chef un certain degré de cohérence entre leurs attitudes et le vécu professionnel et économique qu’ils anticipent, témoigneraient d’une propension aux attributions déresponsabilisantes supérieure à celle des étudiants en gestion.

Enfin, si tant est que les attributions causales se différencient effectivement selon les domaines d’études universitaires, il est crucial de saisir les variables qui induisent cet effet. Pour ce faire, et pour autant que la thèse du recrutement sélectif s’avère non fondée, c’est du côté des facteurs de socialisation qu’il faudra se tourner : afin de forger ses convictions et d’adopter une opinion sur un thème donné, en l’occurrence les causes du chômage et de la pauvreté, l’étudiant peut se référer à des sources de connaissance aussi variées que ses pairs, ses professeurs, sa famille, ou les médias. Parmi ces sources, certaines revêtiront une prégnance dominante pour cette personne, et deviendront pour elle une autorité épistémique.

Même si Bar-Tal, Raviv, Raviv et Brosch (1991) répartissent les autorités épistémiques en dix catégories, nous opterons, pour notre part, pour une typologie quaternaire (conforme à celle développée par Guimond et Palmer, 1996), distinguant le contenu des cours, les professeurs qui enseignent ces cours, les pairs étudiants, et les autres sources d’information, tels les médias, la famille, les lectures non imposées, etc. Cette démarche devrait idéalement conduire à départager deux théories rivales destinées à expliquer l’effet des filières universitaires sur les attitudes des étudiants : la théorie de l’influence des pairs (Astin, 1986) qui accorde une influence prépondérante aux autres étudiants que côtoie une personne, et celle de l’influence académique (Wilson, Gaff, Dienst, Wood et Barry, 1975) qui impute l’évolution différenciée des attributions aux différences de contenu entre les cours suivis, et aux différences d’attitudes des professeurs qui les enseignent. Il s’agira donc d’évaluer, au moyen dmultivariées, les poids respectifs des différentes autorités épistémiques considérées simultanément.

Méthode

Participants et procédure

Deux cent huit personnes ont participé à cette étude. Cet échantillon est composé de femmes à 61 %. Il comprend des étudiants de l’Université de Louvain inscrits en sciences de gestion et en sociologie. Au moment de l’étude, une partie de ces étudiants était en fin de premier cycle [2] (cycle de candidature, n = 73), et une autre en fin de deuxième cycle (cycle de licence, n = 92). L’échantillon comprend aussi des élèves de dernière année du secondaire (n = 43), issus des sections d’enseignement général de diverses écoles de Belgique francophone. Ces derniers avaient mentionné, sur leur questionnaire, leur intention d’entamer des études supérieures dans l’un des deux domaines précités. Les âges moyens des sujets de secondaire, candidature et licence étaient respectivement de 17,7, 20,2 et 22,1 ans.

Au début de l’un de leurs cours communs, les participants recevaient un questionnaire à remplir. Ce questionnaire leur était présenté comme une étude relative aux attitudes et aux valeurs des étudiants. Afin de maximiser le nombre de réponses, le questionnaire pouvait être rendu en main propre (lors d’un cours ultérieur) ou par courrier (grâce à une enveloppe déjà adressée et affranchie). L’ensemble du processus d’administration du questionnaire s’est étalé de mars à mai 2001.

Questionnaire

Pour permettre le contrôle des effets potentiels de variables biographiques et démographiques, des questions recueillaient les domaines et niveaux d’études des participants, leur sexe, leur âge, la profession et le niveau d’études de leurs parents.

Attributions

Le questionnaire comprenait aussi une section intitulée « Les causes du chômage et de la pauvreté », constituée de dix assertions (tableau 1) donnant, pour une moitié d’entre elles, la personne précarisée comme responsable de sa situation de chômage ou de pauvreté (attributions internes), et, pour l’autre moitié, le système, la conjoncture, responsables des mêmes avatars (attributions externes). Adaptée à la population concernée, vérifiée auprès de celle-ci quant à sa compréhensibilité, cette liste d’items provenait d’études antérieures (Beugré, 1989 ; Feather, 1985 ; Guimond et al., 1989 ; Guimond et Palmer, 1996) et avait donc déjà été validée.

