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Le développement du capitalisme depuis les années 1980, période où il se globalise suivant une logique néolibérale, s’est traduit par de nouveaux cycles d’enclosure[1] qui se sont étendus à plusieurs sphères de la société, à commencer par les services publics, les savoirs, la culture, les espaces urbains, et allant même jusqu’à l’appropriation du vivant. Cette marchandisation a alimenté un mouvement contre-hégémonique que Benjamin Coriat (2015) a qualifié de « retour des communs[2] ». Mais par-delà leur caractère réactif ou critique vis-à-vis de l’emprise croissante de « l’idéologie propriétariste » (Piketty, 2019), Dardot et Laval (2014) ont théorisé les communs de manière à en faire, plus fondamentalement, l’unité institutionnelle de base d’une société post-capitaliste qui serait déjà en formation. Dans cette perspective, les communs seraient appelés à devenir dans la société de demain ce que l’entreprise privée est aujourd’hui dans la société capitaliste. Nombreux sont les auteur(e)s qui, dans cette même veine, ont fondé leurs études des communs sur ce terrain politique afin de tracer les contours d’un projet de société alternatif (Federici, 2019; Gibson-Graham, Cameron et Healy, 2013; Hardt et Negri, 2012; Harvey, 2019). Le regain d’intérêt des chercheur(e)s en sciences sociales pour les communs au cours des dernières années est donc grandement redevable au potentiel révolutionnaire qu’ils et elles leur prêtent. Prolongeant leurs critiques du capitalisme financiarisé, cet objet d’étude a ceci d’avantageux qu’il positionne la sociologie sur « le terrain positif de la proposition » (David et Le Dévédec, 2016, p. 1). Il permet de préfigurer la généralisation d’un nouveau mode de production, de consommation, d’usage et de gestion des ressources qui trouve réponse aux apories auxquelles est confronté notre modèle productiviste intrinsèquement écocidaire, inégalitaire et autoritaire.

Or, s’intéresser à la portée politique explicite des communs peut suggérer de rabaisser les conditions de possibilité financières de ces initiatives au rang de détails insignifiants, de contingences matérielles et techniques mineures. A contrario, dans cet article, nous défendrons l’importance d’une étude empirique de la « micropolitique du financement » comme traceur et révélateur d’enjeux politiques structurels au sein de la construction d’un commun. Les décisions et expérimentations relatives à la viabilité financière reposent aussi sur un travail politique, comme l’action militante plus classique, pour dénaturaliser des manières de faire routinières et articuler les fins et les moyens, que ce soit dans les relations avec les bailleurs de fonds ou pour imaginer de nouveaux instruments de financement. Elles sont également déterminantes pour opérationnaliser la construction de la mise en commun. Cette perspective rejoint et complète celle de Gibson-Graham, Cameron et Healy (2018, p. 85) qui caractérisent

la construction du commun (mise en commun) comme un processus relationnel – ou plus souvent, comme une lutte de négociation de l’accès, de l’usage, du bénéfice, de l’entretien et de la responsabilité. La construction du commun implique donc d’établir des règles ou des protocoles d’accès et d’usages, pour l’entretien d’une ressource, la prise de responsabilité par rapport à elle et pour en distribuer les bénéfices de manière à prendre en compte le bien-être des autres.

Pour notre part, nous souhaitons démontrer que les questions relatives au financement (son accès comme son usage) constituent un des piliers centraux de ce processus relationnel de la « mise en commun ». Elles font l’objet, au quotidien, d’une scrupuleuse attention par les commoneurs, lesquels doivent prévoir des stratégies innovantes et des cadres normatifs pour que le principe politique du commun ne soit pas compromis au cours du cheminement vers la viabilité financière.

C’est ce que nous étudions au Bâtiment 7 (ci-après le B7), un projet de réappropriation d’un bâtiment industriel abandonné par la collectivité pour le réhabiliter en « fabrique d’autonomie collective », comme il se nomme lui-même. Prenant place à Pointe-Saint-Charles, un quartier montréalais traditionnellement ouvrier en proie à la gentrification, ce projet est l’aboutissement d’une longue lutte sociale qui a démarré au début des années 2000, et qui a ensuite été coordonnée avec succès par le Collectif 7 à Nous[3] à partir de 2009 (La Pointe libertaire, 2013). Depuis 2018, c’est environ un tiers du B7 qui a été ouvert autour du « Pôle des pratiques ». Cette première phase de développement comprend une épicerie solidaire, une microbrasserie, une fonderie pour les artistes, une école d’art, une arcade pour les jeunes du quartier, une variété d’ateliers collaboratifs[4], et, plus récemment, un projet de fermette qui a vu le jour sur les terrains extérieurs. Les phases à venir comprendront un pôle santé-famille et un pôle de production alimentaire[5].

Cet article comprend deux parties. Dans la première, nous nous appuierons sur la littérature scientifique afin de caractériser le B7 comme commun. Nous l’analyserons tour à tour comme un commun négatif (la friche industrielle), comme un commun urbain (face aux dynamiques de gentrification) et comme un commun social (avec l’horizon de l’autonomie collective). Ces trois dimensions ont eu des répercussions importantes sur le montage financier nécessaire à sa réalisation. Dans la seconde partie de l’article, nous nous intéressons à l’opérationnalisation financière du B7 à partir de son ouverture en 2018. Ses orientations financières sont aussi des choix fondamentalement politiques, qui mettent à l’épreuve l’organisation tant du point de vue de sa pérennité que de sa mission. Comme nous l’a dit l’une des membres interrogées, « l’horizon de l’autonomie politique ne peut faire l’impasse sur l’autonomie financière » (répondante n˚ 7, 15 juillet 2020). Parce qu’ils sont bien plus que de simples enjeux managériaux d’efficacité, nous verrons que les questions financières constituent des tensions structurantes qui contraignent les activités du B7, mais les amènent également à expérimenter de nouveaux instruments et mécanismes financiers appropriés à la mission de l’organisme.

Les données utilisées dans cet article proviennent d’une recherche partenariale en cours depuis 2018, menée avec des membres du Bâtiment 7, les fondations subventionnaires qui le financent, le Bureau de l’engagement communautaire de l’Université Concordia et encadrée par le Service aux collectivités (SAC) de l’UQAM. Cette recherche se fonde sur une approche ethnographique qui combine une collecte de données (entrevues individuelles et observations directes) avec une dynamique partenariale[6]. Pour les besoins de cet article, nous mobiliserons principalement les données issues d’entrevues individuelles et semi-dirigées menées auprès de onze membres du B7, impliqué(e)s dans les enjeux financiers et le développement de l’organisation. S’ajoutent à cela des observations réalisées lors de rencontres au sein d’instances opérationnelles et/ou décisionnelles du B7[7]. De plus, précisons que la dimension partenariale de la recherche ajoute une strate réflexive additionnelle à nos analyses, étant donné que des discussions collectives sont organisées en continu autour de l’interprétation de celles-ci. Ces discussions sont conduites essentiellement dans le cadre du Comité d’encadrement de la recherche, une des instances animées par le SAC et qui regroupe des représentant(e)s de toutes les parties prenantes susmentionnées[8]. Une autre instance, le Comité des partenaires, organise des chantiers d’apprentissage. Lors de ceux-ci, l’ensemble des acteurs du B7 impliqués sont invités, de même que les partenaires philanthropiques et universitaires, à échanger autour d’une thématique à laquelle tous sont confrontés au sein de leurs organisations. Quatre chantiers d’apprentissage ont été menés à bien jusqu’à maintenant, lesquels ont porté sur les thématiques suivantes : 1) la crise liée à la COVID-19; 2) la mixité sociale dans nos organisations; 3) la mixité sociale dans nos organisations (suite); 4) financement et tensions structurantes. En complément et en préparation de ce quatrième chantier, une activité d’appropriation des connaissances a aussi été organisée en juillet 2021 au B7 pour présenter le modèle des tensions structurantes – modèle qui sera au coeur du présent article – spécialement conçu pour réfléchir collectivement aux dilemmes économiques auxquels doit faire face une organisation atypique comme le B7.

