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Depuis le début du 21e siècle, les sociétés humaines sont confrontées à une pluralité de crises imbriquées : les crises économiques, sanitaires, politiques, sociales et écologiques se conjuguent dans un cocktail explosif alimenté par les dynamiques du « capitalisme cannibale » (Fraser, 2022)[1]. Heureusement, de nombreux mouvements de résistance, expérimentations collectives et initiatives locales émergent pour répondre aux besoins pressants des communautés, tout en incarnant de nouvelles manières de produire, de consommer et d’habiter le monde. Ces initiatives génèrent des formes de coopération socioéconomique novatrices, qui mobilisent les revendications politiques des communs, l’autonomie collective, l’autogestion et la réappropriation des moyens de subsistance pour reconstruire du lien social et entamer une transition écologique (Dardot et Laval, 2014; Coriat, 2015; Bollier et Helfrich, 2012). Ces projets comme la gestion commune de ressources, la réappropriation collective d’espaces urbains, les tiers lieux, l’urbanisme tactique, les monnaies alternatives, les Fab Lab, les éco-changes ou les projets de jardins collectifs augmentent, gagnent en visibilité et deviennent de plus en plus efficaces (Carlson, 2008; Saunders, 2014; St. Martin, 2009).

Le Québec ne fait pas exception à cette dynamique globale, qu’il faut toujours étudier à partir de ses spécificités locales et nationales. Nous observons dans cette région du monde une multiplication de ces initiatives depuis la dernière décennie, dont certaines, mais pas toutes, se revendiquent explicitement du paradigme des « communs ». À titre d’exemples, nous pouvons évoquer les collectifs de transformation locale et écologique (Solon, Champ des Possibles, Récolte, Coop Carbone), d’agriculture urbaine (NousRire, Craque Bitume, La Ligne Verte, les Urbainculteurs), d’ateliers collaboratifs (La Patente, La Remise, Rack à bécik), d’urbanisme tactique (espaces éphémères, La Pépinière) et de réappropriation d’espaces (Bâtiment 7, Espaces d’initiatives). Ces communs surgissent tant dans les milieux urbains, périurbains que ruraux, à l’instar de nombreux projets dans les communautés de Saint-Camille, Petit-Saguenay et d’autres villages étudiés par les Ateliers des savoirs partagés (Tremblayet al., 2022).

Malgré la relative nouveauté de ces types d’initiatives, on remarque qu’elles empruntent la plupart du temps des modes d’organisation traditionnels issus de l’économie sociale, soit les coopératives et les organismes à but non lucratif (OBNL). Le Québec possède d’ailleurs une longue tradition de l’économie sociale qui remonte aux 19e et 20e siècles, qui s’est institutionnalisée au tournant des années 2000 en devenant l’un des piliers du modèle québécois (Vaillancourt et Favreau, 2001; Lévesque, 2002; Bouchard, 2022). Or, plusieurs considèrent qu’il manque à l’économie sociale un projet et un leadership politique afin de pouvoir se positionner comme une vraie alternative aux failles du système économique dominant (Favreau, 2010; Draperi, 2012; Wright, 2014; Borrits, 2015). Suivant Borrits, « [s]i la forme coopérative d’entreprise reste un cadre largement utilisé dans les expériences alternatives [comme les communs], le mouvement coopératif international s’est aujourd’hui tellement institutionnalisé qu’il ne constitue plus une force transformatrice » (Borrits, 2018, p. 17). Se pose alors la question de savoir si le paradigme des communs pourrait redonner un nouveau souffle ou une dimension politique plus affirmée aux initiatives collectives qui surgissent dans différentes communautés et territoires. Ainsi, comment peut-on analyser le potentiel transformateur des communs émergents au Québec ces dernières années? Les communs présentent-ils une vision claire et unitaire de dépassement de l’ordre établi, ou existe-t-il des tensions dans les approches théoriques et les pratiques qui se réclament de cette notion?

