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La question sociale qui dominait l’espace public au moment de l’avènement de la Révolution tranquille était celle de l’infériorité économique des Canadiens français, alors posée en lien avec la question nationale québécoise. Le slogan électoral du Parti libéral de Jean Lesage lors de l’élection de 1962 – « Maîtres chez nous », rappelé en page couverture de cet ouvrage collectif – illustre fort bien la volonté des Canadiens français de prendre en main leur économie (« Maîtres ») sur le territoire où ils étaient majoritaires (« chez nous »), le Québec. Cette reprise en main s’est effectuée par l’accentuation du rôle de l’État dans l’économie et la société québécoise, doublée par la revendication de nouveaux pouvoirs politiques au terme de négociations avec l’État fédéral (hausse des points d’impôt pour le gouvernement québécois, création du Régime de rentes du Québec, fondation de la Caisse de dépôt, etc.). L’évaluation du rôle de l’État québécois depuis soixante ans est le fil conducteur de cet ouvrage qui propose un examen rétrospectif, nuancé et bien documenté de ses réalisations et qui examine les défis et enjeux contemporains.

Signalons d’abord que la mention explicite du modèle québécois dans le titre de cet ouvrage aurait donné une idée plus juste de son objet, car la Révolution tranquille ne se résume pas au modèle de gouvernance de la société québécoise. Cette révolution fut aussi culturelle et sociale, affectant les modes de vie et l’imaginaire des Québécois, sans oublier le rôle clé joué par les artistes auquel avait fait référence une boutade de Jacques Parizeau, qui avait rappelé leur apport au même titre que celui de quelques technocrates oeuvrant dans l’appareil d’État.

L’ouvrage comprend douze chapitres qui couvrent de larges pans de l’étaticité (stateness en anglais). Les deux premiers analysent les traits caractérisant le modèle québécois de gouvernance (Stéphane Paquin) et tracent à grands traits l’histoire de la construction de l’État québécois moderne (Luc Bernier et Daniel Latouche, dont je souligne le retour dans le champ des études québécoises après des années de silence !). Cinq chapitres portent sur le rôle de l’État dans l’économie (Pierre Fortin), les finances publiques (Luc Godbout et Michael Robert-Angers), l’investissement étatique (X. Hubert Rioux), le fonds Fondaction (Léopold Beaulieu), le rôle d’Hydro-Québec (Marie-Claude Prémont). Ils sont suivis de cinq autres contributions sur des dimensions de la société québécoise faisant l’objet d’interventions étatiques, telles que le territoire (Marc-Urbain Proulx), le marché du travail (Diane-Gabrielle Tremblay), la transition énergétique (Gilles L. Bourque et Robert Laplante), le climat (Annie Chaloux) et les luttes sociales (Pascale Dufour). La qualité de cet ouvrage tient au fait que les contributions ont été fort bien sélectionnées et coordonnées par ses directeurs, mis à part quelques bémols que nous apporterons. Les thèmes retenus indiquent bien que c’est dans la perspective de la science politique que sont examinés la Révolution tranquille et le modèle québécois de gouvernance.

Il revient à Pierre Fortin d’avoir clairement précisé que le modèle québécois s’est construit plutôt a posteriori par accumulation d’expériences. « Il n’y a eu, en 1960, aucune intention de la part des dirigeants politiques du Québec de créer a priori un modèle particulier de développement économique et social, mais celle d’utiliser à fond l’“État du Québec” pour rattraper la moyenne canadienne en encourageant le progrès de l’éducation, du bien-être et de l’économie » (p. 80). Il montre que le défi du rattrapage a bien été relevé à l’aide de douze indicateurs illustrant, par comparaison avec l’Ontario, la transformation économique et sociale du Québec dans différents domaines (éducation, chômage, niveau de vie, rémunération, inégalités de revenus, climat social, mesure du bonheur, etc.). Il manque à cette liste déjà longue une dimension de la vie collective québécoise pourtant centrale dans la perspective du rattrapage : celle de la stratification sociale. Le statut social des « porteurs d’eau » (Jean Lesage) a en effet été radicalement transformé par la scolarisation massive des jeunes francophones. La mobilité sociale intergénérationnelle des Québécois a été très marquée, donnant raison à la prédiction du sociologue Hubert Guindon formulée dès 1962, selon laquelle l’intervention étatique favoriserait la mobilité sociale collective des Canadiens français. Paquin mentionne cependant que l’État québécois avait favorisé « la promotion d’une bourgeoisie nationale francophone » (p. 28), mais cet aspect n’a pas été analysé en détail dans l’ouvrage.