Le Bâtiment 7, un commun multidimensionnel

Plusieurs chercheurs et chercheuses s’accordent sur le fait que le B7 est un commun (Abraham, 2019; Kruzynski, 2017; L’Allier, 2021). C’est notamment parce qu’il déploie une logique de développement socioéconomique différente – voire divergente – de celles de l’État et du marché qu’on tend à le situer dans le mouvement des communs. Par exemple, en mettant l’accent sur le « par et pour la communauté » qui caractérise la conception des projets au B7, la chercheuse Marie-Soleil L’Allier explique que ces derniers « […] s’inscrivent dans une autre vision de l’économie, une économie qui vise à agir comme levier de transformation à la fois sociale, politique, environnementale et culturelle » (L’Allier, 2021, p. 141). Cependant, faire valoir que le B7 cadre normativement avec le mouvement des communs ne suffit pas; il faut aussi définir les traits distinctifs qui le caractérisent en tant que commun. Que prétend-on mettre en commun, sous quelles conditions, avec qui et pour qui en particulier? Enfin, pour tisser des liens avec les objectifs de recherche que nous poursuivons ici, en quoi les singularités de ce commun influencent-elles ses modalités de financement?

La friche industrielle, un commun négatif à protéger

À l’origine, l’espace au sein duquel verra le jour le B7 était un entrepôt ferroviaire de 8 300 mètres carrés appartenant au Canadian National (CN). Sur les plans de l’entreprise, il est identifié comme le « bâtiment 7 », d’où le nom qu’on donnera au projet. Sa construction ayant débuté en 1924, c’est le vestige d’une époque où Montréal se trouvait au coeur du réseau ferroviaire national (Polèse, 1990) et où le Sud-Ouest de l’île s’imposait comme le berceau de l’industrialisation au Canada. Le site étant victime d’un long processus de désindustrialisation affectant les quartiers centraux de la métropole au tournant des années 1960 – et par la bande le rôle stratégique qu’y jouait le secteur ferroviaire –, le CN a décidé en 1996 de louer le bâtiment à la compagnie Alstom, jusqu’au moment où celle-ci mit un terme à ses activités, en 2003.

À partir de 2003, année où le site est vendu puis laissé à l’abandon par son nouveau propriétaire, le promoteur immobilier Groupe Mach, c’est davantage la notion de « commun négatif » qui permet de qualifier le rapport ente la communauté et la friche industrielle où se trouvait ledit bâtiment. Pour le philosophe Alexandre Monnin, « la notion de communs négatifs s’attache aux problèmes soulevés par la gestion de certaines réalités dont les effets sont négatifs notamment dans le domaine environnemental : déchets, centrales nucléaires, mais aussi d’autres éléments dont nous allons hériter à l’avenir et dont il va bien falloir prendre soin » (Monnin, 2021, p. 59). Cette notion permet d’étendre l’analyse des communs au-delà des travaux qui, à l’instar de ceux d’Elinor Ostrom (2010), ont associé les communs à des ressources ou à des systèmes de ressources. L’intention ici est de considérer les déchets et autres rebuts du système capitaliste comme pouvant aussi faire l’objet d’une gestion communale afin que les effets indésirables soient pris en charge collectivement.

Durant cette période d’abandon et de négligence du site du Bâtiment 7, les acteurs souhaitant en prendre possession sont surtout aux prises avec une logique propre aux communs négatifs. En effet, le site représentait en première instance une source de nuisances pour la collectivité, et ce, tant sur le plan physique que symbolique. Physique, car le sol était contaminé à la suite de décennies d’activités ferroviaires, mais plus particulièrement parce que le bâtiment était contaminé à l’amiante et que son état général se dégradait au gré des saisons[9]. Symbolique, puisque la présence du bâtiment constituait un rappel quotidien de la situation de déshérence socioéconomique dans laquelle se trouvait le quartier, une forme de stigmate territorial[10]. De plus, cette friche avivait constamment la crainte que de grands projets gentrificateurs y voient le jour. Par conséquent, avant de se réapproprier le bâtiment pour en faire un vecteur de développement économique communautaire, des résident(e)s du quartier sont intervenus à plusieurs reprises uniquement pour prendre soin du bâtiment, en empêcher la démolition, en faire reconnaître la valeur patrimoniale et revendiquer sa cession à la communauté. À titre indicatif, mentionnons une opération symbolique en janvier 2012 visant à emballer le Bâtiment 7 pour le protéger d’éventuelles tentatives de démolition par le propriétaire (La Pointe libertaire, 2013), ou encore l’organisation d’une grande corvée communautaire pour réaliser des travaux de maçonnerie sur les façades les plus abimées par le temps. Les premières traces de « commoning » prenaient la forme d’une résistance populaire tournée vers la conservation, la défense et la revendication du site. Elles étaient donc antérieures à la réalisation de la première phase du projet à partir du printemps 2018.

Ce côté originellement négatif du Bâtiment 7 aura des incidences économiques majeures lorsque le Collectif 7 à Nous mettra à exécution sa mission qui consiste à reconvertir cet espace « en une fabrique d’autonomie collective, un lieu de rassemblement alternatif accessible et bouillonnant de projets » (Bâtiment 7, en ligne). Des investissements majeurs seront requis – soit plus de 4 M$ – pour réaménager et décontaminer la seule portion du bâtiment qui accueillera la première phase du projet. Le passage de commun négatif à commun positif fera donc gonfler substantiellement le montage financier, ce qui exigera d’obtenir des financements en provenance d’une diversité d’organismes subventionnaires publics.

Commun urbain, droit à la ville et gentrification de Pointe-Saint-Charles

La deuxième catégorie qui éclaire à plusieurs égards la réalité du B7 est celle de communs urbains. Plusieurs raisons ont justifié la création d’une catégorie de communs spécifiquement définis en fonction de sa dimension socio-géographique, à commencer par le fait que la ville est un lieu privilégié d’accumulation du capital et de consumérisme. Les communs qui s’y trouvent vivent donc de façon « hyperconcentrée » les contradictions liées au développement capitalistique (Harvey, 2011). Les travaux du géographe marxiste David Harvey analysent comment le processus d’urbanisation confère, sous le néolibéralisme, de nouvelles opportunités à l’élite financière mondiale pour écouler les surplus de capitaux et générer de la plus-value au moyen de pratiques « d’accumulation par dépossession ». Ce processus prend une ampleur inégalée dans le domaine de l’immobilier, mais s’étend potentiellement à tous les éléments constitutifs de la ville, comme le remarque l’activiste David Bollier :

Les villes constituent aujourd’hui l’une des cibles les plus vivement contestées des enclosures commerciales. Les places publiques, parcs, promenades, stades, et même les caractéristiques emblématiques et l’identité des villes se trouvent l’objet des assauts complices d’une coalition d’entreprises, de politiciens, de promoteurs immobiliers, de planificateurs et d’architectes.