À chaque assertion étaient associées quatre modalités (totalement d’accord, assez d’accord, pas tout à fait d’accord et pas d’accord du tout) permettant au sujet d’indiquer son degré d’adhésion à leur propos. Cette échelle de type Likert (Dubois, 1994; Miller, Smith et Uleman, 1981 ; Zucker et Weiner, 1993), proposant des assertions clairement orientées du point de vue de l’explication causale, visait à remédier au problème des échelles à choix forcé, qui obligent le sujet à exclure l’un des deux types de facteur causal. Pour éviter le problème de déviation des réponses, les assertions étaient alternativement formulées positivement et négativement.

Tableau 1

Items mesurant les tendances attributionnelles des étudiants

Items mesurant les tendances attributionnelles des étudiants

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Satisfaction par rapport aux études

Pour prendre en compte l’existence éventuelle d’un phénomène de recrutement sélectif, le questionnaire comprenait une question relative au degré de satisfaction des étudiants universitaires par rapport au domaine d’études qu’ils avaient choisi (selon quatre modalités, de très insatisfait à très satisfait).

Difficulté perçue à trouver un emploi

Afin d’examiner la possibilité d’un biais d’autocomplaisance, il était demandé aux étudiants universitaires d’estimer le degré de difficulté (selon quatre modalités, de très difficile à très facile) à obtenir un emploi au terme de leur cursus.

Autorités épistémiques

Uniquement dans le questionnaire destiné aux étudiants universitaires était ajoutée une section destinée à évaluer les sources de connaissance auxquelles ils pensent se référer pour développer leurs attitudes politiques. Ces questions étaient adaptées détude de Guimond et Palmer (1996). Elles proposaient d’abord aux étudiants d’évaluer l’influence perçue, à travers trois indicateurs : la qualité de leurs cours universitaires et celle de l’enseignement universitaire en général (de 1, très mauvaise, à 4, très bonne) et le respect éprouvé à l’égard des professeurs (de 1, très peu de respect, à 4, le plus grand respect).

Par ailleurs, pour mesurer l’influence du contenu des cours, les sujets mentionnaient la note obtenue dans le cours considéré par eux comme le plus important dans leur domaine d’études. Afin d’évaluer l’influence des pairs, les étudiants devaient indiquer le nombre de leurs amis (de 1, presque aucun, à 4, presque tous) dans les domaines suivants: études (a) en sociologie, (b) en gestion ou en commerce, (c) autres, ou (d) non-étudiants. Les participants indiquaient ensuite l’intensité des liens entretenus avec les autres étudiants du même domaine d’études (de 1, très faible, à 4, très forte), ainsi que ce qu’ils pensaient avoir en commun avec ceux-ci (de 1, très peu de choses, à 4, beaucoup de choses), ces deux indicateurs étant censés rendre compte du sentiment d’affiliation aux pairs étudiants.

Pour terminer, il leur était également demandé d’évaluer les influences relatives perçues (de 1, très faible, à 4, très forte) de quatre sources (le contenu des cours, les professeurs, les amis étudiants, les autres sources d’information) sur l’évolution de leurs idées au sujet des causes du chômage et de la pauvreté.

Résultats

Attributions

Une analyse factorielle exploratoire en composantes principales (rotation varimax) a été réalisée sur les dix assertions d’attribution causale. Les résultats mettent en évidence deux facteurs qui rendent compte de 42 % de la variance. L’un de ceux-ci (valeur propre 1,80) regroupe toutes les assertions à orientation externe (soit les items numérotés 1, 3, 6, 8 et 10 dans le tableau 1), dont le coefficient de cohérence interne est égal à 0,55 (alpha de Cronbach). L’autre facteur (valeur propre 1,98) rassemble quatre des cinq assertions à orientation interne (soit les items numérotés 2, 4, 7 et 9 dans le tableau susmentionné), dont l’alpha est égal à 0,63. Ces résultats soutiennent la validité de l’adaptation des assertions utilisées et concordent avec ceux de Guimond et al. (1989). Ils suggèrent que la partition initialement opérée, de manière théorique, entre les dix assertions reflète bien les deux dimensions sous-jacentes au jugement de la pauvreté et du chômage par les sujets de l’échantillon (sauf en ce qui concerne l’assertion 5, qui a, par conséquent, été exclue des analyses ultérieures).