Il n’est pas question de tracer ici une cartographie complète de ces initiatives collectives au Québec, mais plutôt de situer celles-ci dans le vaste champ de recherche sur les communs. Comme il existe plusieurs dizaines de milliers d’articles et des centaines de livres à ce sujet, nous proposons une grille d’analyse permettant de regrouper en deux grandes familles les discours ou approches présents dans cette littérature scientifique. Dans une première partie, nous proposons de distinguer les travaux issus de l’École de Bloomington, dans la lignée des recherches d’Elinor Ostrom, puis les perspectives anticapitalistes qui problématisent la relation entre les communs, les enclosures et le capitalisme. De façon complémentaire, nous chercherons à expliciter les spécificités, continuités et différences entre les formes traditionnelles de l’économie sociale et celles plus actuelles se revendiquant des « communs ».

Dans la deuxième partie, nous ferons un bref survol historique des communs afin de mieux situer ces nouvelles expériences dans le « temps long » de la société québécoise, notamment à travers certaines expériences marquantes du 19e et 20e siècle. Le but est ici de mettre en relief un double mouvement de politisation et de dépolitisation des communs à travers l’histoire, permettant ainsi de mieux situer diverses initiatives d’autogestion, projets collectifs et entreprises d’économie sociale dans ce continuum. Enfin, nous présenterons brièvement les différents articles du numéro qui examinent de plus près les nouvelles formes d’autogestion et de communs à notre époque, à travers des études de cas situées pour la plupart dans la grande région de Montréal. En somme, ce texte vise à explorer les dimensions sociales et historiques des nouvelles formes de coopération, d’autogestion et de communs au Québec. L’objectif n’est pas de tracer un portrait exhaustif des initiatives collectives sur l’ensemble du territoire, mais de proposer une compréhension théorique de la signification politique de ces phénomènes. 

Un champ théorique en ébullition 

Depuis une vingtaine d’années, les communs sont partout, en pratique et en théorie. Comme le remarquaient Federici et Caffentzis, [traduction] « les “communs” deviennent omniprésents dans le langage politique, économique, et même immobilier de notre temps. Gauche et droite, néolibéraux et néokeynésiens, conservateurs et anarchistes utilisent le concept dans leurs interventions politiques » (Caffentzis et Federici, 2014, p. 92). Du côté des mouvements sociaux, des mouvements paysans et autochtones partout à travers le monde se réclament des communs dans leurs luttes sociales et politiques contre la privatisation des ressources et du vivant, l’accaparement de terres et la destruction de leurs territoires. Des collectifs citoyens mettent en place des jardins communautaires, des communautés de partage, des ateliers collaboratifs, des espaces réappropriés et des projets locaux de transformation sociale et écologique. Des mouvements sociaux occupent des places publiques, comme Occupy Wall Street, les Indignados en Espagne, Nuit Debout à Paris, ou encore l’occupation de la place Gezi à Istanbul, qui se présentait comme une « commune » en référence explicite à 1871. 

Toutefois, le phénomène des communs a aussi été « récupéré » dans des initiatives qui s’en réclament sans appliquer ses principes fondamentaux, comme celui de l’inclusion sociale. À cet égard, Federici cite des universités américaines facturant des frais de scolarité de plus de 50 000 dollars par année, mais qui appellent leurs bibliothèques des « communs de l’information », ou encore les « gated communities », ces communautés fermées et exclusives [traduction] « où les personnes partagent l’accès à des ressources communes de manière équitable et démocratique, mais sont indifférentes ou même hostiles aux intérêts des personnes qui ne font pas partie de leurs communautés (outsiders) » (Federici, 2019, p. 90; voir aussi Harvey, 2012, p. 71). En ce sens, du côté des institutions, au nom de « l’héritage commun de l’humanité », dont feraient partie certaines forêts dans le monde, la Banque mondiale expulse des peuples de leur habitat traditionnel pour « mieux les protéger », tandis que les Nations Unies revendiquent le droit de gérer certaines ressources mondiales, comme la forêt amazonienne (Caffentzis et Federici, 2014; Federici, 2019).