Bollier, 2014, p. 65

Cette privatisation/marchandisation de l’espace urbain produit de nouvelles enclosures, phénomène qui alimente des « tendances ségrégationnistes » (Lefebvre, 2009, p. 88) au détriment des populations défavorisées qui se voient repoussées toujours plus loin en périphérie et en marge de la ville. « La qualité de vie urbaine, de même que la ville elle-même, est désormais une marchandise réservée aux plus fortunés, dans un monde où le consumérisme, le tourisme, les industries de la culture et de la connaissance sont devenus des aspects majeurs de l’économie politique urbaine », résume ainsi Harvey (2011, p. 21).

Par sa situation stratégique en périphérie du centre-ville, le quartier Pointe-Saint-Charles est particulièrement exposé à la gentrification depuis le début des années 2000. En plus des immeubles en copropriété qui s’y développent à un rythme effréné, promoteurs et autorités publiques souhaitent requalifier les anciens terrains industriels du CN en y développant de grands projets qui attireront des investissements privés. Le site où se trouve le Bâtiment 7 est donc convoité par des intérêts très puissants. En 2005, Loto-Québec et le Cirque du Soleil avaient entamé des négociations avec le Groupe Mach afin de racheter ce terrain dans le but d’y déménager le Casino de Montréal et construire un centre de foires. C’est en réaction et en opposition à une telle logique de développement que naitra une mobilisation sociale soutenue visant à bloquer ces projets et, dans le même mouvement, restituer le Bâtiment 7 à la communauté.

Dans un tel contexte, la création et la protection de communs deviennent inéluctablement un enjeu de lutte pour des populations qui revendiquent leur « droit à la ville[11] ». Se forme ainsi un rapport conflictuel entre, d’un côté, la vision dominante d’une revitalisation économique d’inspiration néolibérale (générer un maximum de valeur d’échange) et, de l’autre, la vision alternative de projets développés à la base, par et pour des collectivités souhaitant répondre à leurs besoins prioritaires (générer un maximum de valeur d’usage). Le B7 a expérimenté cette conflictualité maintes fois dans son histoire, et ce, dès les premiers moments où des citoyens et citoyennes ont fait connaître leur intention de revendiquer le site. Ce dernier étant une propriété privée, la réappropriation était une voie de passage obligée pour entamer une véritable reconversion communautaire du site – les militant(e)s qualifieront cette réappropriation « d’expropriation populaire » (Kruzynski, 2017; Sévigny et Silvestro, 2013). En 2019, les acteurs du B7 vont de nouveau au front pour contrer la réalisation d’un imposant projet de soixante unités d’appartements en copropriété prévu sur les terrains adjacents, à douze mètres de la façade et s’élevant sur trois étages (Corriveau, 2019). Cette « muraille de condos » aurait eu, entre autres conséquences, celle d’enclaver le B7, en plus de rendre impossible tout projet communautaire de réaménagement de ces espaces extérieurs.

En somme, le concept de commun urbain éclaire les pratiques de prédation dont l’espace du commun fait l’objet. La mise en commun d’un site comme celui-ci ne repose pas uniquement sur la capacité de trouver du financement, mais aussi sur la capacité qu’ont les commoneurs de négocier et de lutter constamment pour l’élargissement des frontières du commun (Kruzynski, 2017). Cette dimension accroit également les enjeux d’accessibilité et de mixité sociale au B7, parce qu’il pourrait être malgré lui un facteur d’éco-gentrification, attirant davantage les nouveaux habitants des copropriétés luxueuses que la population pauvre du quartier, tout en faisant monter la valeur des propriétés du quartier revitalisé (Checker, 2011; Montambeault, Behrer et Cloutier, 2021).

Un commun social centré sur l’autonomie collective et la justice sociale

Les deux modes de catégorisation que nous venons de mobiliser pour mettre en lumière des facettes du B7 – les nuisances qu’occasionne son statut de friche industrielle désaffectée de même que son encastrement dans un quartier en pleine gentrification – passent en partie à côté de la mission qu’il poursuit et qui lui donne sens. Si les catégories de commun négatif et de commun urbain attirent respectivement l’attention sur des qualités propres à la ressource et sur des attributs contextuels liés à la réalité urbaine, elles n’éclairent pas, en revanche, les modalités particulières par lesquelles se déploie concrètement le processus de mise en commun. Que souhaite-t-on mettre en commun? Pour qui et par qui? Et dans quels buts?

La mission du B7 va bien au-delà de la protection du patrimoine industriel ou de la satisfaction des besoins de ses usagers et usagères; elle entend requalifier cet espace de manière à en faire un des vecteurs incontournables de la revitalisation socioéconomique du quartier par sa base. « Enraciné dans le milieu qui l’a fait naître, ouvert sur le monde, le Bâtiment 7 aspire à devenir un moteur de transformation culturelle, sociale, politique, économique et environnementale », peut-on lire dans son énoncé de mission (Bâtiment 7, en ligne). Ainsi, puisque son champ d’action s’étend à l’échelle du quartier, la catégorie de « commun social » est utile pour rendre intelligible la visée de transformation sociale qui préside au développement du site par le 7 à Nous et les autres groupes occupants. Les communs sociaux sont définis dans leur plus simple expression par l’économiste Hervé Defalvard : ils « […] se caractérisent par la mise en commun de ressources sociales telles que la santé, l’emploi ou la culture, auxquelles sont associés une visée universaliste et un accès local démocratique » (Defalvard, 2017, p. 43). Ainsi, en plus des trois éléments constitutifs de tout commun (une ressource partagée, un ensemble de règles et un système de gouvernance), les communs sociaux vont au-delà de la préoccupation ostromienne d’instituer une cogestion durable de la ressource. Ils visent la justice sociale et la transformation sociale, par le renforcement de la liberté substantielle des individus, c’est-à-dire de leurs capacités effectives de s’engager dans le commun. Comme le souligne la chercheuse Geneviève Fontaine : « La prise en compte de l’accessibilité dans le commun doit dépasser la recherche d’arrangements institutionnels permettant aux commoneurs de sécuriser leur accès à la ressource pour intégrer un objectif en termes d’empowerment (ou de capacitation) individuel et collectif » (Fontaine, 2019, p. 42).

Dans cette perspective, qui est celle adoptée au B7, il s’agit d’être attentif au fait que la mise en commun ne se limite pas à l’accès, à l’entretien et à l’usage d’un bâtiment patrimonial et de ses terrains extérieurs. Ce que toutes les parties prenantes doivent avoir en commun c’est aussi, plus fondamentalement, une même vision idéologico-politique[12], dont un des volets centraux consiste à « garantir l’accessibilité du lieu à tous et toutes, avec un parti pris affirmé pour les personnes marginalisées et appauvries » (Bâtiment 7, en ligne). Ce penchant affiché pour la justice sociale se reflète dès la phase de prédémarrage, lorsque les militant(e)s du 7 à Nous devaient sélectionner les premiers projets à accueillir dans les espaces du bâtiment. Ces projets n’étaient pas retenus en fonction du potentiel de rentabilité financière attendue, mais, au contraire, sur la base de leur compatibilité avec les objectifs du 7 à Nous et avec sa vision en matière de développement économique communautaire. C’est ce qu’explique une répondante, à propos d’un projet de commerce écarté par crainte que les marchandises qu’il proposait ne soient pas suffisamment abordables.