Une analyse en régression multiple a ensuite été menée sur chacun des deux groupes d’items, afin de vérifier les effets potentiels du domaine et du niveau d’études, ainsi que ceux d’autres variables biographiques (le sexe et l’âge de l’étudiant, la profession et le niveau d’études de ses parents) susceptibles d’influencer les tendances attributionnelles des étudiants. Les résultats sont présentés dans le tableau 2.

Tableau 2

Analyse en régression multiple avec les tendances attributionnelles comme variable dépendante (N = 208)

Analyse en régression multiple avec les tendances attributionnelles comme variable dépendante (N = 208)

Note : Domaine d’études 1) sociologie ; 2) gestion.

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Ni l’âge de l’étudiant, ni la profession ou le niveau d’études de ses parents, ne jouent un rôle significatif dans la différenciation attitudinale. De plus, malgré la nette prédominance des sujets féminins dans les études de sociologie, on n’observe aucun effet du sexe sur l’évolution des tendances attributionnelles.

Les variables détenant un effet sur le niveau d’internalité des sujets (tous niveaux d’études pris en compte) apparaissent être le domaine et le niveau d’études (figure 1). Plus précisément, le niveau entretient un faible lien, orienté de manière négative, avec l’évolution de l’internalité. En d’autres termes, celle-ci tend à décroître au fur et à mesure que l’on passe du statut d’élève de fin de secondaire à celui de licencié. Mais, surtout, le domaine d’études entretient une relation positive avec l’internalité. Lorsqu’on passe du domaine des études de sociologie à celui des études de gestion, la propension aux explications internes tend à devenir plus intense. Bien que des analyses de variance aient permis de vérifier que l’interaction entre le domaine et le niveau d’études n’est pas significative, la décomposition des effets montre que la différence entre domaines d’études se manifeste seulement aux études universitaires (figure 1). Il ressort, en outre, que seule l’internalité des étudiants en sociologie varie en fonction du niveau d’études.

Figure 1

Moyennes d’internalité selon le domaine et le niveau d’études

Moyennes d’internalité selon le domaine et le niveau d’études

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En ce qui concerne l’externalité, seul le domaine d’études semble exercer un effet (figure 2) : les étudiants en gestion ont moins recours à des explications externes que les étudiants en sociologie. À nouveau, bien que l’interaction entre niveau et domaine d’études se révèle insignifiante dans une MANOVA, la décomposition de l’effet montre que cette différence entre domaines n’apparaît pas au secondaire, mais uniquement à l’université (figure 2). Il faut ajouter que, comme pour l’internalité, on ne constate pas d’évolution des tendances attributionnelles des étudiants en gestion entre la fin du secondaire et la licence, et que la différenciation entre ceux-ci et leurs homologues sociologues ne doit son émergence qu’à l’évolution de ces derniers.

Figure 2

Moyennes d’externalité selon le domaine et le niveau d’études

Moyennes d’externalité selon le domaine et le niveau d’études

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Les figures 1 et 2 illustrent un phénomène de différenciation attributionnelle progressive à l’université. Notons que les écarts que laissent paraître ces graphiques entre élèves de fin de secondaire, futurs étudiants en sociologie, et leurs pairs, étudiants en gestion en puissance, ne sont pas significatifs statistiquement (tableau 3). Ces résultats vont à l’encontre d’une explication des différences attributionnelles par la théorie du recrutement sélectif et sont, par ailleurs, tant en matière d’externalité qu’au sujet de l’internalité, en accord avec ceux de Guimond et al. (1989).

Tableau 3

Moyennes d’internalité et d’externalité selon le niveau et le domaine d’études

Moyennes d’internalité et d’externalité selon le niveau et le domaine d’études
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Dans le même ordre d’idée, l’inclusion, dans une équation de régression, du degré de satisfaction vis-à-vis des études et de la difficulté perçue à trouver un emploi, en même temps que le niveau et le domaine d’études, ne révèle aucun effet significatif de ces deux variables supplémentaires sur les attributions. D’après ces résultats, l’on ne peut donc avancer, pour expliquer les différences entre domaines d’études, ni l’argument du recrutement sélectif, ni celui d’un biais d’autocomplaisance de la part des futurs sociologues. Ces résultats corroborent, une nouvelle fois, ceux de Guimond et al. (1989).