Une remarque importante s’impose au passage : le rattrapage et la transformation économiques dont il est question dans plusieurs contributions doivent aussi (beaucoup) à la profonde mutation de la morphologie sociale du Québec et en particulier aux effets de génération. Ainsi le niveau de vie comparé des ménages sur une longue période va-t-il évoluer à la hausse parce que ces derniers ont moins d’enfants d’une cohorte à l’autre. De même, le taux de chômage analysé dans une perspective longitudinale pourra baisser en fonction du nombre de personnes actives ou du taux de participation au marché du travail. De nos jours, moins de travailleurs sont disponibles sur le marché du travail, résultat de la baisse du taux de natalité qui a pris place dès les années 1970. Ou encore, la comparaison avec l’Ontario devrait aussi prendre en compte la mutation de cette province. Au fil des ans, celle-ci a accueilli des millions d’immigrants (souventes fois peu fortunés à leur arrivée), ce qui a affecté les indicateurs économiques de cette province (niveau de vie, scolarisation, etc.), et partant, la comparaison avec le Québec (moins ouvert à l’immigration internationale). Bref, l’évolution et la transformation de la société québécoise ne sont pas seulement dépendantes des interventions étatiques, elles résultent aussi des mutations observables dans sa morphologie sociale et dans celle du point de comparaison qu’est l’Ontario.

L’ouvrage précise avec pertinence que le Québec est une société globale ayant un profil particulier qui le distingue des autres provinces. Comme le rappelle Stéphane Paquin, l’État y est plus puissant et interventionniste que dans ces dernières.

Bien qu’il ne soit pas un pays souverain, le Québec représente néanmoins une société à part entière dont le modèle de gouvernance possède les caractéristiques d’un néocorporatisme souple. La société du Québec repose sur un vaste réseau d’institutions, de groupes d’intérêts et d’organisations dont le point de référence est d’abord et avant tout le Québec. Finalement, le Québec a développé un modèle financier dans lequel les principaux acteurs ne viennent pas du secteur privé, mais de sociétés d’État, d’un mouvement coopératif et de fonds syndicaux fiscalisés.

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Cela est juste, mais il aurait quand même été nécessaire de souligner le rôle actif des entreprises privées du Québec inc., souvent appuyées par l’État, dans le développement économique. Paquin précise que l’État-providence québécois ne s’est pas aligné sur la norme libérale canadienne en créant son propre modèle d’intervention. De même, le développement du Québec ne s’est pas accompagné d’une intégration des institutions, des associations et des mouvements sociaux dans les réseaux canadiens – une caractéristique soulignée dans plusieurs contributions – ce qui a renforcé l’émergence de la « référence nationale québécoise » (Fernand Dumont), qui aurait mérité d’être citée dans l’ouvrage au même titre que le concept de société globale.

Luc Bernier et Daniel Latouche dressent la liste (impressionnante, avec le recul) des « capacités du state building québécois », qui montre bien la hausse des ressources financières dont dispose l’État québécois, la grande capacité d’action autonome du Québec, un accroissement significatif de la capacité administrative ainsi que de celle d’assurer la sécurité et le bien-être des citoyens (aide sociale, garderies subventionnées, etc.), notamment. Le chapitre souligne que plusieurs défis attendent le modèle québécois de gouvernance mis en place au fil des ans, maintenant confronté à des situations nouvelles (environnement, diversité de la population, organisation du territoire, etc.) qui exigeront – comme par le passé – de revoir la nécessaire coordination avec les interventions du gouvernement fédéral. La contribution de Luc Godbout et M. Robert-Angers montre bien que les finances publiques québécoises ont évolué vers un bilan assez favorable au cours de la période examinée, mais aussi que le vieillissement et le manque d’entretien des infrastructures pèseront sur les finances publiques dans l’avenir et affecteront la capacité à maintenir à long terme les acquis de la Révolution tranquille.

Les mutations dans l’organisation du territoire sont moins bien connues et documentées que les dimensions économiques et politiques du modèle québécois de gouvernance. Il faut donc souligner l’originalité de la contribution de Marc-Urbain Proulx qui analyse les changements survenus au fil des ans, avec d’abord l’approche par pôles urbains (années 1960), puis les stratégies axées sur les régions administratives (1970-80), les municipalités régionales de comtés (1990-2000) et, finalement, les politiques sectorielles plutôt que géographiques. X. Hubert Rioux joint sa voix à celle de Proulx, mais aussi à celle de Gilles L. Bourque et Robert Laplante, pour souligner que les nouveaux défis en lien avec l’environnement, les sources d’énergie et l’exploitation des ressources naturelles dans la perspective du développement durable appellent les acteurs et les institutions du modèle québécois à se mobiliser au-delà des aspects proprement financiers et économiques qui avaient dominé par le passé. La liste et les analyses de ces défis – bien qu’esquissés plus ou moins sommairement dans diverses contributions – constituent un aspect original de cet ouvrage qui ne se limite pas à dresser un bilan portant sur les soixante ans de la Révolution tranquille. Le modèle québécois change en effet dans le temps, comme le montre l’analyse du rôle d’Hydro-Québec proposée par Annie Chaloux, et il sera appelé à s’ajuster aux défis du monde contemporain. Il y a cependant un consensus chez les auteurs pour reconnaître que ce modèle devrait conserver son originalité dans le contexte nord-américain. Diane-Gabrielle Tremblay le souligne en rappelant l’exemplarité du modèle québécois en matière de conciliation travail-famille (qui sert de référence à des projets de réforme à l’échelle canadienne, rappelons-le).