Il y avait un super beau projet d’échange, de « swap » de vêtements (…) et qui nous a écrit : « Wow, le B7 c’est ça qu’on cherche, on veut déménager là ! » Et là je vais voir leur site web, pour réaliser que c’est un truc de bourges ! On s’entend, c’est juste des vêtements griffés qu’ils acceptent (…), en tout cas ce n’est pas une friperie. […] Même si un projet est porteur de valeurs environnementales, ça peut rester un truc de bourges qui n’est pas pour le plus grand nombre. Il faut arriver à discriminer là-dedans.

répondant n˚ 4, 28 mai 2020

Cela dit, le fait de filtrer les projets en prenant la mission sociale pour principal critère n’est pas sans conséquence sur les capacités effectives du B7 à matérialiser son ambition initiale de fonder une « zone d’autonomie financière » (La Pointe Libertaire, 2013). C’est ce que mentionne un autre répondant pour qui la centralité de la mission de chacun des projets peut constituer un frein en ce qui a trait à l’atteinte de la viabilité financière.

Tous les projets ne sont pas à but lucratif, ce qui fait que les gens ne sont pas engagés là-dedans nécessairement pour produire le plus possible et puis faire le plus d’argent possible. Cela fait en sorte qu’il y a un défi de rentabilité, et de pas mal tous les projets là… En même temps, il s’agit de projets en développement, puis on peut se dire que dans les premières années on est en consolidation, mais reste qu’il y a un défi de rentabilité pour tout le monde.

répondant n˚ 1, 20 février 2020

Cette difficulté tient au fait que le B7 ne peut, en toute cohérence, être un lieu d’inclusivité et de justice sociale qu’à condition que les biens et services produits par ses projets soient le plus abordables possible. Produire des revenus autonomes et rejoindre des populations défavorisées sont deux choses difficilement conciliables. Le B7 doit donc composer, d’année en année, avec des défis chroniques dans la génération de ses revenus autonomes. D’où la nécessité de recourir, par exemple, à des bailleurs de fonds non seulement pour boucler le budget, mais aussi pour obtenir les ressources requises pour se consacrer à sa mission sociale et à son ambition d’être ancré au sein du quartier[13].

Développer un commun négatif, urbain et social. Quelles incidences sur le plan financier?

Un projet aussi complexe que celui de B7 peut donc être saisi à partir de plusieurs perspectives théoriques émanant de la sociologie des communs. Le cumul de ces perspectives dévoile sa complexité en tant que commun, mettant ainsi en évidence une diversité d’attributs qui conditionnent les défis et enjeux auxquels est confronté ce projet en matière de financement. Le tableau 1 ci-dessous offre un portrait des attributs du B7 que nous avons identifiés, selon que nous le définissions comme un commun négatif, un commun urbain ou un commun social.

La micropolitique du financement et ses tensions structurantes

Dans la phase de lutte et d’émergence qui a précédé son ouverture officielle et son opérationnalisation, le B7 a fait naitre de forts espoirs en matière de subversion des pratiques économiques. Une vision plus explicite de cette subversion s’est matérialisée par l’apport de militants libertaires au B7. Ainsi, dans un article paru au printemps 2017, donc avant l’ouverture du B7, Anna Kruzynski, à la fois chercheuse spécialisée sur les enjeux d’autonomie collective et militante ayant un rôle important au B7, puise dans les travaux de J. K. Gibson-Graham pour penser cette subversion de l’économie. Elle part des principes et pratiques économiques du Centre social autogéré (CSA) et les applique au B7, tout en reconnaissant que des compromis sont envisagés et envisageables dans un tel projet, qui présente des défis logistiques et organisationnels d’une portée différente. Parmi les lignes de subversion économique évoquées : processus continu d’élargissement des communs par « l’appropriation collective de propriété privée » (p. 151); réappropriation du travail, avec une critique du salariat et une valorisation du bénévolat, mais aussi une reconnaissance de la nécessité de la diversité des formes de travail possibles (p. 152); valorisation du don et des échanges non marchands entre producteurs et consommateurs, mais aussi entre les différents projets du B7; projet de monnaie alternative (p. 154), expérimentation et amplification de formes d’investissement non monétaires (temps, énergie, imagination, réseau); méfiance, voire refus de l’investissement capitaliste, même « altercapitaliste » (Gibson-Graham, 2006), provenant par exemple de subventions publiques ou de l’économie sociale (p. 154-155); lutte contre la professionnalisation (p. 155).

Tableau 1

Synthèse des attributs du Bâtiment 7 et de leurs impacts sur le plan financier

Synthèse des attributs du Bâtiment 7 et de leurs impacts sur le plan financier

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Notre travail de recherche débute en 2018, donc au moment de l’opérationnalisation du B7 par l’ouverture du « Pôle des pratiques » et de ses différents projets et ateliers. Il nous a permis de documenter la mise à l’épreuve de cet idéal de subversion économique par les tâches multiples dans lesquelles les acteurs du B7 sont rapidement aspirés : trouver des financements, organiser le travail (salarié ou bénévole), pérenniser les projets et développer de nouvelles phases et faire face à l’imprévu, notamment lors de la pandémie à partir du printemps 2020. Par-delà la pureté des intentions, c’est au quotidien, dans la recherche de solutions pour concilier des valeurs et des contraintes multiples (externes mais parfois aussi internes), que se déploie au B7 cette micropolitique du financement. Elle ne va pas sans tâtonnement, sans contradiction, voire sans conflit. Pour rendre compte de ce processus, nous mobilisons ici le concept de « tensions structurantes » (Audetet al., 2017). Celui-ci permet de rendre compte de l’articulation de différents objectifs au sein d’une même organisation, de la pression que fait peser la conciliation de principes parfois potentiellement contradictoires (sur le plan aussi bien normatif que logistique) liés à ceux-ci mais aussi des expérimentations et des innovations qui sont conçues afin de surmonter ces défis. Une « tension structurante » n’est donc pas une pathologie organisationnelle ou un problème passager qu’un simple réglage technique pourrait résoudre. C’est davantage un principe ontologique propre à une organisation, spécifiquement lié aux valeurs et aux ambitions d’un projet, comme ici de vouloir développer, par exemple, des pratiques autogestionnaires impliquant des centaines de personnes qui ne se connaissent pas nécessairement. C’est donc à la fois une contrainte continue et un principe générateur d’actions.

Dans le cas du B7, nous pouvons regrouper nos observations dans trois tensions structurantes principales. Les trois sont liées à l’ambition d’autonomie politique et financière du B7 mais elles ont trait à des dimensions différentes de celle-ci. La première tension concerne le financement : faut-il prioriser les sources de financement autonome ou s’appuyer au contraire sur des sources externes? La seconde concerne la définition de l’autonomie : est-elle entendue comme une autonomie à l’échelle de chaque projet ou au contraire comme une autonomie collective, à l’échelle du B7? La troisième touche à l’organisation du travail, spécifiquement en ce qui a trait aux tâches de financement : est-ce que ce sont des tâches spécifiques qui doivent être confiées à des professionnels ou doivent-elles n’être que des tâches parmi d’autres, mises en commun au sein du collectif? Nous détaillons ici les dynamiques de chacune de ces trois dimensions, mais aussi les pratiques mises en oeuvre afin de composer avec ces tensions structurantes.