Autorités épistémiques

Des examens complémentaires ont été entrepris, afin de saisir les sources de connaissance auxquelles les étudiants universitaires déclarent se référer pour développer leurs attitudes politiques. Vérifiée par l’analyse factorielle, la dimension influence académique regroupe effectivement, en un seul facteur, les trois indicateurs déployés initialement (la qualité des cours, la qualité de l’enseignement et le respect vis-à-vis des enseignants; alpha = 0,73). Les deux items mesurant le sentiment d’affiliation aux pairs étudiants (à savoir, le ressenti commun et l’intensité perçue des liens avec les étudiants du même domaine d’études) sont aussi associés positivement (r = 0,36 ; p < 0,01), et c’est donc leur moyenne qui a été retenue comme indicateur dans les analyses qui suivent.

Les moyennes des divers indicateurs d’autorité épistémique retenus figurent dans le tableau 4. Des différences significatives ressortent concernant les influences perçues des professeurs et du contenu des cours (toutes deux supérieures chez les étudiants en sociologie). Ces résultats diffèrent de ceux de Guimond et Palmer (1996), qui n’ont avalisé aucune distinction significative entre les domaines d’études en ce qui concerne les influences perçues des professeurs et du contenu des cours.

Tableau 4

Moyennes des indicateurs d’autorité épistémique selon le domaine d’études (étudiants uniquement) (N = 165)

Moyennes des indicateurs d’autorité épistémique selon le domaine d’études (étudiants uniquement) (N = 165)

Note : Toutes les réponses sont sur une échelle de 1 à 4, sauf la note qui est sur 20.

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Des différences significatives apparaissent, en outre, eu égard au nombre d’amis déclarés dans chacun des deux domaines d’études. Assez logiquement, les étudiants en gestion reconnaissent entretenir un plus grand nombre de liens amicaux dans ce domaine que leurs homologues sociologues, qui, quant à eux, se lient plus facilement d’amitié avec les personnes appartenant à leur propre domaine qu’avec celles rattachées à celui de la gestion. On peut également noter que les étudiants en sociologie rapportent des notes plus élevées dans le cours qu’ils considèrent comme le plus important.

Venons-en à l’examen des influences relatives perçues. À la lecture du tableau 4, on observe que la moyenne des étudiants, quel que soit leur domaine universitaire, privilégie, en tant qu’autorité épistémique, les autres sources, c’est-à-dire toutes celles qui ne relèvent pas du monde universitaire. Immédiatement derrière celles-ci arrive, chez les étudiants en gestion, l’influence des pairs. Celles du contenu des cours et des professeurs sont, par contre, chez ces mêmes étudiants, reléguées respectivement en troisième et quatrième positions, ce qui rejoint les résultats de Guimond et Palmer (1996). Mais, alors que ces derniers notent une identique relégation en troisième et quatrième positions des influences du contenu des cours et des professeurs chez les étudiants en sociologie, nous relevons, chez les étudiants constituant la fraction correspondante de notre échantillon, la deuxième position accordée par ceux-ci au contenu de leurs cours. Ce dernier est lui-même suivi par l’influence perçue des professeurs, en troisième position, tandis que l’influence perçue des pairs n’arrive, quant à elle, qu’en dernière position.

Cependant, la question centrale est de savoir si ces différences dans la perception (Guimond, 2001) des autorités épistémiques peuvent rendre compte, ne fût-ce que partiellement, des variations observées entre domaines d’études concernant les attributions causales. Pour ce faire, il ne s’agit pas seulement d’examiner les influences apparaissant chez les étudiants de chaque domaine considéré séparément (voir Collard-Bovy, 2001, pour plus de détails au sujet de l’étude de ces corrélations). Il s’agit également de vérifier si la perception des autorités épistémiques relie l’effet du domaine d’études aux attributions. À cet effet, nous avons comparé deux équations de régression (tableau 5). La première (modèle 1) inclut, comme variables prédictrices, uniquement le domaine et le niveau d’études. La seconde (modèle 2) inclut, en outre, tous les indicateurs d’autorité épistémique mesurés. Une modification importante des coefficients relatifs au domaine ou au niveau d’études entre les deux modèles de régression signalerait un effet de médiation par des indicateurs d’autorité épistémique.

