Il y a cinquante ans cette année paraissait le numéro spécial « La sociologie au Québec » sous la direction de Jean-Charles Falardeau. Deux questions présidaient à cette entreprise : « comment on fait des sociologues; ce qu’ont fait les sociologues » (Falardeau, 1974a, p. 133). Les sociologues du Québec de langue française furent invités à parler de sociologie : « celle qui les a inspirés; celle qu’ils ont faite; celle qu’ils ont voulu communiquer » (Ibid.). Pour l’occasion, environ 400 sociologues de formation ou de profession furent approchés; 34 d’entre eux relevèrent le défi de raconter leur itinéraire de sociologue et contribuer à documenter pour la postérité certains des enjeux, projets et profils d’une génération. Si toutes les générations sont uniques, cette génération « pré baby-boomer » le fut peut-être plus que d’autres. Elle a eu la tâche autant que le privilège d’être la première à enseigner la sociologie dans des départements qui lui étaient consacrés, dès 1943 à l’Université Laval et à partir de 1955 à l’Université de Montréal. Cette génération fondatrice, fer de lance laïque de la Révolution tranquille et alliée fonctionnelle de son État-providence, est intimement associée à l’« âge d’or » (Rocher, 1998, p. 30) de la sociologie québécoise et au fil d’arrivée de « la longue marche des technocrates » (Simard, 1977). Une génération de sociologues « révolutionnaires tranquilles » (Gagné, 2011), intra- et extra-muros, qui a construit une « société globale » québécoise en découvrant sur le mode critique sa « société globale » canadienne-française (Dumont, 1963; Fournier et Houle, 1980; Bourque, Duchastel et Kuzminski, 1997). Cette génération fondatrice partageait de nombreux traits avec celles qui la précédaient, nommément la « sociologie leplaysienne » de Léon Gérin puis la « sociologie doctrinale » des Esdras Minville et Édouard Montpetit (Warren, 2003). Au premier chef, elle partageait avec elles ce que Gilles Gagné et Jean-Philippe Warren ont qualifié de « visée de totalité », soit « le projet de connaître comme totalité une société particulière » (Gagné et Warren, 2003, p. 11). Le projet de ne pas réfléchir « d’abord sur l’intégration à une société d’individus relevant de milieux particuliers (intégration sociale) mais sur les principes généraux d’intégration des pratiques les unes aux autres (intégration sociétale) » (Ibid.). Organiquement liée à la famille paysanne chez Léon Gérin et à l’ordre social catholique chez les sociologues « doctrinaux », cette totalité sociale aux accents traditionnels n’en était pas moins travaillée par la modernité et ses processus. Une commune « intention modernisatrice » animait ainsi ces trois générations, les deux premières avec un objectif plus prononcé d’adaptation de la société canadienne-française aux réalités modernes, la troisième avec un objectif d’actualisation plus affirmé, toutes trois néanmoins marquées « d’un discours de modernisation où une totalité sociale problématique est posée au centre d’un effort de connaissance sous le choc de transformations sociales qui étaient étrangères à ses propres structures d’action collective » (Gagné et Warren, 2003, p. 14). Cette différence entre adaptation comme conservation face à la modernité et actualisation comme régénération pour la modernité s’explique sans doute en partie par une « inspiration catholique » partagée mais différenciée, associant la chrétienté à un ordre social traditionnel chez les uns et à une société résolument moderne quoique vitalement catholique chez les autres (Meunier et Warren, 2002; Gauvreau, 2008). C’est ce cinquantième anniversaire du numéro spécial « La sociologie au Québec » que fête le présent numéro, en se tournant cette fois vers la génération des baby-boomers, célèbres héritiers de la Révolution tranquille …
Parties annexes
Bibliographie
- Bienvenue, Louise, 2013 « Le collège classique comme lieu de mémoire : présences contemporaines d’une formation supérieure », Mens, vol. 13, no 2 : 7-34.
- Bourque, Gilles, Jules Duchastel et André Kuzminski, 1997 Les grandeurs et les misères de la société globale au Québec », Cahiers de recherche sociologique, vol. 28 : 7-17.