Première tension : les sources de financement autonome versus les sources de financement externes

Afin d’atteindre une autonomie, il parait évident a priori d’écarter les financements externes pour privilégier les ressources internes. En effet, les financements externes peuvent faire peser trois types de menaces sur l’autonomie. Premièrement une dépendance financière se créée du point de vue temporel avec le recours au prêt : ainsi, même si dans la première phase, le recours au prêt a été minimisé, le poids de cette dette initiale représente néanmoins encore une part importante des frais fixes du B7 des années après. Le second type de dépendance est lié à l’identité politique des financeurs et aux logiques capitalistes qu’il s’agit de tenir à distance. Les deux types de dépendance s’articulent souvent dans le discours des acteurs responsables du financement au B7 :

Oui pour nous, notre orientation, c’était vraiment de contracter le moins de prêts possible. Parce que ça s’ajoute aux frais fixes. Pis c’est aussi une question de posture idéologique là, de pas s’endetter auprès des banques ou autres bailleurs de fonds, ça nous arrangeait.

répondant n˚ 7, 15 juillet 2020

Sur ce point, il faut souligner qu’une réflexion a été menée au début du B7 sur le type de financement accepté ou refusé a priori, mais que par la suite, il ne s’est pas trouvé de situations où le B7 a refusé par principe un apport de financement venu de l’extérieur. Le troisième type de menace sur l’autonomie est beaucoup moins explicite mais sans doute plus prégnant en pratique : c’est la dépendance à la temporalité et aux cadres d’action des financeurs. Sur ce point, le B7 a par exemple été conduit à hâter certains chantiers afin de rentrer dans le calendrier des financeurs. Il faut de plus s’intégrer régulièrement dans les cadres, les normes, le vocabulaire, les manières de concevoir les projets des financeurs, tout en gardant une cohérence interne.

Si l’on écarte au maximum les financements externes, il devient donc crucial de s’appuyer sur des ressources internes. L’engagement bénévole et le savoir-faire commun ont été largement mobilisés dans l’histoire du B7 : ainsi, faire les choses par soi-même, au moyen notamment de grandes corvées, tout comme la récupération de matériaux ont permis de réduire les coûts liés aux travaux de construction. Recourir le moins possible à des firmes externes a d’ailleurs nécessité l’obtention d’une licence de propriétaire constructeur. L’utilisation préférentielle de ressources internes se confronte néanmoins à trois limites importantes. Tout d’abord, l’ampleur des moyens financiers et logistiques nécessaires à la remise en état, à l’entretien et au développement d’un bâtiment de 90 000 pieds carrés et de ses alentours (avec la fermette), mais aussi au développement de projets nécessitant des infrastructures importantes, excède très largement les ressources internes disponibles. Deuxièmement, générer d’importants revenus internes fait peser une pression sur la tarification, ce qui peut écarter les projets du B7 de leur mission sociale en matière d’accessibilité pour une population pauvre. Troisièmement, baisser les dépenses par le recours au bénévolat peut conduire à l’institutionnalisation d’une forme intensive de « travail gratuit » (Simonet, 2018) comme condition de l’engagement au B7. Nous reviendrons sur ce troisième point en abordant la question spécifique de la salarisation.

À cette première dyade de tensions structurantes, les acteurs du B7 ont trouvé des solutions qu’on pourrait qualifier dans une certaine mesure d’« innovations sociales financières ». Le cas le plus emblématique est celui des obligations communautaires. Soulignons d’emblée que ce dispositif s’inscrit en contrepoint des « obligations à impact social ». Il s’agit plutôt d’un financement participatif qui permet aux organismes à but non lucratif de faire appel au soutien financier de la communauté. Cette campagne de financement, conduite en 2016 afin de préparer l’ouverture du B7, eut du succès, moins pour le volume des capitaux récoltés (comparé aux besoins financiers) que pour la démonstration de l’appui des acteurs de la communauté au projet (Sorin et Gruet, 2017). En effet, ce capital initial et cet appui ont été précieux par la suite pour obtenir des financements plus importants auprès d’autres bailleurs de fonds. Une seconde expérimentation fut le développement, à partir de 2018, d’une collaboration très spécifique avec des fondations philanthropiques. Celle-ci n’allait pas de soi, tant du côté des fondations que du côté du B7 : le projet était hors-norme par rapport aux orientations des fondations et l’ingérence de ces dernières dans le milieu communautaire au cours des années précédentes avait donné lieu à de fortes prises de position dans le quartier. Cette collaboration a néanmoins permis de recueillir près de 850 000 $ sur 4 ans, grâce aux apports de la Fondation Lucie et André Chagnon, de la Fondation Béati, de Mission Inclusion et de la Fondation McConnell, pour le projet « Agir pour la mixité » (inclusion des populations les plus défavorisées du quartier, accessibilité socio-économique et culturelle du B7) et « Développer l’utopie » (ressources pour la planification et l’amorce des phases à venir du B7). Ce financement philanthropique était conditionné par la construction d’un rapport de collaboration plus fort que le rapport de pouvoir intrinsèque à la relation donateur-donataire. Ceci a été rendu possible par une démarche commune de réflexion autour d’un projet de recherche partenarial, encadré par le Service aux collectivités de l’UQAM (dont cet article est un des produits). L’objectif était de substituer aux classiques mécanismes dissymétriques de reddition de comptes et d’évaluation un processus d’échange plus horizontal et la mise en débat de préoccupations communes entre des représentants des fondations impliquées et des acteurs du B7 (la Fonderie la Coulée, l’arcade pour les jeunes Press Start, L’école d’art Pointe-Saint-Charles, l’épicerie Le Détour, le 7 à nous). Cette démarche structurée, à laquelle ont participé divers comités multipartites, a donné lieu à des chantiers d’apprentissage, dont un premier sur « la crise liée à la COVID-19 et le Bâtiment 7 », et deux chantiers sur « la mixité dans nos organisations », permettant d’aborder autant les enjeux de gentrification dans un quartier comme Pointe-Saint-Charles que de lutte contre le racisme. Ce processus a permis de construire progressivement une relation de confiance entre les bailleurs de fonds, devenus plus sensibles aux besoins de l’organisme, et le B7, devenu plus transparent sur ses propres défis internes. Ceci a fait en sorte que toute latitude lui a été laissée durant la pandémie pour réaffecter les fonds, alors que les planifications prévues volaient en éclat, ou encore que de nouveaux financements ont été alloués, par exemple dans le cadre de la lutte au racisme. En somme, la création de nouveaux dispositifs de financement, par les obligations communautaires ou par la construction d’une modalité d’échange inédite avec des fondations, a permis de démontrer que le recours à des financements externes ne conduisait pas nécessairement à une réduction drastique de l’autonomie financière de l’organisme et des projets qu’il anime.

Deuxième tension : l’autonomie par projet versus l’autonomie collective

Une deuxième tension résulte de la difficulté de développer l’intégralité du B7 en demeurant le plus près possible de l’idéal libertaire qui définit sa structure de fonctionnement, c’est-à-dire une structure décentralisée et égalitaire qui vise au renforcement de l’autonomie de toutes les parties prenantes. Cette visée utopique pose des défis organisationnels majeurs tant en ce qui concerne la viabilité du projet dans son ensemble qu’en ce qui concerne sa cohésion générale.