Ce n’est néanmoins pas cette configuration de résultats qui ressort à la lecture du tableau 5. Il semble, d’abord, que les indicateurs d’autorité épistémique n’entretiennent que très peu de relations avec les tendances attributionnelles. Tout au plus peut-on noter un faible effet positif de l’influence académique sur l’internalité et de l’influence perçue des professeurs sur l’externalité. Mais, surtout, il semble que ces effets s’ajoutent à ceux du domaine ou du niveau d’études, sans les relier. Autrement dit, d’après nos résultats, les effets du domaine d’études ne s’expliquent pas par les autorités épistémiques mesurées. Enfin, nos résultats ne soutiennent pas non plus l’idée d’une influence sensible des pairs sur les attributions étudiées.

Tableau 5

Analyse de régression multiple avec les tendances attributionnelles comme variable dépendante (étudiants uniquement) (N = 156)

Analyse de régression multiple avec les tendances attributionnelles comme variable dépendante (étudiants uniquement) (N = 156)

Notes : Domaine d’études : 1) sociologie; 2) gestion.

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Discussion

Sociologie et sciences de gestion : entre évolution et conservation

À travers les analyses statistiques qui précèdent, nous avons pu observer des différences significatives de tendances attributionnelles selon le domaine d’études. En outre, des interactions significatives, tant sur le plan des causes internes que sur celui des causes externes, se font jour en fonction du niveau d’études. Par ailleurs, nous avons constaté qu’auprès des élèves de fin de secondaire, les explications attributionnelles du chômage et de la pauvreté étaient fortement similaires, quelles que soient les études universitaires (gestion ou sociologie) envisagées ; la thèse du recrutement sélectif s’avère donc peu susceptible de rendre compte des différences entre domaines d’études. Notons également l’absence d’effets attribuables à l’autocomplaisance chez les étudiants.

Si une certaine différenciation entre les filières académiques commence à s’établir en candidature, c’est à la fin du cycle de licence qu’on observe les écarts les plus significatifs entre les domaines d’études. Un autre objet de discrimination entre ceux-ci tient au lien qu’établissent les étudiants orientés vers la gestion, à tous les niveaux, entre la sélection d’une explication interne et le rejet corrélatif d’une explication externe, et vice versa, pour expliquer causalement une situation donnée, ce lien supputé à aucun niveau par leurs pairs rattachés au domaine de la sociologie.

Les écarts relevés montrent que les étudiants en sociologie attribuent, au fil du temps, plus d’importance aux facteurs situationnels et moins d’importance aux explications dispositionnelles. Les étudiants en gestion, pour leur part, ne semblent guère évoluer de façon significative, que ce soit dans la propension à l’internalité ou dans la tendance à l’externalité, de la fin du secondaire à la fin de la licence. La distinction entre étudiants en gestion et étudiants en sociologie ne paraît donc, in fine, imputable qu’à l’évolution de ces derniers, tant en ce qui concerne l’internalité que pour ce qui a trait à l’externalité [3]. Rappelons que ces résultats semblent indépendants du sexe et de l’origine sociale des participants.

De l’influence de l’université sur les attitudes politiques

Un autre objectif de notre étude consistait à saisir les variables expliquant la différenciation attributionnelle selon les filières d’études. À ce propos, certains constats dignes d’attention ont indirectement émergé de l’analyse. Entre autres, le fait que les étudiants des deux domaines examinés ont en commun d’accorder la charge épistémique la plus forte aux sources de connaissance extra-académiques.

Bien qu’elle soit heuristique en elle-même, l’étude des corrélations entre les indicateurs d’autorité épistémique retenus et les évolutions attributionnelles au sein de chaque domaine d’études ne permettait pas d’identifier le rôle éventuel de ces indicateurs sur la différenciation des attributions selon le domaine d’études. Nous avons, par contre, réalisé des analyses de régression, qui révèlent que les indicateurs d’autorité épistémique n’entretiennent que très peu de relations avec la différenciation attributionnelle. Si cela permet de conclure à la non-validation de la théorie de l’influence des pairs dans notre recherche, il reste néanmoins à s’interroger sur la pertinence des indicateurs d’autorité épistémique adoptés à la suite de Guimond et ses collaborateurs (1989). Il s’agit de mesures autorapportées qui, le plus souvent, portent sur l’interprétation que donnent les participants des influences auxquelles ils sont soumis. En outre, ces mesures ne prennent pas en compte les pratiques d’enseignement auxquelles sont confrontés les étudiants. Il est pourtant probable que ces dernières (les modes d’évaluation, par exemple) instaurent un certain type de rapport au savoir, susceptible d’influencer les représentations des étudiants (Galand, 1997).

