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L’ouvrage de Stéphanie Garneau contribue solidement à une mouvance récente de la sociologie des migrations en se distanciant de deux tendances : (a) celle qui considère les migrations sous l’angle des nécessités économiques, et (b) celle qui conçoit les parcours migratoires comme étant linéaires. Ces points sont importants afin d’éviter une vision homogénéisante qui a comme conséquence de délaisser plusieurs facteurs sociaux en jeu et de réduire la diversité que nous pouvons observer au sein des populations. En insistant sur l’idée « de la migration comme stratégie de classement social » en tant que processus et en approfondissant les récits (présentation des entrevues dans le texte), l’auteure arrive à nous présenter un texte original et agréable à lire qui permet de voir, entre autres facteurs, comment les origines sociales et les liens familiaux des participants s’articulent dans les parcours migratoires. Garneau mentionne à juste titre que malgré des assises théoriques mises en place depuis plus de quarante ans, en ce qui concerne la mobilité sociale, peu de travaux ont suivi cette orientation.
Le texte est divisé en trois parties qui permettent une lecture fluide et logique de l’argumentaire. La première partie, avec trois chapitres, se concentre sur la mise en place de la description du contexte (au Maroc et au Québec) ainsi que des balises théoriques et méthodologiques. La deuxième partie, avec deux chapitres, entre au coeur de la question de la conquête et reconquête du statut social ainsi que de celle du déclassement qui enferme certains participants. La dernière partie, avec trois chapitres, se concentre sur la question (peu abordée dans les études jusqu’ici) de l’évaluation de la réussite sociale par les participants (les Marocaines et Marocains qui ont participé à sa recherche). Dans cette section, nous trouvons des éléments peu documentés dans la littérature : les parcours de retour, l’installation et les possibilités de continuer à migrer.
L’auteure réussit le pari d’articuler un récit cohérent des stratégies employées par les participants en démontrant toute la complexité, entre autres, de l’articulation entre les relations sociales, les contextes marocain et québécois, les influences familiales, celles des connaissances éloignées et les perceptions qui peuvent, elles aussi, entrer en ligne de compte dans la trajectoire sociale des participants. Plus qu’une simple exploration de récits ou un collage d’extraits d’entrevue, ce livre est une invitation à plonger dans la vie des individus et de leurs familles ainsi qu’à repenser nos visions des trajectoires migratoires. Ces dernières sont trop souvent pensées comme ayant un début et une fin bien précis sans qu’on porte attention à leur inscription dans des trajectoires sociales plus larges.
S’il y a quelques erreurs au début du livre, à propos de la nouvelle version du Programme de l’expérience québécoise (PEQ), qui peuvent induire en erreur (la première annonce des changements a eu lieu en novembre 2019 et les mesures demeurent très strictes), ce qui attire notre attention est la tendance, vers la fin du livre, à étendre cette volonté de « déséconomiciser les migrations et les migrants » à l’ensemble des parcours, sans égard aux contextes des individus et de leurs familles dans divers pays. Cette tendance demeure, même si Garneau mentionne sa prise en compte des contextes. De plus, mentionnons qu’elle a choisi des individus n’ayant pas emprunté des Programmes problématiques de migration comme peut l’être celui du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET). Un autre élément qui surprend est l’affirmation de l’auteure selon laquelle la constitution d’un échantillon de la population à partir d’une catégorie juridique d’admission au Québec mènerait nécessairement une chercheuse ou un chercheur à « présumer des “raisons” de la migration ». Cette supposition est critiquable, car plusieurs études ne prétendent pas connaître les raisons ayant mené à la migration et cela tout en gardant les catégories juridiques comme un indicateur des limites imposées à ces personnes par le pays d’accueil. Malgré ces critiques, l’ouvrage de Stéphanie Garneau constitue une occasion de porter attention à l’importance des origines sociales des migrants, à leur agentivité toujours présente et à la compréhension qu’ils en tirent. Le livre nous invite à réévaluer certains de nos préjugés à propos des questions migratoires pour ouvrir des portes favorisant la possibilité, comme le dit si bien l’auteure, de voir les migrants comme « des êtres complexes pourvus d’aspirations, de dispositions sociales, de rêves, d’ambitions, d’affects, de relations ».