Considérant que le potentiel de revenus autonomes est très variable d’un projet à l’autre, tous les groupes n’ont pas la même distance à parcourir pour atteindre l’autonomie financière. Comme mentionné dans la première section, les projets qui composent le B7 en tant que « commun social » n’ont pas été choisis sur la base d’une étude de marché mais en fonction de la nature sociale de leur mission. La survie économique de certains projets serait impossible s’ils devaient assumer l’entièreté de leurs frais de fonctionnement. Il n’est pas aussi facile, par exemple, de générer des revenus pour des formations payantes au travail du métal ou du bois que pour la vente de biens courants, comme les aliments ou la bière. Cette situation pose particulièrement problème dans le cas des ateliers collaboratifs, administrés par le 7 à Nous. Ils ont donc un statut différent des autres projets occupants. En effet, les efforts que déploie le 7 à Nous pour suppléer à l’incapacité de certains ateliers collaboratifs à s’autofinancer se répercutent directement sur les marges financières dont il dispose pour prendre en charge des besoins généraux liés à l’entretien des infrastructures (tels, par exemple, la réparation de la toiture ou le changement du système de chauffage). Équilibrer les budgets de tous les ateliers peut donc se faire au détriment de la capacité de cette instance centrale à assumer des responsabilités d’intérêt général sur le plan financier. Les déficits individuels deviennent donc rapidement une problématique collective.

Pis c’est là aussi que les ateliers collaboratifs, on se demande : « Est-ce qu’on aurait vraiment dû faire ça? » Les projets indépendants qui mettent les efforts pour survivre demandent beaucoup moins de travail au 7 à Nous. Pis là nous, que ça soit notre responsabilité de dynamiser l’atelier bois, etc, c’est un défi supplémentaire. (…) Si un collectif a une bonne dynamique, qu’il veut mettre les efforts pis toute, c’est ça le secret du succès. Donc les prochains projets, on ne veut pas être les porteurs, on veut qu’il y ait des collectifs indépendants qui s’en occupent, c’est ça notre vision pour la suite.

répondant n˚ 1, 20 février 2020

Jusqu’à présent, les acteurs du B7 ont jeté les bases d’un système de péréquation au profit des projets les moins rentables, ou qui sont même déficitaires. Ainsi, trois tarifs de location existent : 12 $ par pied carré pour les projets ayant une dimension sociale affirmée (Le Détour, Press Start), 16 $ par pied carré pour les ateliers et l’École d’Art et 18 $ par pied carré pour celui qui a la plus forte rentabilité commerciale, la brasserie-coop Les sans-taverne. Cette décision est directement liée au lien entre coût du loyer et tarification : si l’épicerie Le Détour devait assumer un loyer plus élevé, les coûts risqueraient d’entrainer la hausse du prix des produits vendus. Le 7 à Nous remplit aussi un rôle clé dans le financement de plusieurs projets occupants, notamment en accompagnant les groupes qui bénéficient des fonds du programme Agir pour la mixité. À titre indicatif, une représentante de la Fonderie la Coulée nous expliquait que l’offre de services de cet atelier permettait de générer environ 50 % de ses revenus, tandis que les 50 % restants des revenus nécessaires à son fonctionnement provenaient de subventions, notamment celles liées à sa participation au programme Agir pour la mixité. Donc si, en principe, chacun des projets a la responsabilité de gérer ses propres ressources, dans les faits, les manques à gagner sont compensés soit par des pertes pour le 7 à Nous, soit par un accompagnement par ce dernier dans des démarches de financement.

Graphique 1

Organigramme des cercles du Bâtiment 7, en septembre 2021

Organigramme des cercles du Bâtiment 7, en septembre 2021
Source : document partagé par le Bâtiment 7, 2022

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La viabilité financière n’est pas la finalité ultime; elle n’est qu’un moyen par lequel chaque projet peut ensuite participer davantage à l’approfondissement de la mission du B7 de même qu’à l’effervescence de sa vie sociale, culturelle et politique. Idéalement, les membres de chaque groupe occupant devraient donc être activement impliqués dans le fonctionnement de l’ensemble de la démarche collective. C’est d’ailleurs ce qu’entend favoriser sa structure organisationnelle directement inspirée de la sociocratie et de l’holacratie : des modes de gouvernance spécialement conçus pour instituer une autogestion dont les processus décisionnels sont efficaces et décentralisés. Le graphique 1, produit par le B7, présente l’organigramme des divers cercles – allant des plus petits au plus large (le Cercle général) – au sein desquels les membres du B7 peuvent s’investir pour participer aux prises de décision. Les obstacles à la participation sont néanmoins nombreux. Plusieurs membres sont si investis dans la gestion de leur projet ou de leur atelier qu’ils peinent à être plus actifs dans les cercles et doivent renoncer à la longue à certains des engagements collectifs. Cette tension, amplifiée par la COVID-19, est pointée dans un rapport d’étape de 2020 à l’intention des fondations, qui réfléchit en toute transparence aux défis liés à l’avancement de la mission.

Le temps et les énergies de chaque groupe sont déjà amplement sollicités avec les impératifs de viabilité financière et d’opérationnalisation de leur propre projet, à tel point que les synergies entre les groupes deviennent difficiles, voire parfois contradictoires avec l’équilibre interne d’un groupe. Par ailleurs, les groupes participants sont interpellés par le Bâtiment 7 sur une foule de processus participatifs d’autogestion du projet d’ensemble : création du budget, évolution de la structure, etc. C’est déjà un défi en temps normal pour un espace autogéré de bien calibrer ses énergies entre processus internes et mobilisation de la communauté, mais ce fut particulièrement déstabilisant en temps de pandémie de demeurer un lieu social pour le quartier.

Bâtiment 7, 2020

Notons que la démarche collaborative amorcée avec les fondations philanthropiques s’inscrit dans cette optique d’alléger la charge administrative des groupes, et ce, en ce qui a trait autant à la recherche de fonds qu’aux redditions de comptes exigées. Ainsi, en plus de bénéficier de fonds leur permettant de travailler sur leur mission sociale, les groupes financés dans le cadre du programme Agir pour la mixité n’ont plus besoin d’entreprendre chacun de leur côté des démarches de sollicitation auprès de l’écosystème philanthropique. Ce travail a été pris en charge conjointement par des représentants du 7 à Nous et de la Fondation Béati, laquelle a servi d’intermédiaire pour contacter une liste de fondations, les familiariser avec le B7 et les inviter à rejoindre la démarche. Suivant le même esprit, une des premières actions entreprises par le B7 et les fondations fut de créer et d’instaurer un formulaire de reddition de comptes court et commun à l’ensemble des bailleurs de fonds. Avec ces deux exemples tirés de la relation aux fondations, on voit que des dispositifs de collectivisation (reddition de comptes) ou de délégation (de la recherche de fonds) peuvent être mis en place pour diminuer les efforts investis autour de la viabilité financière afin de les rediriger vers des enjeux qui touchent plus directement à la raison d’être de l’organisation (la mixité sociale et la vie démocratique).