Dans le monde académique, les communs font aujourd’hui l’objet de milliers de travaux. Rien que dans le versant de l’École de Bloomington, associée à Elinor Ostrom et à l’International Association for the Study of the Commons (IASC), Caffentzis (2012) relève plus de 40 000 publications. Mais plusieurs autres conceptualisations des communs, certaines plus anciennes que d’autres, se côtoient dans ce champ de recherche en pleine ébullition. Notons seulement quelques-uns des principaux travaux sur la question : Hardin (1968), Illich (1983), Midnight Notes Collective (1990), Shiva (1989), Esteva (1998, 2010, 2014), Mies et Bennholdt-Thomsen (1999), Linebaugh (2008), Hardt et Negri (2011), Harvey (2011, 2012), Dardot et Laval (2014), De Angelis (2007, 2014, 2017), Federici (2004, 2011, 2019), Caffentzis (1999, 2000, 2012), Bollier (2003, 2014), Bollier et Helfrich (2012, 2019). Malgré la multiplicité et la diversité des travaux, nous pensons qu’il est possible de les catégoriser en fonction d’un enjeu central, soit le rapport des communs au capitalisme. D’un côté se trouvent les travaux de l’École de Bloomington et de ses héritiers; de l’autre, ceux qui théorisent les communs d’abord et avant tout du point de vue des relations qu’ils entretiennent avec le capitalisme et/ou des luttes sociales et politiques anticapitalistes. Au sein de ces deux grandes catégories, il existe des distinctions conceptuelles à relever, mais celles-ci demeurent dans un terrain d’entente sur certains principes, valeurs et concepts de base. C’est ce constat général qui fait dire aux membres du Midnight Notes Collective (1990; voir également Caffentzis, 2012; Federici, 2004, 2019; De Angelis, 2007, 2017) qu’il existe des penseurs des communs anticapitalistes et des penseurs des communs qui, certes, rejettent le néolibéralisme, mais ne problématisent pas les communs dans leurs relations au capitalisme

Deux récits des communs

L’observation de la présence de deux écoles de pensée sur les communs était déjà formulée avec force par Caffentzis (2012) dans un article intitulé « A Tale of Two Conferences ». L’auteur y contraste, en effet, deux congrès importants ayant lieu en même temps et dans le même pays (le Mexique), l’un organisé par l’IASC sur les communs et l’autre portant sur l’altermondialisme, mais dans lequel il était beaucoup question de communs. Caffentzis pose alors la question suivante : [traduction] « Quelle est la relation politique entre le congrès ici à San Miguel de Allende [le dernier] et celui à Oaxaca? Est-elle conflictuelle? Est-elle coopérative? Est-elle ambivalente? » (Caffentzis, 2012, s. p.). Sa réponse se construit autour du rapport au capitalisme qu’entretiennent les deux approches des communs. Deux articles récents, proposant chacun à leur manière des critiques des théories des communs, peuvent être pris comme symbolisant ces deux principaux récits sur les communs. Le premier, au titre évocateur pour notre propos, est celui de Vaccaro et Beltran (2019) : « What do we mean by “the commons?” An examination of Conceptual Blurring Over Time ». Les auteurs commencent par présenter l’émergence du « champ d’études » des communs dans les termes suivants :

[traduction] Nous présentons une revue critique de la littérature sur les communs, un champ de recherche émergeant à l’intersection des théories de la propriété et de l’action collective (Crawford et Ostrom, 1995) et qui s’est exponentiellement élargi par rapport à son objet initial qui était la gestion des ressources naturelles pour couvrir des domaines aussi variés que le numérique et les communs politiques. L’objectif a toujours été d’étudier l’ensemble des normes et des règles utilisées par un groupe social pour la distribution des bénéfices d’un bien ou d’un service, ainsi que les coûts de leur mise en oeuvre (Ostrom, 1995).

