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Quantitative par définition, la démographie privilégie les données chiffrées issues des recensements nationaux – son pain quotidien, pourrait-on dire, – mais aussi provenant des statistiques publiques ou encore des enquêtes autorisant des généralisations à toute une population. « Les faits de quelque nature qu’ils soient, sont la véritable richesse du philosophe » avance Denis Diderot dans De l’interprétation de la nature (1753)[1]. Les faits issus des sources mentionnées plus haut sont aussi la véritable richesse des démographes (et, j’ajoute, des autres spécialistes en sciences sociales), d’où la pertinence de la référence à la mesure dans le sous-titre de cet ouvrage. Les mesures faites dans les règles de l’art livrent des savoirs fondés, au sens donné à ce terme par Raymond Boudon. Cet ouvrage aborde une seconde dimension, celle d’éclairer les enjeux sociaux à la lumière de données validées et de mieux fonder les débats de société.
Soulignons d’abord la grande pertinence de cette publication à notre époque où se multiplient les fausses nouvelles, la désinformation, les biais de confirmation dans la bulle de certains réseaux sociaux et dans les « chambres d’écho », les « faits alternatifs » et même la post-vérité, qui sont autant de contestations et de défis posés aux faits de société avérés au sens de Diderot. Une autre raison explique l’à-propos de cet ouvrage, justement signalé dans l’introduction en forme d’autocritique, soit la communication déficiente des chercheurs avec le grand public et avec les décideurs, qui est déplorée (avec raison) par les coordonnatrices et coordonnateurs du volume. Ceux-ci ont donc identifié différents domaines – la famille, l’immigration et la diversité, la santé et le vieillissement, l’éducation, l’environnement, le logement et l’aide au développement – susceptibles d’être éclairés par des travaux en démographie. On a demandé aux auteurs de présenter une brève synthèse sur l’état des savoirs portant sur ces différents domaines, tout en leur suggérant d’analyser les enjeux sociaux en lien avec les savoirs rapportés. Ces liens entre les objets de la recherche et les enjeux de société soulèvent d’importantes questions d’ordre moral et éthique. J’y reviendrai après avoir esquissé rapidement le contenu de l’ouvrage qui réunit 37 spécialistes – démographes pour la majorité et quelques sociologues intéressés par les études sur les populations – dont je souligne la grande qualité des contributions.
La première section de l’ouvrage porte sur la mesure des caractéristiques des familles et l’analyse de la conjugalité. Danielle Gauvreau critique les idées reçues sur le caractère exceptionnel de la fécondité québécoise passée. Les contributions de Philippe Pacaut et de Marianne Kempeneers portent sur le concept même de famille et notent le retard mis par les statistiques officielles à prendre en compte les mutations qui la caractérisent. Kempeneers montre que le modèle de la dyade parents-enfants cohabitant a éclaté et donné lieu à différents modèles de vie que ne saisissent pas les statistiques officielles. « (…) Statistique Canada reste attaché au critère de corésidence qui laisse totalement dans l’ombre la nature des liens activés entre les membres non cohabitant de l’entourage familial » (p. 89), bien que l’Enquête Sociale Générale tente de mieux refléter la réalité des familles. Mieux refléter la réalité contemporaine des familles, selon l’autrice, s’avère essentiel pour orienter les (très nombreuses) politiques publiques visant les familles, notamment la prise en charge des personnes âgées.
L’immigration et la question de la diversité étaient incontournables dans un tel ouvrage. Ces objets de recherche posent des difficultés théoriques importantes. Comment définir et mesurer le racisme (Victor Piché)? Comment mesurer la langue – maternelle, parlée au foyer, au travail, etc. – des individus (Jean-Pierre Corbeil)? Comment mesurer l’identité autochtone (Éric Guimond et Richard Marcoux)? Ces courts chapitres aideront à clarifier ces difficultés conceptuelles et à leur lecture, l’on prend conscience de la nécessité de revoir les manières de mesurer plusieurs phénomènes sociaux. J.-P. Corbeil résume bien la situation en citant l’exemple de la langue : « (…) alors qu’on observe une croissance des identités et des appartenances multiples et mouvantes découlant de changements démographiques soutenus au Canada, l’on constate néanmoins une certaine rigidité des classifications et des catégorisations actuelles dans l’utilisation et l’interprétation des statistiques linguistiques officielles » (p. 175). Cela vaut aussi pour bien d’autres réalités sociales. Le chapitre de Gérard Bouchard appelle à déborder les cadres de la démographie afin d’interpréter les données empiriques et il livre une courte synthèse de sa pensée sur la nécessaire distinction entre l’interculturalisme et le multiculturalisme. Il observe que la majorité des analystes anglophones du multiculturalisme canadien ne reconnaissent pas l’existence d’une majorité et il résume ainsi la question qui a orienté sa réflexion : « Il existerait donc des minorités sans majorité? » (p. 140). L’intérêt de son chapitre (et de toute son oeuvre récente sur l’immigration et la diversité) est de livrer des pistes d’analyse des rapports entre les minorités et une majorité historique comme celle qui existe au Québec et de proposer des voies de réflexion susceptibles d’élever le débat sur la diversité.