Troisième tension : la division du travail versus la mise en commun des tâches

La dernière tension structurante concerne la division du travail, entre une première tendance à la spécialisation, à la professionnalisation et à la salarisation[14], et une seconde tendance privilégiant la mise en commun des tâches, le bénévolat et le militantisme. A. Kruzynski souligne l’attachement du CSA, la composante libertaire du B7, à lutter contre « la hiérarchisation et la formation d’une “classe sociale” de coordination » (Kruzynski, 2017, p. 155). Elle cite un document de travail du CSA, une « boussole éthique » datée de 2011 :

Causes et effets de la professionnalisation : manque de rotation et spécialisation dans les tâches de coordination; perte du fonctionnement collectif, perte de vue du projet politique et l’abandon pur et simple avec le passage du temps, des principes qui s’en suit; salariat; accès difficile à l’information nécessaire pour prendre des décisions éclairées ou au jargon interne (augmente la complexité des structures et du langage), une certaine forme d’élitisme.

Une dizaine d’années après ce document, le B7 est dans une situation intermédiaire. En 2021, le 7 à Nous, qui prend en charge les fonctions transversales, compte une dizaine de salarié(e)s, tandis que les ateliers et projets du B7 en regroupent plus d’une vingtaine[15]. On observe une spécialisation progressive des postes avec des mandats plus précis, pour mener à bien l’activité des différents ateliers et projets en place, mais aussi assurer les tâches transversales d’administration et de financement. Mais l’ensemble des projets et ateliers repose également sur l’engagement bénévole des membres : la posture n’est pas celle d’un consommateur de services ou d’un usager passif, mais consiste toujours en une participation active aux activités et aux décisions. Entre le salariat à temps plein et le bénévolat occasionnel, un « nuancier » complexe se déploie au quotidien, avec l’entrelacement de statuts multiples : étudiant(e)s en stage dans le cadre de leurs études mais engagé(e)s aussi comme militant(e)s, membres ou non-membres participant bénévolement à des corvées, salarié(e)s alignant dans une même journée des « heures rémunérées » et des « heures gratuites », membres s’engageant dans des ateliers et recevant pour cela une rémunération, à l’image des jeunes de Press Start). À l’épicerie Le Détour, on peut croiser à la fois des salariés, des membres venus magasiner, des membres travaillant à la caisse, venus « donner » leurs 3 heures de tâches mensuelles, qui leur permettent en retour de participer à la gestion collective de l’épicerie et de bénéficier de prix plus bas[16]. Une employée actuelle de l’épicerie témoigne de cette porosité des statuts et de ces enjeux :

Quelques mois avant l’ouverture de l’épicerie, j’ai commencé à être salariée. Mais avant ça, pendant une grosse année, on était tous militants au moins 20 heures par semaine dans l’année qui a précédé l’ouverture. (…) Oui, complètement bénévole, c’est juste quelques mois avant l’ouverture qu’on a réalisé « oh shit! », ça va prendre quelqu’un qui est salarié parce que c’est plus d’heures qu’on pensait. Moi à 20 heures semaines ça allait encore m’investir bénévolement là-dedans pour un but, mais tu sais j’étais quand même à 30-40 heures par semaine (dans son autre emploi rémunéré). Mais là, on se rendait compte que ça ne suffisait pas, que tout le monde mette 15-20 heures ça n’allait pas le faire, fait que je suis passé à temps plein au Détour à 70 heures par semaine, pis ça fait trois ans que c’est ça.

répondante n˚ 7, 15 juillet 2020

De nombreux salariés cumulent ainsi encore une « double journée », comme salarié(e) et comme militant(e), dans le même organisme. Et parmi ceux qui ont un fort engagement bénévole, celui-ci est rendu possible par une activité professionnelle parallèle. Tout ceci pose à la fois la question du « travail gratuit » (Simonet, 2018), c’est-à-dire de la non-reconnaissance du travail comme tel, au nom d’un idéal du désintéressement et du dévouement[17], et de son extension jusqu’à occasionner de l’épuisement, à la fois militant et professionnel. En effet, la non-reconnaissance du travail comme tel peut aussi conduire le milieu concerné à ne pas reconnaitre pleinement ses responsabilités comme employeur (notamment face à la souffrance au travail), tout comme elle peut conduire ceux et celles qui en souffrent à la vivre comme un échec personnel, lié à un manque de dévouement militant, plutôt que comme un enjeu organisationnel, donc collectif. Mais cela pose aussi la question des contraintes à l’engagement : qui a les moyens du désintéressement et qui est trop démuni pour pouvoir « offrir » du travail gratuit? On saisit ici à quel point cette définition du modèle d’engagement légitime, dans les conditions économiques qu’il suppose, conditionne son accessibilité et donc l’objectif de mixité sociale.

Parallèlement à cela, différents processus se conjuguent pour conduire à des formes de spécialisation et de professionnalisation. Tout d’abord, le niveau d’expertise requis implique parfois de chercher une aide extérieure qu’il s’agit de rémunérer. Le degré d’implication peut aussi conduire à transformer une tâche bénévole en tâche rémunérée, voire en poste salarié si cela répond à un besoin crucial de l’organisme. En ce qui a trait au financement, la capacité à faire des planifications financières, des redditions de comptes, des analyses comptables, repose d’autant plus sur une salarisation que ces tâches font rarement partie de ce qui motive l’engagement militant. Plusieurs personnes interrogées parlent ainsi de ces tâches comme d’un « mal nécessaire ». En excès, elles tempèrent souvent l’enthousiasme militant, voire conduit au désengagement quand la charge administrative (a fortiori quand elle est bénévole) laisse une portion de plus en plus congrue au temps d’activité le plus apprécié. Enfin, la progressive construction d’une relation de confiance avec les bailleurs de fonds, par-delà les formulaires anonymes, peut aussi plaider pour une individualisation de la tâche.

Un membre qui travaille dans le secteur de l’économie sociale, très actif depuis le début de l’aventure du B7, rend compte de ces tensions organisationnelles mais aussi des évolutions processuelles et individuelles.

Ce ne sont pas des entrepreneurs. Surtout au début. Personne ne l’était. Maintenant, certains le sont plus. Mais au départ, c’est des rêveurs, des anarchistes ou à la limite du communautaire. Pas de terme péjoratif dans ce que je viens de dire, mais clairement pas des entrepreneurs. Fait que mon rôle était beaucoup de les aider tranquillement pas vite sur toutes ces années-là à percevoir le projet au moins de la manière dont les gens à l’extérieur vont le percevoir. Minimalement, apprenez le langage avec lequel les gens vont vous évaluer, vous financer, faire fonctionner le projet, parce que vous allez avoir besoin d’argent pour faire fonctionner ce projet-là. (…) Je perçois encore mon rôle comme étant de faire de l’éducation financière, faire de la démocratisation. Mais reste que ça a changé pour beaucoup de personnes. (X) était une de ces anars-là au départ, qui avait de la misère à comprendre les enjeux d’une entreprise. Elle était clairement bien assez intelligente pour le comprendre, c’est pas ça, mais on ne lui avait jamais parlé de cette manière-là. (…) Avec le temps, elle est devenue une des meilleures promotrices que j’ai jamais croisées dans l’ensemble de ma carrière. Ses deux plans d’affaires qu’elle a rédigés, sont encore dans les meilleurs plans d’affaires que j’ai jamais lus de l’ensemble de ma carrière.

répondant n˚ 3, 4 mars 2020

Pour contrer la tendance à la spécialisation des postes administratifs et financiers, plusieurs mécanismes sont à l’oeuvre. Premièrement, la structure est toujours dotée d’une culture autogestionnaire importante, avec un refus des mécanismes hiérarchiques, un fonctionnement par cercles et une volonté de partager au maximum les informations et les engagements. Ainsi, le « cercle finance » et le « cercle général » sont des lieux où sont discutés et décidés des orientations financières. Au-delà de ces instances, un effort « d’éducation financière » a été entrepris pour rejoindre plus largement les membres du B7 et leur permettre de mieux s’approprier ces enjeux. Ne pas définir de poste ou de tâche de « coordination générale » correspond aussi à cette vision organisationnelle militante. Dans le cadre de notre projet de recherche partenariale, les résultats présentés dans cet article sur les enjeux d’autonomie financière ont été préalablement exposés et discutés lors d’une activité regroupant une quinzaine de membres durant deux heures.