Quoi qu’il en soit, l’objectif initial de l’étude est donc atteint, puisque les attributions causales observées, loin de constituer un phénomène purement psychologique, varient au contraire en fonction de variables liées au contexte socioculturel en général et à la socialisation universitaire dans ce cas particulier. Ce dernier constat fournit, dès lors, une validation empirique à la théorie de l’influence académique. Plus précisément, comme le suggéraient déjà Crittenden (1983) et, surtout, Moscovici (1982), et comme l’ont vérifié à différentes reprises Guimond et al. (1989), le groupe exerce une influence normative sur les représentations et évaluations de l’individu : « tandis que les individus subissent la socialisation, ils apprennent à voir le monde selon les croyances et valeurs de leur groupe social » (Guimond et al., 1989, p. 135) [4]. Par comparaison avec les étudiants en sociologie, l’absence de changement significatif des attributions des étudiants en gestion en fonction de leur parcours universitaire, pose pourtant une question à laquelle nous pourrions tenter de répondre.

Le pragmatisme des gestionnaires

Une première possibilité d’interprétation de l’absence d’évolution attributionnelle des étudiants en gestion réside dans l’invocation d’effets attribuables à l’autoprésentation. Selon Dubois (1994), « le concept d’autoprésentation renvoie à un ensemble de stratégies plus ou moins intentionnelles, plus ou moins contrôlées qu’un individu met en oeuvre dans le but d’obtenir l’approbation sociale » (p. 63).

La clairvoyance normative (Beauvois, 1994) désigne, quant à elle, un concept visant à rendre compte du degré de perception du sujet de la valeur sociale des explications internes ou externes; elle vise donc à permettre l’opérationalisation du concept d’autoprésentation. Peut-être aurait-il donc été opportun de tenter une évaluation du degré de clairvoyance normative des étudiants, ceux issus des sciences de gestion, en particulier. Cette dernière aurait vraisemblablement permis de savoir si la stagnation attributionnelle observée chez ceux-ci ne constituait pas, en réalité, l’épiphénomène d’une forte clairvoyance normative non pas à l’endroit de la valorisation des explications internes (Rotter, 1966 ; Dubois, 1987, 1994), mais, au contraire, à celui de la mise en valeur des explications externes. Les résultats d’expériences menées par Dubois (1994) suggèrent que « la production d’explications externes n’est pas incompatible avec l’existence d’une prédilection pour les explications internes » (p. 45). Monteil, Bavent et Lacassagne (1986) théorisent ce phénomène sous le nom d’effet polydoxique; celui-ci consisterait, pour le sujet, à mettre en oeuvre un « ensemble de croyances multiples à l’égard d’un même objet, qui coexistent à l’état latent et sont extériorisables isolément sous l’influence de déterminismes externes auxquelles elles sont asservies » (p. 120).

Au-delà de cette question se pose celle de savoir quelle est l’influence réelle, sur les attributions causales des étudiants en gestion, des professeurs et du contenu de leurs cours. L’influence perçue à l’égard de ceux-ci entretient en effet, chez ces étudiants, des liens non négligeables avec la propension à l’explication situationnelle (voir Collard-Bovy, 2001, pour plus de précisions sur ce sujet, ainsi que sur d’autres résultats présentant, par rapport à ceux de Guimond et Palmer, 1996, des différences assez sensibles). Se distinguant peut-être en cela de celle des sciences économiques, l’approche théorique qui sous-tend les sciences de gestion est foncièrement pragmatique, utilitaire et instrumentale (Chanlat, 1998), c’est-à-dire peu susceptible de donner lieu, dans le chef des étudiants qui y sont socialisés, à des réflexions structurantes au sujet de la causalité des phénomènes sociaux.