Vaccaro et Beltran, 2019, p. 331, nous soulignons.

Ce premier récit comporte généralement une courte discussion sur la « tragédie des communs » de Garett Hardin et la manière dont Ostrom et son équipe deviennent reconnus, notamment pour leurs travaux critiques qui déconstruisent la thèse de Hardin. Vaccaro et Beltran poursuivent en écrivant, avec raison : [traduction] « certains concepts clés, dans différents domaines, sont clairement utilisés de manières distinctes et souvent opposées. Les tentatives pour raffiner l’usage des concepts des communs à l’extérieur de son contexte original limité révèlent des faiblesses et des contradictions » (Vaccaro et Beltran, 2019, p. 331). Nous pourrions dès lors nous attendre à ce qu’une discussion s’ensuive sur les différentes approches des communs. Or, ce qu’ils présentent comme étant les « études des communs » se résume en réalité aux débats internes entre les héritiers d’Ostrom : 

[traduction] Les études sur les communs ont longtemps bifurqué en deux chantiers de recherche : l’un qui s’est concentré sur l’étude des caractéristiques des pools communs de ressources[2] (common-pool resources), et l’autre qui a analysé les caractéristiques structurelles des institutions conçues pour la gestion des ressources, comprises comme des régimes communs de propriété (common property regimes).

Vaccaro et Beltran, 2019, p. 331

Est ici clairement exposé le récit dominant sur les communs issu de l’École de Bloomington et de ses héritiers. Ce discours se caractérise par deux éléments centraux. Le premier est le fait que la présentation des communs est toujours reliée d’abord à la théorie, au champ d’études des communs qui a émergé avec les travaux d’Ostrom. Le second est la définition des communs par les règles et normes de gestion d’un bien ou d’un service établies et appliquées par un groupe social ou une institution. La notoriété d’Ostrom et des nombreux travaux de ses héritiers rend ce discours incontournable pour qui veut traiter des communs.

Le deuxième récit sur les communs commence quant à lui généralement par reconnaître la contribution majeure des travaux d’Ostrom sur les communs. Cependant, une fois cette reconnaissance exprimée, on se concentre sur les critiques de l’approche d’Ostrom. Ces critiques concernent toujours le rapport que les communs entretiennent avec le capitalisme et les luttes sociales et politiques. L’article de Cumbers (2015), « Constructing a Global Commons In, Against and Beyond the State », est un bon exemple de ce deuxième récit. Cumbers commence son texte en rappelant la crise financière de 2008-2009 et la nécessité de trouver des solutions de remplacement au capitalisme ancrées dans des relations sociales solidaires et collectives :

[traduction] À mesure que la résistance se tourne vers l’imagination et la construction de programmes de remplacement, [...] [l]es discours des communs mettent l’accent sur l’importance de rompre avec les relations d’exploitation, aliénantes et hiérarchiques du capitalisme contemporain, pour se tourner vers des formes de relations humaines plus démocratiques, participatives et collaboratives.

Cumbers, 2015, p. 62

Il poursuit en présentant l’histoire du capitalisme à partir de la question des enclosures et de l’accumulation primitive, revisitée plus récemment comme « accumulation par dépossession » (Harvey, 2003), et sur laquelle nous reviendrons plus tard. En gros, ce deuxième récit sur les communs a pour caractéristique centrale d’inscrire la forme d’organisation sociale que sont les communs dans une trame sociohistorique toujours en tension avec l’avènement et le fonctionnement du capitalisme, tout en insistant sur le potentiel de transformation sociale des communs. Nous allons maintenant analyser plus en détail ce qui caractérise ces deux approches. 