Il faut néanmoins constater que ces efforts pour mettre en commun les tâches, décisions et débats liés à l’autonomie financière demeurent de portée limitée, face aux processus qui poussent à la spécialisation, voire à la professionnalisation. L’un de ces processus tient aussi à la deuxième tension analysée, entre la volonté d’avoir un niveau de délibération collective fort sur tous ces enjeux collectifs et l’absorption de chacun(e) dans le fonctionnement des ateliers et projets auxquels il ou elle contribue. Ici aussi, l’enjeu de la pérennité économique est toujours en tension avec l’accessibilité sociale, comme en témoigne une salariée de l’épicerie Le Détour :

(À propos de la réflexion sur l’accessibilité socio-économique de l’épicerie) C’est quelque chose qu’on a beaucoup fait, à Pointe-Saint-Charles, mais avant d’ouvrir l’épicerie. Pis là depuis un an et demi, on a été submergés mais totalement par les autres opérations. Le Détour là, c’est rendu une entreprise d’un million de chiffre d’affaires, 300 employés mettons qu’on le mettrait de même là. Pis on n’avait pas du tout pris la mesure de ça. Fait que notre préoccupation, ça a été de s’assurer que c’est un commerce qui fonctionne pis qui donne le goût, où on a envie de devenir membre pis on a envie de venir faire nos achats pis toute cette idée de se donner une expérience de dignité qui est plus intéressante que le IGA pis le MAXI. Énormément de milliers de détails là, pour dire que quand je viens je suis contente d’être venue. On a mis beaucoup de travail là-dessus pis beaucoup de travail sur intégrer les membres, s’assurer qu’on a des processus où c’est facile de prendre des tâches, c’est facile d’être sur des comités. Fait que la dimension de la mixité là, c’est vraiment celle qui est passée à la trappe. Pis c’était notre objectif à partir de mars, on avait un plan de match à dérouler sur la question de la mixité, qui a été comme stoppé net par la pandémie, mais qui s’est remis en route il y a quelques semaines. (…) Pour moi c’est le seul vrai défi, c’est le seul gros objectif qu’on a là. Je le disais par rapport au Détour, même si ça devenait un commerce rentable et dont on peut être fier parce que le service est hot, si ça s’adresse juste aux gens qui ont du cash pis que ça continue de contribuer à désapproprier les populations plus traditionnelles, ou juste qui ont moins de moyens, de leur milieu de vie à Pointe-Saint-Charles, on va tellement être passés à côté. C’est vrai pour le Détour, c’est vrai pour le B7.

répondante n˚ 7, 15 juillet 2020

Si l’on renvoie le terme d’utopie à son origine étymologique (« nulle part » en grec), ce lieu imaginaire permettant de figurer une société idéale (More, 1993), il est pour le moins paradoxal de l’accoler au Bâtiment 7. C’est en effet un lieu qui existe bel et bien et c’est même un idéal qui vit justement par l’appropriation et l’aménagement d’un espace. Parler plutôt d’« utopie (très) concrète », en écho à E. O. Wright (2010), nous permet de mettre en lumière les enjeux liés à l’opérationnalisation de cet idéal de « mise en commun ». Pour cela, nous avons tout d’abord décliné les trois dimensions par lesquelles le B7 est un commun, à la fois commun négatif, commun urbain et commun social. Nous avons examiné les conséquences de ces trois dimensions en termes de micropolitique du financement, c’est-à-dire à la fois la charge normative de choix financiers (par exemple les motifs qui font qu’on privilégie telle forme de revenu) mais aussi les conséquences politiques de décisions techniques (par exemple, le modèle d’engagement légitime promu selon qu’on valorise ou non la rémunération des tâches).

Au coeur de cette opérationnalisation du commun, nous avons défini trois dyades de tensions structurantes qui parcourent le B7 : les sources de financement autonome vs les sources externes, l’autonomie par projet vs l’autonomie collective, la division du travail vs la mise en commun des tâches. Comme nous l’avons observé au cours de notre enquête, les acteurs du B7 font face à ces tensions au quotidien, dans les activités des projets, des ateliers et des discussions collectives. Les tentatives pour les articuler, voire les surmonter, les conduisent à expérimenter des innovations sociales et financières, qui touchent à des enjeux majeurs en matière de pérennité et d’accessibilité du commun.

Le B7 est donc mis à l’épreuve en permanence en tant que commun, dans la mesure où ses décisions organisationnelles sont autant de réponses à donner à des questionnements cruciaux : pour qui le commun? Qui met quoi en commun avec qui? Quels sont les liens qui unissent les membres de la communauté et quelles sont les frontières de celle-ci? Avec qui ne veut-on rien avoir en commun? Qui ne se retrouve pas dans notre communauté alors qu’on souhaiterait qu’il y soit? Se joue ici la relation dialectique entre commun et communauté : « la communauté qui construit le commun n’est pas donnée a priori, les communautés se constituent à travers le processus de construction du commun (…). Face à la complexité de construire des communs au 19e siècle, la communauté assemblée par le projet ne partage pas une essence commune et peut inclure des gens qui, dans d’autres situations, seraient dans des relations antagonistes » (Gibson-Graham, Cameron et Healy, 2018, p. 86). Dans cette micropolitique du financement, se jouent en filigrane, à travers la dialectique de la fin et des moyens, non seulement les conditions de possibilité et d’accessibilité du commun, mais plus largement son potentiel de transformation sociale, la portée de son action, que ce soit ici en matière de réduction des inégalités, de lutte contre les discriminations ou de transition écologique.

C’est enfin la tentative de créer une « politique post-capitaliste » (Gibson-Graham, 2006) qui s’observe dans l’opérationnalisation de ce commun, le terme désigne la volonté de s’affranchir de la centralité du capitalisme, lequel tend à structurer jusqu’aux catégories de pensées de ses opposants. Dans le cas du B7, comme nous l’avons rappelé, l’impulsion initiale est effectivement une réaction à un projet de développement capitaliste du territoire. Mais par la suite, les acteurs et actrices du B7 ont réussi à détourner certains usages routiniers du capital, que l’on pense aux obligations communautaires ou à la redéfinition des rapports donateurs-donataires. Le plein déploiement de cette « utopie (très) concrète » vise désormais à assurer la viabilité financière du B7 grâce à des processus non capitalistes, que ce soit dans le rapport à la finance, au travail et à la propriété. C’est là une tâche colossale, mais c’est aussi par cette épreuve collective, ces tâtonnements et expérimentations, que se tissent les liens d’une communauté toujours en devenir.