Deux sections abordent ce qu’il est convenu d’appeler des problèmes sociaux. La santé, le vieillissement, le retard scolaire ou encore l’environnement sont retenus. Cependant, je note que le suicide ne fait pas partie de la liste des problèmes sociaux retenus. Je comprends que cet ouvrage ne pouvait pas couvrir tout l’éventail des grandes questions sociales, mais celle du suicide a quand même été un objet d’études classiques sur des populations depuis l’époque d’Émile Durkheim et de Maurice Halbwachs, ce qui aurait mérité qu’on fasse le point sur le phénomène. En effet, on sait par les travaux de Daniel Dagenais (et d’autres sociologues) qu’il y a eu au Québec des particularités spécifiques telles que la surmortalité des jeunes hommes et des membres des nations autochtones. Est-ce toujours le cas? L’éclairage d’un démographe aurait été nécessaire. Je signale par ailleurs que l’ouvrage consacre trois chapitres à l’analyse d’un phénomène très récent : l’épidémie de la COVID-19. Cet effort d’étudier un phénomène social avec si peu de recul est à souligner. L’un des résultats rapportés par Robert Choinière mérite d’être mentionné. « Ainsi, le taux de mortalité par COVID-19 au Québec, bien qu’élevé, n’est pas le pire au monde contrairement à ce que laissent croire les données non corrigées » (p. 187). Enrique Acosta observe une surmortalité notable parmi les baby-boomers tant au Canada qu’aux États-Unis. La surmortalité est liée à des comportements à risque tels que l’abus de drogues et d’alcool, le VIH/SIDA, l’hépatite C, le suicide et les maladies pulmonaires obstructives chroniques. L’auteur montre que la surmortalité des babyboomers est bien un phénomène lié à leur cohorte et non pas à l’âge. Or, l’exposé aurait gagné en nuance si l’auteur avait mieux distingué les deux sous-ensembles de cohortes au sein de la génération des baby-boomers (nés au total entre 1946 et 1964) aux profils et au destin relativement différents, comme l’a montré François Ricard dans La génération lyrique (1992) et comme le souligne Charles Fleury dans le chapitre qu’il signe dans cet ouvrage. Les premiers-nés du baby-boom ont en effet traversé leur époque en bénéficiant de plusieurs avantages que n’ont pas eus les cohortes suivantes. Le chapitre fait brièvement allusion au fait que les cohortes américaines de la seconde moitié du baby-boom ont eu un désavantage plus élevé que celui observé dans la première, ce qui viendrait en appui à l’analyse de Ricard.
Cet ouvrage aborde dans la dernière section de manière encore plus directe diverses questions méthodologiques et théoriques soulevées dans bon nombre de chapitres. Jean Poirier souligne l’importance des études longitudinales en sciences sociales, mieux susceptibles d’asseoir un savoir scientifique sur les phénomènes de société que les recherches transversales, mais aussi plus à même d’alimenter la recherche de leurs causes, celle-ci étant aussi importante que la description sociographique. Trois approches empiriques sont rappelées – les enquêtes répétées, l’exploitation de fichiers administratifs et le couplage d’enregistrements – et il faut souligner que de nouvelles avancées dans l’accès aux microdonnées protégeant la confidentialité des personnes ont ouvert des avenues prometteuses pour la recherche. L’article rapporte avec raison que le Québec accuse un retard dans l’accès aux fichiers de microdonnées et dans leur exploitation, se privant d’analyses fondées (on dit aussi, probantes) sur les phénomènes sociaux. Souhaitons que cet ouvrage serve à appuyer de nouvelles initiatives qui s’imposent sur ce plan. De même, les historiens utiliseront aussi avec profit les données longitudinales tirées des recensements anciens, comme l’avancent M. Amorevieta-Gentil et Lisa Dillon dans leur chapitre. Charles Fleury distingue très clairement les effets d’âge, de période et de génération, tant sur le plan conceptuel que sur le plan méthodologique. Je souligne la qualité pédagogique de sa contribution sur ces types d’effet complexe à mesurer. Fleury rappelle que les générations ne sont pas aussi homogènes qu’on le soutient trop rapidement dans les débats publics. Ce chapitre ne fait cependant pas référence à deux enjeux contemporains de société, soit la question du lien entre les politiques publiques et les générations (le financement des régimes publics de rentes, par exemple) et celle tout aussi importante des contributions au Fonds des générations du Québec. Les personnes actives d’aujourd’hui cotisent davantage au Régime de rentes du Québec en proportion de leurs revenus que celles des générations passées au même âge, ce qui soulève un problème d’équité entre les générations. De même, faut-il maintenir en l’état les contributions versées chaque année au Fonds des générations de l’État québécois?
Comme le montre cet ouvrage, les sciences sociales contemporaines sont appelées à étudier des questions sociales sensibles, ce qui comporte des implications morales et éthiques[2]. Compte tenu de leur importance, ces dernières auraient mérité d’être abordées dans un chapitre en fin de volume, au même titre que les questions méthodologiques et théoriques. Le paysage scientifique contemporain exige désormais d’apporter une grande attention à l’éthique. Les sociologues et les anthropologues sont en ce moment confrontés à la difficile question de l’accès à différents terrains : comment étudier les questions qui touchent certaines populations comme les autochtones, les communautés d’immigrants, les groupements de personnes définies selon le phénotype (ou encore, les groupements racisés)? Comment se présente de nos jours la distinction classique, formulée de diverses manières depuis plus d’un siècle, entre le savant et le politique (Max Weber), entre la pertinence et la vérité (Fernand Dumont) ou encore, entre la distanciation et l’engagement (Norbert Elias)? Outre les problèmes de mesures, centraux dans cet ouvrage, ces questions sur la normativité et l’éthique interpelleront sans doute aussi les démographes.
Parties annexes
Notes
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[1]
Denis Diderot, De l’interprétation de la nature, Paris, 1753, paragraphe XX, p. 41 (document numérisé par la Bibliothèque nationale de France). Rappelons qu’à l’époque de l’Encyclopédie, le philosophe est aussi un scientifique au sens contemporain.
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[2]
Sur ces questions, voir notamment John D. Brewer, The Public Value of the Social Sciences, New York, Bloomsbury Academic, 2013.