Pascale Dufour note avec pertinence que la politique québécoise de soutien des organismes communautaires constitue un volet original du modèle québécois : « Ce mécanisme de financement est unique dans les démocraties libérales (…) en ce qu’il permet à certains groupes d’avoir accès à un financement récurrent pour leur mission, lequel autorise l’advocacy, c’est-à-dire l’activité politique des groupes, et plus particulièrement la défense des droits » (p. 236). Ce type de financement, même s’il est jugé insuffisant par les groupes eux-mêmes, ouvre la voie à une forme d’institutionnalisation de la contestation notamment en matière d’accès au logement, de luttes contre le racisme, contre la violence sexuelle ou pour l’environnement. L’auteure analyse deux facteurs qui fragilisent cette dimension du modèle québécois. D’un côté, l’État et les fondations privées qui appuient le secteur communautaire exigent des redditions de comptes plus serrées qui fragilisent l’équilibre budgétaire et risquent d’entraver la contestation. De l’autre, elle observe « l’aplatissement de la rhétorique nationaliste » qui accompagnait nombre de revendications. Le nous québécois blanc est ainsi attaqué au sein de plusieurs groupes faisant la promotion de diverses minorités (sexuelles, linguistiques, racisées, etc.), ce qui constitue une dimension nouvelle dans l’espace québécois d’après la Révolution tranquille. Ceci dit, cette contribution sur le volet communautaire est incomplète, car elle ne fait pas référence aux travaux de Benoit Lévesque (et de nombreux autres chercheurs) pour qui le financement des services communautaires par l’État est une caractéristique aussi originale du modèle québécois que les interventions gouvernementales dans la sphère économique rapportées plus haut. Cet aspect original du modèle québécois axé sur le soutien étatique apporté aux organismes communautaires aurait mérité une plus grande place dans l’ouvrage.

Le chapitre rédigé par Pascale Dufour fait par ailleurs allusion à un aspect qui aurait mérité une plus grande attention dans la planification du contenu de l’ouvrage, soit la question nationale québécoise et la place du Québec au sein de la Confédération canadienne. La Révolution tranquille a en effet été marquée par quantité de changements politiques et constitutionnels qui ont permis au gouvernement québécois de rapatrier d’Ottawa de nombreux pouvoirs de taxation et d’accroître la capacité financière de l’État provincial. Jacques Parizeau avait même candidement affirmé que « le Québec était en train de déshabiller le gouvernement fédéral » durant les premières décennies de la Révolution tranquille. On sait que Pierre Elliott Trudeau a mis fin à l’allégorie vestimentaire et que Jean Chrétien a par la suite déclaré que « le magasin général était fermé ». Or, le modèle québécois peut-il se maintenir dans le cadre constitutionnel contemporain? Les défis nouveaux posés par la diversité des populations, l’immigration, la protection de l’environnement, le nouvel ordre économique nord-américain et mondial, sans oublier le déclin du poids relatif du Québec au sein de la fédération canadienne – parmi d’autres éléments déterminants du contexte macrosociologique – pourront-ils être surmontés (et comment) dans l’après-Révolution tranquille afin que la société québécoise puisse rester maîtresse de son destin, comme l’avait souhaité Robert Bourassa dans son célèbre discours au lendemain de l’échec de l’Accord du Lac Meech? Les deux co-directeurs de cet ouvrage collectif sont enclins à répondre positivement à cette question. « (…) malgré ses nombreuses transformations et en dépit des multiples défis auxquels il fait face, ce modèle demeure distinct et, à bien des égards, fidèle aux aspirations ayant fait advenir cette Révolution tranquille il y a plus de soixante ans » (p. 17). Cependant, l’analyse de ces nouveaux enjeux demande à être mieux étoffée.

Une dernière question eût aussi mérité un chapitre, soit l’état et l’avenir du nous québécois après soixante ans de changements radicaux entraînés notamment par la mutation de la démographie (dénatalité, immigration nombreuse et diversifiée, distance entre Montréal et le reste du Québec, etc.). La Révolution tranquille a en effet pris naissance dans l’espace canadien-français et elle visait à l’origine la reconnaissance de la dualité nationale au sein du Canada. Devant l’échec du rêve dualiste porté au fil du 20e siècle par Henri Bourassa, André Laurendeau, Jean-Charles Falardeau, Solange Chaput-Rolland ou Claude Ryan, une importante refondation de la référence nationale s’est opérée conduisant à l’émergence de la nation québécoise contemporaine.

Malgré ces quelques limites, l’ouvrage La Révolution tranquille 60 ans après offre un ensemble de contributions stimulantes et livre une belle synthèse sur le modèle québécois qui en est issu.