Par ailleurs, il se peut très bien que, chez les étudiants en gestion ayant participé à notre étude, les cours ne véhiculent pas une conception dispositionnelle de la causalité des phénomènes d’échec social. Un balayage rapide du programme des candidatures en sciences de gestion à l’Université de Louvain (année universitaire 2000-2001) montre d’ailleurs que des cours d’histoire, de sociologie, de philosophie et de psychologie n’en sont pas exclus. Il ne serait donc certainement pas sans valeur heuristique de réaliser une analyse documentaire comparée des contenus exacts des cours dispensés dans les études de gestion, à l’Université de Louvain, d’une part, et dans les établissements canadiens d’enseignement supérieur qui ont servi de support aux expériences de Guimond et al. (1989), d’autre part. Enfin, il pourrait également s’avérer intéressant, comme nous l’avons déjà suggéré, de comparer les pratiques de formation mises en oeuvre des deux côtés de l’Atlantique.

Une sociologie qui défatalise

Si l’influence de l’autoprésentation peut théoriquement rendre compte des tendances mesurées chez les étudiants en sociologie, elle ne peut toutefois pas expliquer les variations relevées au long du parcours universitaire. Quel élément pourrait-il en effet permettre de comprendre la force croissante de cette influence avec le temps ?

Nous l’avons vu, les indicateurs d’autorité épistémique retenus dans cette étude ne rendent pas compte de la différenciation attributionnelle par rapport aux domaines d’études (peut-être serait-il, dès lors et comme suggéré précédemment, pertinent d’en envisager d’autres, mieux à même de prendre en compte les contenus des cours, ainsi que l’appréciation qu’ont les étudiants de ceux-ci et des enseignants qui les dispensent). On peut, par contre, se demander si le rapport à l’influence perçue des cours et des professeurs, potentiellement différent selon les domaines d’études, ne constitue pas lui-même un élément inducteur de différenciation des dynamiques internes régulant le changement attributionnel dans un même domaine d’études. C’est, en tout cas, ce que suggèrent des analyses complémentaires (voir Collard-Bovy, 2001). Il serait ainsi concevable que, contrairement aux gestionnaires (souvent contraints par des requêtes d’efficience et de compétitivité, toujours aux prises avec le « terrain » et ses incontournables réalités), les sociologues appelés à donner une lecture du phénomène social ne puissent, s’ils exercent leur métier avec quelque conviction, faire l’économie d’un recours récurrent aux théories que leurs cours et leurs professeurs leur ont enseignées.

Autrement dit, il est possible que se dire influencé par ses cours revête, chez un étudiant en sociologie, une acception complètement différente de celle qu’elle peut avoir pour un étudiant en gestion. Peut-être y a-t-il donc quelque vérité dans les propos de Bourdieu (1994) stipulant que la sociologie « défatalise », c’est-à-dire qu’elle « offre quelques-uns des moyens les plus efficaces d’accéder à la liberté que la connaissance des déterminismes sociaux permet de conquérir contre les déterminismes » (p. 11).

Conclusion

Guimond (1998) ne se trompait pas lorsqu’il postulait que les résultats obtenus dans une université de l’Ontario devaient être généralisables. Quoique limitée par certains de ses aspects méthodologiques (par exemple, le nombre relativement faible de participants par année et domaine d’études et l’utilisation d’un devis transversal plutôt que longitudinal), l’étude menée sur une population de Belgique francophone apporte un certain nombre d’éléments soutenant leur transférabilité. Les tendances attributionnelles, identiques en fin d’enseignement secondaire quel que soit le futur domaine d’études, témoignent, à l’université, de différences significatives selon le domaine et le niveau d’études. Néanmoins, cette distinction entre domaines n’est imputable qu’aux variations suivant le niveau, qui n’apparaissent que chez les étudiants en sociologie.

Le recouvrement des résultats est, notons-le, beaucoup plus patent pour ce qui a trait aux différences attributionnelles entre domaines que pour ce qui concerne les variables médiatrices de ces différences : l’évaluation des influences perçues des pairs, des professeurs et des cours montre que ces indicateurs d’autorité épistémique n’entretiennent que de très faibles liens avec la différenciation attributionnelle. Les recherches ultérieures devraient donc s’atteler à préciser le rôle des autorités épistémiques dans l’évolution du phénomène d’attribution causale.

Enfin, de façon plus large, il semble que la recherche des déterminants sociaux impliqués dans le processus d’attribution causale puisse être problématisée de façon heuristique au travers de questions relatives notamment aux perceptions de justice et d’injustice (Mikula, 1993), à l’imputation de responsabilité (Hamilton, 1978), voire à des thèmes ressortissant d’ordinaire aux domaines de la philosophie morale et politique (White, 1990 ; Collard-Bovy, 2001, 2003).