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Ce livre, relativement court, mais riche d’informations, porte sur la gouvernance scolaire au Québec et son évolution historique récente. Il analyse le contenu de la loi 40, pilotée par la CAQ et promulguée en 2020. On comprend que le propos du livre n’est pas d’évaluer les effets du récent changement législatif, le temps de sa mise en oeuvre étant à ce jour trop court pour cela. Le livre n’a pas non plus pour ambition de reconstituer le parcours de la loi 40, un peu comme Léon Dion l’avait fait en 1967 pour le Bill 60, créant le ministère de l’Éducation et le Conseil supérieur de l’éducation. On n’y trouvera pas une analyse exhaustive du processus politique de l’élaboration de la loi, de sa discussion entre les partis politiques à l’Assemblée nationale, de ses amendements et de la finalisation de la loi finalement votée. Cet ouvrage a plutôt pour objectif de présenter la loi 40, de la situer dans une perspective historique et d’en dégager les principaux enjeux sur le plan de la mise en oeuvre.
Les auteurs adoptent une perspective à la fois historique, politique et administrative qu’ils estiment nécessaire pour comprendre les changements opérés par la loi 40 dans la gouvernance de l’éducation. Ce qui intéresse les auteurs, ce sont les changements opérés par la loi 40 qu’ils entendent décrire dans le détail du partage des rôles et des responsabilités entre les instances centrales, intermédiaires et locales (perspective administrative). Pour bien comprendre ces changements, ils les situent dans l’histoire longue de la gouvernance en éducation au Québec (à partir de la Nouvelle-France et surtout à compter du premier tiers du 19e siècle), ainsi que dans son évolution récente (depuis la Révolution Tranquille et le rapport Parent) (perspective historique). Ils proposent aussi des cadres interprétatifs larges inspirés de l’analyse des politiques et de l’action publique (les trois « I » : intérêt, idée, institution [Muller, 2010; Muller et Surel, 1998] et de l’analyse critique du néo-libéralisme.
Le livre comprend trois chapitres. Le premier est de nature historique et, à partir de la fondation de la ville de Québec en 1608, relate les grandes étapes de l’édification en terre d’Amérique française d’un système d’éducation. La ligne du temps et les organigrammes de l’organisation scolaire en rendent la lecture claire et accessible. Certes, ce chapitre reprend les grandes lignes d’une histoire traitée dans d’autres ouvrages (notamment, Proulx, 2020/2021), mais il intègre des recherches ou récentes ou encore peu diffusées (par exemple, Andrade, 2007 et 2008; Chikli, 2006); Croteau, 2006, 2008, 2012; Dessurault, 2009; Dufour, 2009; Fecteau, 2020; Lacroix, 2012; Lanouette, 2004; Lemieux et Warren, 2021; Marceau et Bernier, 2004; Robichaud et al., 2020). À cet égard, il apporte de nouvelles connaissances et met à jour les synthèses historiques existantes.
Le second chapitre est entièrement consacré au projet de loi 40 déposé en 2019 par le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, projet de loi qui abolit les élections scolaires (sauf pour les commissions scolaires anglophones qui demeurent structurellement inchangées), transforme les Commissions scolaires francophones en Centres de services scolaires et les dote d’un conseil d’administration semblable à ce que l’on retrouve dans la plupart des organisations formelles. Le chapitre discute de deux questions : d’une part, la démocratie scolaire que les auteurs analysent suivant qu’elle se veut représentative ou participative; et d’autre part, le nouveau partage des rôles et des responsabilités entre les paliers de gouvernance et les acteurs concernés. À propos de la démocratie scolaire, les auteurs analysent les difficultés de la démocratie scolaire représentative, la faible participation électorale des citoyens et donc le manque de légitimité démocratique des commissaires d’école qui a servi de justificatif à l’abolition des élections scolaires. À travers la recension des principales études portant sur le désintérêt à l’égard des élections scolaires et la discussion des différentes explications proposées, les auteurs, sans formellement reconnaître le bien-fondé de l’abolition des élections scolaires, présentent celle-ci comme le point tournant du passage d’une démocratie représentative à une démocratie participative.
En effet, les auteurs montrent que la démocratie locale est, du moins sur papier, relativement bien développée au Québec, si l’on se fie aux prescriptions de la loi 40, au nombre de comités prévus tant au palier intermédiaire du centre de services scolaire qu’au palier de l’établissement, comités dont les membres seraient recrutés parmi différentes catégories d’acteurs. Formellement présente, cette forme de démocratie, selon les auteurs, n’en est pas moins dans la pratique de l’administration scolaire, problématique : désintérêt des acteurs, manque de représentativité des personnes qui s’y engagent (dont les parents), mauvaise compréhension de leurs rôles, etc. Les risques importants sont qu’une minorité agissante exerce une trop grande influence et dépasse le cadre de son rôle assigné, ou encore que les acteurs scolaires – notamment les administrateurs scolaires, et au premier chef la direction générale – s’approprient un trop grand pouvoir et qu’ainsi l’administration dans son ensemble devienne plus opaque et distante.