L’École de Bloomington et ses héritiers

Elinor Ostrom est la référence la plus importante dans les études sur les communs. Elle acquiert sa réputation grâce à ses travaux inspirés en grande partie de sa critique du texte de Garrett Hardin (1968) sur la « tragédie des communs ». Dans ce texte, maintes fois critiqué pour son manque de rigueur dans la définition des communs, Hardin confond le « libre accès », sans règles ni restrictions, à des ressources, avec la gestion commune d’un bien, en l’occurrence des champs de pâturage en Suisse. Employant des postulats sur la « nature humaine » issus de la théorie du choix rationnel et de la théorie des jeux, Hardin tente de montrer comment le fait de donner libre accès à un champ à des pasteurs de moutons, considérés comme des homo oeconomicus qui agissent rationnellement en fonction uniquement de leurs intérêts personnels, aura nécessairement pour conséquence que les pasteurs feront paître leurs moutons jusqu’à l’épuisement de la ressource. Dans son livre phare, Governing the Commons, s’inspirant des mêmes postulats théoriques économicistes que Hardin (Deleixhe, 2018), Ostrom (1990, p. 58-88) critique celui-ci en s’attachant à montrer empiriquement, à travers de nombreux cas d’étude, le fonctionnement de ce qu’elle appelle un commun ou une « common pool resource ». L’un de ses arguments centraux est que les commoners communiquent entre eux dans une communauté régie par des normes et des obligations qu’ils se donnent eux-mêmes. Ces individus s’observent et se jugent en fonction de leur réputation. Bien qu’ils se comportent toujours de façon individualiste, ils comprennent qu’il y va de leur intérêt personnel de coopérer et de construire des institutions qui leur permettent de préserver leurs communs. Comme le dit Coriat, « [l]’idée que l’étude des communs est inséparable de celle de l’action collective se trouve ainsi d’emblée posée au centre de la réflexion d’Ostrom ». Dès lors, « un commun suppose non seulement l’existence d’une ressource partagée à partir de la définition d’un faisceau de droits entre commonors, il suppose aussi l’existence d’une “structure de gouvernance” appropriée à même de régler les conflits qui ne peuvent manquer de surgir entre commoners ou entre les commoners et les non-associés au commun » (Coriat, 2015, p. 13).

Inspirée par une approche institutionnaliste, Ostrom montre que les communs ne sont pas seulement des ressources communes, mais aussi un mode de gouvernance. Autrement dit, elle souligne déjà le fait que les communs sont à la fois un type spécifique de biens – rivaux et non excluables[3] – et un construit social. Comme le résume Sauvêtre (2016), les héritiers d’Ostrom posent trois critères pour définir un commun : 1) la ressource, matérielle (terre, eau, forêt, etc.) ou immatérielle (connaissance, information, numérique, etc.); 2) le système de distribution des droits de propriété pluriels ou « faisceau de droits » sur la ressource; et 3) le mode de gouvernance de la ressource, soit l’application de ces droits. Ainsi, l’objectif central d’Ostrom est de montrer qu’il existe une troisième voie hors de la dichotomie classique entre propriété privée et propriété publique. Par la suite, les héritiers d’Ostrom, notamment des juristes anglo-saxons (Lessig, Boyle, Benkler) travaillant sur les droits de propriété intellectuelle, ont développé le volet de la théorie des communs ostromienne concernant les biens immatériels. Ils ont surtout cherché à montrer l’efficacité des communs dans le cas des ressources informationnelles. Mais dans tous ces cas de figure, il n’est jamais question des communs dans leur rapport au capitalisme.

