Introduction

L’étude de l’émigration canadienne-française et de la Franco-Américanie[Notice]

  • Yves Frenette

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En 1964, Recherches sociographiques consacra un numéro thématique à l’émigration des Canadiens français aux États-Unis. Bien qu’il ne compte que trois textes, ce numéro est très important, car il marque d’une pierre blanche l’étude de l’exode massif des Canadiens français vers la république du Sud entre 1840 et 1930. Soixante ans plus tard, il a semblé opportun à Danielle Gauvreau et moi-même de souligner cet anniversaire. Rédigée par Albert Faucher, la première contribution au numéro de 1964 consiste dans un essai d’appréhension globale du phénomène. Reprenant à son compte les facteurs de la crise agricole et du surpeuplement rural évoqués depuis le milieu du 19e siècle, l’historien de l’économie y ajoute la concurrence des régions nord-américaines situées plus à l’ouest, favorisées par leur position géographique et leur plus grand accès aux ressources naturelles. L’émigration des Canadiens français représente ainsi un élément de la thèse du continentalisme que Faucher (1973) a commencé à développer. Signé par Gilles Paquet, alors élève de Faucher, le deuxième article propose une analyse spatio-temporelle fouillée de l’émigration aux États-Unis, à partir de plusieurs angles et à l’échelle régionale; Paquet y pose les jalons d’un programme ambitieux visant à analyser ce qu’il qualifie d’« événement majeur de l’histoire canadienne-française du 19e siècle », en citant Faucher (1961). Pour les deux chercheurs, le problème fondamental était que le Québec ne se développait pas au même rythme que l’Ontario, le Midwest et la Nouvelle-Angleterre, une thèse qu’ils approfondiraient dans les années ultérieures (Faucher, 1975; Paquet et Smith, 1983). Le numéro thématique de 1964 se termine par une note de recherche de Léon Bouvier portant sur la stratification sociale du « groupe ethnique canadien-français aux États-Unis » au milieu du 20e siècle. Le sociologue y constate que l’avancement social des immigrants et des Canadiens français de deuxième génération a été plus timide que celui d’autres groupes, une situation qu’il attribue au maintien de certains traits culturels. Dans la présente introduction, je me propose d’esquisser le mouvement de la recherche en amont et en aval de ces trois études pionnières. Pour ce faire, je m’appuie en partie sur mes travaux antérieurs (Frenette et Roby, 1991; Beaudreau et Frenette, 1995; Frenette, 2015, 2016, 2022). Axé sur l’histoire et la démographie historique, disciplines qui constituent le coeur de ce nouveau numéro thématique, mon texte ne se veut pas exhaustif. Pour cela, le lecteur ou la lectrice est invité·e à consulter Lacroix (2018c, 2020a). Mon approche est d’abord diachronique. Dans un premier temps, j’aborde l’historiographie qu’on peut qualifier de traditionnelle entre le milieu du 19e siècle et le milieu du 20e. Je me penche ensuite sur l’effervescence de la recherche entre 1960 et 2000, en la contextualisant. Puis j’essaie de comprendre le ralentissement historiographique des quinze premières années du 21e siècle, tout en présentant quelques études significatives qui paraissent pendant cette période. Celle-ci est suivie par un nouvel essor de la recherche sur l’émigration des Canadiens français et la Franco-Américanie, essor dans lequel s’inscrit le présent numéro de Recherches sociographiques. Mais avant de présenter les études qui le constituent, je jette un coup d’oeil à l’historiographie acadienne de l’émigration, un champ distinct dans lequel s’inscrivent deux des contributions. Comme ailleurs, les praticiens de l’histoire franco-américaine furent longtemps des membres du clergé et des professions libérales ainsi que des journalistes conscients d’appartenir à une communauté de langue, de religion, de traditions, de culture et de mémoire qui, depuis la conquête britannique de 1760, se battait pour sa survie (Bock, 2004). Cette intelligentsia considérait comme un devoir …

Parties annexes