- Couture, Yves, 1994 La terre promise. L’absolu politique dans le nationalisme québécois, Montréal, Liber.
- Danican, Malika et Hassina Bourihane, 2024 « Évolution et répartition des inscriptions en sociologie dans les universités au Québec entre 1990 et 2021 », Recherches sociographiques, vol. 65, no 1 : 93-116.
- Dumont, Fernand, 1963 « L’étude systématique de la société globale canadienne-française », Recherches sociographiques, vol. 3, no 1-2 : 277-294.
- Dumont, Fernand, 1997 Récit d’une émigration. Mémoires, Montréal, Boréal.
- Falardeau, Jean-Charles, 1962 « Les recherches religieuses au Canada français », Recherches sociographiques, vol. 3, no 1-2 : 209-228.
- Falardeau, Jean-Charles, 1974a « Liminaire », La sociologie au Québec, Recherches sociographiques, vol. 15, n° 2-3, mai-décembre : 133-134.
- Falardeau, Jean-Charles, 1974b « Antécédents, débuts et croissance de la sociologie au Québec », Recherches sociographiques, vol. 15, no 2-3 : 135-165.
- Fortin, Andrée, 2018 « Penser au Québec, penser le Québec. De quelques revues de sciences sociales », Recherches sociographiques, vol. 59, no 3 : 411-433.
- Fortin, Gérald, 1967 « Le Québec, une société globale à la recherche d’elle-même », Recherches sociographiques, vol. 8, no1, p. 7-13.
- Fournier, Marcel, 1985 « La sociologie dans tous ses états », Recherches sociographiques, vol. 26, no 3 : 417-455.
- Fournier, Marcel et Gilles Houle, 1980 « La sociologie québécoise et son projet : problématique et débats », Sociologie et sociétés, vol. 12, no 2 : 21-43.
- Gagné, Gilles, 2011 « La question des générations. Qui a pris, laissé ou transmis quoi à qui, comment et pourquoi? », Liberté, vol. 53, no 1 : 7-39.
- Gagné, Gilles et Jean-Philippe Warren, 2003 Sociologie et valeurs. Quatorze penseurs québécois du XXe siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal.
- Gauvreau, Michael, 2008 Les origines catholiques de la Révolution tranquille, Montréal, Fides.
- Larregue, Julien et Jean-Philippe Warren, 2024 « Une discipline clivée : la sociologie au Québec », Recherches sociographiques, vol. 65, no1 : 7-14.
- Meunier, E.-Martin, 2015 « Feu la québécitude? » dans E.-Martin Meunier (dir.), Le Québec et ses mutations culturelles. Six enjeux pour le devenir d’une société, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, p. 1-18.
- Meunier, E.-Martin et Jean-Philippe Warren, 2002 Sortir de la « Grande noirceur ». L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, Sillery, Les Éditions du Septentrion, 2002.
- Régimbald, Patrice, 1997 « La disciplinarisation de l’histoire au Canada français, 1920-1950. » Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 51, no 2 : 163-200.
- Ricard, François, 1992 La génération lyrique. Essai sur la vie et l’oeuvre des premiers-nés du baby-boom, Montréal, Boréal.
- Rocher, Guy, 1998 « L’institutionnalisation universitaire de la sociologie québécoise francophone : entre le passé et l’avenir », Cahiers de recherche sociologique, vol. 30 : 11-32.
- Simard, Jean-Jacques, 1977 « La longue marche des technocrates », Recherches sociographiques, vol. 18, no 1 : 93-132.
- Warren, Jean-Philippe, 2003 L’engagement sociologique. La tradition sociologique du Québec francophone (1886-1955), Montréal, Boréal.
- Warren, Jean-Philippe, 2005 « Universalisation et traditionalisation de la discipline sociologique. Le cas du Québec francophone », Sociologie et sociétés, vol. 37, no 2 : 65-89.
- Warren, Jean-Philippe, 2014 « The End of National Sociological Traditions? The Fates of Sociology in English Canada and French Quebec in a Globalized Field of Science », International Journal of Canadian Studies, vol. 50 : 87-108.