Capitalisme, luttes sociales et politiques et communs

La plupart des critiques adressées à l’École de Bloomington en général et à Ostrom en particulier portent précisément sur l’absence de problématisation des communs par rapport au capitalisme, avec pour conséquence la compatibilité de sa définition des communs avec le fonctionnement de l’économie dominante (Esteva, 2014; Hardt et Negri, 2011; Harvey, 2012; Dardot et Laval, 2014; De Angelis, 2017; Federici, 2019; Caffentzis, 2012). Mies et Bennholdt-Thomsen (1999), par exemple, montrent la différence entre un commun de production de subsistance et un commun de production de marchandise, afin de distinguer les communs qui participent au fonctionnement du capitalisme de ceux qui tentent d’y résister. Ainsi, ce qu’on pourrait appeler la deuxième école de pensée des communs comprend ces derniers non pas simplement comme un « pool commun » de ressources ou un « régime commun de propriété », mais comme forme spécifique d’organisation sociale ou, pour reprendre le terme de Marcel Mauss, un « fait social total », ayant structuré des centaines de sociétés au cours de l’histoire (Dardot et Laval, 2014). 

Dans la tradition des travaux marxiens, on ne peut comprendre les communs sans comprendre le processus des enclosures survenu notamment en Europe du 15e au 19e siècle, mais qui s’est exacerbé au courant du 18e siècle (Marx, 1993; Polanyi, 1983; Harvey, 2003). Le chapitre 27 du Livre 1 du Capital explique en détail le processus d’accumulation primitive, dont l’un des facteurs principaux est l’expropriation violente des paysans anglais des terres communales ou « commons ». Ce processus par lequel les paysans ont été dépossédés de leurs moyens de production a permis aux seigneurs féodaux d’accumuler le capital nécessaire qui leur servira plus tard à construire les premières « manufactures du diable » (Polanyi, 1983) au temps de la Révolution industrielle, donnant naissance au salariat et consolidant le capitalisme. La notion d’accumulation primitive a été ensuite reprise pour être associée à une théorie de l’impérialisme, notamment par Rosa Luxembourg (1951), Hannah Arendt (2002) et, plus tard, David Harvey (2003). Ce dernier renomme le processus « accumulation par dépossession », afin de montrer que le capitalisme mobilise en réalité les processus d’expropriation ou de privatisation comme mécanisme intrinsèque de son fonctionnement. Lorsque les taux de profit deviennent insatisfaisants pour la reproduction du système, le capital cherche de nouveaux débouchés pour écouler la production ou tente de trouver de nouvelles manières de poursuivre son accumulation. Ce processus équivaut à une expansion toujours plus grande de l’économie de marché, qui s’impose de manière violente en dépossédant les peuples de leurs communs. La fin du 20e siècle, selon Harvey (2003), marque une « nouvelle vague d’enclosures », un processus brutal d’extension de la privatisation à des sphères jusque-là épargnées, comme la propriété intellectuelle, les semences, la connaissance, l’information et le vivant en général, mais aussi une exacerbation des privatisations plus anciennes comme l’accaparement de terres. Selon plusieurs travaux qui adoptent cette approche (p. ex., Midnight Notes Collective, 1990; Dardot et Laval, 2014; Cumbers 2015), l’une des conséquences de cette nouvelle vague d’enclosures est une réaction de résistance et une prise de conscience des personnes et peuples concernés qui résistent en réclamant ce qu’ils sont en train de perdre, à savoir leurs communs.

C’est pourquoi ces travaux (Caffentzis, 2012; Federici, 2019; De Angelis, 2017; Harvey, 2012; Hardt et Negri, 2011) montrent tous la nécessité de penser les communs dans leurs rapports de pouvoir avec le capital. Caffentzis écrit, par exemple :

[traduction] Car c’est seulement en déterminant les relations de classe et les forces au sein d’une région particulière et à un stade particulier du développement capitaliste que nous déterminerons au bout du compte l’existence ou l’annihilation d’un régime de propriété commune (pour employer le terme néo-hardinien). Car le régime particulier qui gère les pools communs de ressources (common-pool ressources) sera déterminé, par exemple, par les besoins en travail de la classe capitaliste dominante dans la région et par la solidarité des commoners et leur pouvoir politico-militaire de résister aux forces inévitables déployées par les désirs capitalistes.

