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Raymond Lemieux, sociologue de la religion : un parcours migratoire parmi d’autres[Notice]

  • Raymond Lemieux

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Empruntons à l’oeuvre de Fernand Dumont, Récit d’une émigration (1997), le leitmotiv de ce texte. En tout acte d’intelligence du monde, a fortiori quand il implique des outils sociologiques, le passage par un autre regard permet d’en déverrouiller les enfermements initiaux, d’élargir le champ de vision et de relativiser le point de vue. L’expérience première, disait déjà Bachelard (1970), est le premier obstacle épistémologique à la connaissance scientifique. Mais pour tenter ce regard éloigné (Lévi-Strauss, 1983), il faut déjà que l’intelligence soit migrante, qu’elle prenne le risque de points de vue étrangers. Il ne s’agit pas de sacrifier quoi que soit de son autonomie – ce serait là plutôt posture de disciple sinon de colonisé, – mais de mieux saisir sa propre expérience, de l’appréhender en tant qu’une, parmi d’autres. Être un, parmi d’autres, c’est le principe élémentaire de l’identité puisque celle-ci implique de « définir un emplacement singulier par l’extériorité de son voisinage » (Foucault, 1969, p. 27). Dans l’aventure intellectuelle comme dans n’importe quel voyage, cela suppose un cheminement et des traversées de frontières. À moins de rester étroitement liée à une posture organique au service d’une institution ou d’un ordre hégémonique, l’intelligence en marche exige de passer d’une appréhension spontanée du monde à une compréhension critique. Elle doit cheminer d’une expérience qui s’impose, sous le mode d’une légende personnelle ou d’un mythe collectif, vers une expérience susceptible d’être évaluée au barème de sa fécondité. Or si celle-ci est attestable, c’est aussi qu’elle est contestable. Et elle l’est d’autant plus que son environnement s’élargit par l’intégration d’apports de plus en plus étrangers à ses origines. Pour reprendre la formule lapidaire de Gilles-Gaston Granger, disons que les pratiques scientifiques sont avant tout conscience de l’erreur : celle-ci fait « partie intégrante du mouvement de l’esprit » (Granger, 1960, p. 9) qui les engendre. C’est pourquoi elles impliquent de migrer, comme l’enseignait encore Fernand Dumont, d’une culture première dans laquelle « le sens du monde nous est donné comme un fait primitif » (Dumont, 1997, p. 154), incontestable, vers une culture seconde construite, toujours à continuer de construire et enrichir d’expériences nouvelles, mise en demeure de relativiser ses acquis et de critiquer ses sources. On y est loin d’un service des pouvoirs en place dans une course pour la domination du monde. Les routes migratoires, celles de l’esprit comme les autres, sont souvent risquées et leurs usagers s’engagent dans des périples aléatoires. Pour expliciter la singularité des aventures auxquelles elles donnent lieu, dès lors, il faut non seulement consulter les itinéraires cartographiés et recommandés, mais rester attentif aux parcours indécis, comme autant de « chemins Roxham » aux frontières imprévisibles et aux passeurs incertains. Contrairement à ce qu’affiche la publicité des voyages organisés, aventure et confort y sont antinomiques. Déjà âgés à ma naissance, mes parents faisaient partie de la petite bourgeoisie ouvrière. D’abord garçon boucher puis réparateur de wagons pour les chemins de fer nationaux (« carepareur », dans son idiome), mon père avait dans sa jeunesse accompagné des convois de bestiaux vers l’Ouest canadien. Ma mère, elle, après avoir quitté la campagne pour devenir domestique chez une tante, arrondissait ses fins de mois comme couturière artisane recevant ses clients dans la « salle de couture » adjacente à la cuisine de la maison familiale. Dans le microcosme d’une petite ville par ailleurs tête de pont de services commerciaux et professionnels offerts à un large environnement rural, donc aussi dotée de citoyens plus nantis, se profilait ainsi chez eux le défi de tout parcours migratoire …

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