Une discipline clivée : la sociologie au Québec[Notice]

  • Julien Larregue et
  • Jean-Philippe Warren

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Bien que la sociologie soit, comme toute science, guidée par une visée universaliste (Merton, 1973), de nombreux travaux démontrent que cette discipline est susceptible de revêtir des formes différentes dans le temps et l’espace : la sociologie n’est pas au Danemark (Kropp, 2015) ce qu’elle peut être en France (Heilbron, 2015), et cette dernière est à maints égards distincte de la sociologie pratiquée en Italie (Cousinet al., 2022) ou au Royaume-Uni (Platt, 2003). Au sein d’un même pays, il arrive que les traditions sociologiques divergent selon les groupes qui le composent. Ainsi, au Canada, l’histoire de la sociologie francophone du Québec se distingue tant de la sociologie canadienne-anglaise (Warren, 2003; Warren et Gingras, 2011; Gingras et Warren, 2006; Helmes-Hayes et Warren, 2017) que de la sociologie francophone produite dans d’autres provinces (Massicotte, 2008). L’existence de traditions nationales n’a jamais empêché les sociologues d’entretenir de constants et fructueux rapports avec leurs collègues étrangers (par la géographie, la langue ou la culture). Comme l’a récemment rappelé Gisèle Sapiro (2022), « loin d’être homogènes, les champs disciplinaires, une fois établis, se structurent toujours autour du clivage entre un pôle national et un pôle international du point de vue des stratégies des chercheures ». Ainsi la « sociologie québécoise francophone », tout en dessinant ses propres trajectoires en fonction du milieu où elle s’est développée, s’est largement construite, depuis les travaux pionniers de Léon Gérin (Fournier, 2014; Warren, 2017; Parent, 2019), à partir de l’importation et de la reconfiguration de courants de recherche initialement développés dans d’autres pays. Cet entrelacement de logiques nationales et internationales au sein du champ scientifique (Gingras, 2002) est d’autant plus important à prendre en compte dans le cas du Québec qu’il s’agit d’un espace, d’une part, divisé sur le plan linguistique et, d’autre part, largement exposé aux influences des modèles qui dominent en Europe et chez le voisin états-unien. Prenant acte de la double structuration de la discipline sociologique (nourrie à la fois par des dynamiques universalistes/particularistes et nationales/internationales), le présent numéro de Recherches sociographiques a pour but de faire oeuvre de réflexivité en retournant vers la discipline sociologique les outils que celle-ci a forgés pour étudier la société. Il est en effet toujours surprenant de constater que les sociologues, prompts à dévoiler la contingence historique et sociale des organisations et des savoirs en général, se révèlent plus réservés à l’endroit de l’analyse critique des normes de leur propre discipline. C’est qu’il leur est parfois difficile de concevoir, sur les traces de Bourdieu (2001), que la science puisse construire socialement, à travers des luttes souvent brutales et plus ou moins intéressées, un espace tendanciellement autonome dont les règles, les intérêts et les valeurs singulières (l’intérêt au désintéressement, les normes mertoniennes, les appareils de contrôle méthodologiques, etc.) pourront fonder une compréhension du monde partiellement affranchie des catégories profanes qui circulent dans le reste de la société. Avec son sens habituel de la formule, Fernand Dumont écrivait ainsi que la science, « loin d’écarter [la culture] comme un voile pour mieux voir les ressorts plus secrets de nos actions et de nos pensées », « n’a d’autres ressources que de pousser plus avant la quête des virtualités de la culture » (Dumont, 1981, p. 141). Pas plus que les grandes déclarations sur l’état global de la sociologie (on pense, par exemple, aux discours annuels des personnes élues à la présidence de l’American Sociological Association (ASA), qui ont souvent le réflexe de transformer des réalités propres aux États-Unis en lois générales), les constats sur …

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