Caffentzis, 2012, s. p.

Ainsi, il y aurait une relation intrinsèque entre le développement et la reproduction du capitalisme et ceux des communs. Bien que cette tradition d’études des communs reconnaisse clairement l’importance des travaux d’Ostrom sur la gestion des ressources communes, mobilisant même ses concepts techniques, l’analyse fait un pas de plus afin de montrer comment ce type de phénomène participe à une compréhension sociohistorique plus large de l’évolution des sociétés depuis l’avènement du capitalisme. Contrairement à Ostrom et à ses disciples qui définissent les enjeux des communs comme étant ceux de l’efficacité, de la durabilité et de l’équité, la question qui anime l’école anti-capitaliste des communs est celle de savoir si un commun en particulier augmente ou non le pouvoir des citoyens de résister au capital et de définir un futur postcapitaliste. 

En résumé, bien que tous reconnaissent la contribution majeure d’Ostrom, les critiques à son égard ne sont pas des moindres. Le premier point d’achoppement est la question de la propriété et de la définition des communs. Certains lui reprochent sa « mentalité économique » (Esteva, 2014) en attribuant des propriétés intrinsèques aux biens, postulant ainsi l’existence de biens qui seraient « naturellement communs » (Dardot et Laval, 2014; Laval et Laville, 2014; Deleixhe, 2018). C’est pourquoi Caffentzis (2012) considère Ostrom et ses disciples comme des « néo-hardiniens », car ils demeurent enfermés dans le paradigme économique dominant du choix rationnel et de la théorie des jeux. Ces auteurs lui opposent le fait qu’il existe des propriétés communes qui n’impliquent pas nécessairement des common-pool resources. Par exemple, [traduction] « le premier acte des Taborites au 15e siècle pour la formation de leur communauté était de se débarrasser de plein gré de tous leurs biens personnels, afin de commencer leurs relations communales sur un pied d’égalité » (Federici, 2004, p. 54). Caffentzis ajoute que sur la base de l’histoire des régimes de propriété commune, il est difficile de décider [traduction] « quels types de bien “conduisent” à la propriété privée et quels types de bien “conduisent” à la propriété commune » (Caffentzis, 2012, s. p.). Faisant écho à la critique de Dardot et Laval (2014) et d’Harribey (2011), Deleixhe souligne que le postulat selon lequel les biens doivent nécessairement avoir ces deux qualités (rivalité et non-excluabilité) pour être considérés des communs, a enfermé Ostrom dans un « cadre naturaliste », « l’empêchant d’analyser si ces pratiques sociales coopératives pouvaient s’étendre au-delà de paramètres spécifiques des dilemmes de l’action collective » (Deleixhe, 2018, p. 62). Enfin, sur la question cruciale du rapport entre communs, privé et public, Ostrom n’affiche pas de préférence pour les communs par rapport aux deux autres formes de propriété (Ostromet al., 2002), notamment parce qu’elle n’a pas de théorie de transformation de la société (Varvarousis, 2020). Bien qu’elle reconnaisse que les communs peuvent constituer une alternative efficace à la gestion des ressources à des échelles différentes (Ostromet al., 1999), elle les observe surtout comme une voie complémentaire à la gestion privée des ressources par le marché et à la gestion publique exercée par l’État.

Dans le présent numéro, les contributions s’inspirent ainsi davantage de cette deuxième école de pensée des communs, tout en reconnaissant les apports théoriques d’Ostrom et de ses héritiers. Reste à voir maintenant comment les communs ont pris forme dans le contexte spécifique de la société québécoise, la plupart de ces initiatives n’ayant pas attendu les travaux d’Ostrom ou ses critiques pour mettre en place des modèles de gestion collective de ressources partagées.