En somme, le passage de la démocratie représentative à la démocratie participative n’apparaît guère aisé et sans encombre. Pour ma part, je partage l’avis de Marceau et Berner (2004), selon lequel la démocratie scolaire actuelle – avec ou sans loi 40 – a dans les faits évolué vers une démocratie de « consommateurs d’école » : ce qui importe pour l’immense majorité des parents, c’est qu’ils puissent choisir l’école et le programme d’études de leur enfant. La croissance au cours des cinquante dernières années de l’enseignement privé, et depuis le milieu des années 1980, des projets particuliers au sein du réseau public, en témoigne éloquemment. À cet égard, la théorie de l’insatisfaction de Hirschman (1983) articulant les trois réponses types de la loyauté, de la participation et de l’exit m’apparaît fort appropriée pour comprendre les hauts et les bas de la démocratie scolaire au Québec. Une démocratie « marchande » est désormais en place : elle valorise l’exit lorsqu’on ne trouve pas à l’école de quartier l’éducation que l’on désire pour son enfant et la migration vers l’école et le programme d’étude de son choix. C’est un choix moins coûteux que la participation, qui consomme temps et énergie et dont les résultats sont plus ou moins prévisibles.
En ce qui concerne la question du nouveau partage des rôles et des responsabilités entre les paliers et les acteurs, le chapitre deux demeure assez succinct et plus interrogatif qu’affirmatif. S’il pose la question de la « centralisation/décentralisation », les auteurs reprennent les quatre formes de la centralisation proposées par Brassard (2017) et montrent que l’évolution récente place les instances intermédiaires dans une posture ambiguë : celles-ci deviennent les actrices d’une gestion axée sur les résultats (GAR), dont elles sont redevables devant le palier ministériel, elles sont donc amenées à intensifier une forme de régulation de contrôle, tout en étant des médiatrices entre le palier central et le palier local, devant faciliter une régulation autonome au plan local, interprétant et traduisant au plan opérationnel les orientations et instructions ministérielles. Les auteurs sont d’avis que les Centres de services scolaires ont conservé ce rôle de médiation. En fait, ce rôle leur appartient depuis un bon moment déjà et les sciences administratives l’analysent en fonction du couple classique du soutien et du contrôle, source de tension et d’ambiguïté. L’art d’administrer au palier intermédiaire a beaucoup à voir avec l’harmonisation de ces deux dimensions inévitablement en tension.
Enfin, le chapitre trois décrit en détail la structure de gouvernance actuelle à trois paliers, les pouvoirs, les responsabilités et les prérogatives des instances de gouvernance, du conseil d’administration du Centre, de la direction générale, des divers comités et structures de participation, et en dégage l’imbrication. Ce chapitre est très descriptif : il sera utile pour tout futur administrateur scolaire qui cherche à se retrouver dans les nouvelles structures mises en place par la loi 40.
En conclusion, les auteurs tentent de situer l’ensemble de leurs descriptions et analyses dans un cadre plus large. À cette fin, ils identifient quatre tendances – le caractère dualiste du système scolaire québécois, d’abord confessionnel et dorénavant linguistique; l’accessibilité pour le plus grand nombre à une éducation de qualité; la démocratisation de l’éducation, de ses institutions et de ses lieux de décision; la recherche de l’efficacité et de l’efficience du système. Ils essaient de situer la loi 40 à l’aune de ces caractéristiques et finalités et expriment leurs inquiétudes à l’égard d’une mise en oeuvre qui amplifierait la gestion axée sur les résultats et limiterait l’autonomie professionnelle des enseignants. Aussi, en tant que formateurs d’administrateurs scolaires, la question de la formation des directions, des cadres et des parents participant à l’une ou l’autre des instances leur apparaît essentielle.
Sans doute, ce livre sera utile pour la formation initiale et continue des directions et des cadres scolaires. Dans la longue histoire de la gouvernance scolaire au Québec, il marque en quelque sorte un jalon. Armé des données historiques et des cadres d’analyse administratifs et politiques abordés dans ce livre, j’encourage les auteurs à poursuivre leur travail en articulant davantage l’étude de la gouvernance scolaire dans l’analyse de grandes logiques macrosociétales qui traversent l’ensemble des champs organisationnels, et pas seulement l’éducation, et le soumettent aux mêmes forces. Par exemple, la démocratie participative et son évolution vers une démocratie de consommateurs n’est pas une affaire exclusive au monde de l’éducation. Cet individualisme marchand ou compétitif est largement répandu dans divers champs institutionnels. Il est aussi lié à l’évolution de la stratification sociale et au comportement intéressé de fractions des classes moyennes – notamment des classes moyennes supérieures. On pourrait aussi, par le biais d’études comparatives, l’étudier dans d’autres contextes nationaux ou régionaux et tenter d’y saisir l’évolution de la gouvernance scolaire. Enfin, si l’on peut distinguer, ainsi que le font Knoefel et al. (2006), les politiques substantielles – par exemple, en éducation, les politiques curriculaires qui expriment la mission de l’école ou encore les politiques axées sur l’équité, la diversité et l’inclusion – et les politiques institutionnelles – qui portent sur la gouvernance, l’organisation et les processus administratifs –, on peut aussi chercher à articuler ces deux types de politiques et interroger la réalité afin de voir en quoi les unes influent sur les autres. Si le livre ouvre des pistes sur ces questions, il convainc aussi de la nécessité d’en poursuivre l’étude approfondie.