Économie sociale et communs

Afin de mieux cerner la place des communs au Québec, il s’avère utile de mettre en dialogue ce champ de recherche avec celui de l’économie sociale qui est beaucoup plus développé en sol québécois, notamment en raison d’une large reconnaissance institutionnelle par l’État au tournant des années 2000 (Arsenault, 2018). À la suite du Sommet de l’économie et de l’emploi organisé par le gouvernement de Lucien Bouchard en 1996, un important travail de concertation et de mobilisation a permis à l’économie sociale de se tailler une place en revendiquant un espace distinct à la fois du secteur privé et du secteur public. Dans son ouvrage Trente ans d’économie sociale au Québec, la militante et ancienne présidente du Chantier d’économie sociale Nancy Neamtan raconte comment ce large mouvement – incluant une diversité d’entreprises coopératives, sans but lucratif et mutuelles, la finance sociale et l’approche du développement économique communautaire – est sorti de la marginalité où il se trouvait pour devenir un secteur pleinement reconnu de l’économie québécoise (Neamtan, 2019).

Selon des données récentes, le Québec aurait plus de 11 200 entreprises d’économie sociale dans de multiples secteurs : alimentation, culture, commerce de détail, environnement, finance, médias, services aux personnes, technologies numériques, etc. De ce nombre, 75 % seraient des OBNL, 21 % des coopératives non financières et 3 % des mutuelles et coopératives financières, celles-ci générant un chiffre d’affaires de 47,8 milliards de dollars et incluant plus 220 000 employés (Chantier d’économie sociale, 2022). Pour bien cerner les organisations faisant partie de ce secteur, le Québec s’est doté en 2013 d’une loi sur l’économie, dont l’alinéa 3 précise les frontières du domaine :

On entend par « économie sociale », l’ensemble des activités économiques à finalité sociale réalisées dans le cadre des entreprises dont les activités consistent notamment en la vente ou l’échange de biens ou de services et qui sont exploitées conformément aux principes suivants :

  • 1 - l’entreprise a pour but de répondre aux besoins de ses membres ou de la collectivité;

    2 - l’entreprise n’est pas sous le contrôle décisionnel d’un ou de plusieurs organismes publics au sens de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels;

    3 - les règles applicables à l’entreprise prévoient une gouvernance démocratique par les membres;

    4 - l’entreprise aspire à une viabilité économique;

    5 - les règles applicables à l’entreprise interdisent la distribution des surplus générés par ses activités ou prévoient une distribution de ceux-ci aux membres au prorata des opérations effectuées entre chacun d’eux et l’entreprise;

    6 - les règles applicables à la personne morale qui exploite l’entreprise prévoient qu’en cas de dissolution, le reliquat de ses biens doit être dévolu à une autre personne morale partageant des objectifs semblables. (Québec, 2013)

On voit d’emblée que l’économie sociale regroupe essentiellement des entreprises, c’est-à-dire des organisations qui participent à la production ou l’échange de biens et services vendus sur le marché. Émerge ainsi une première distinction avec les « communs » qui couvrent un spectre beaucoup plus large d’organisations et d’activités, allant au-delà des seules entreprises : organisations communautaires, forêts protégées, terres communales utilisées pour l’autosuffisance, bâtiments récupérés par des collectifs d’habitants, etc. Les communs peuvent parfois prendre la forme d’une entreprise, mais cette dimension ne fait pas partie de leur définition, contrairement aux entreprises collectives de l’économie sociale.

Par ailleurs, la loi sur l’économie sociale établit une ligne de démarcation claire concernant les statuts juridiques des entreprises qui peuvent revendiquer leur appartenance à cette famille. « Est une entreprise d’économie sociale, une entreprise dont les activités consistent notamment en la vente ou l’échange de biens ou de services et qui est exploitée, conformément aux principes énoncés au premier alinéa, par une coopérative, une mutuelle ou une association dotée de la personnalité juridique » (Québec, 2013). Par contraste, les communs ne sont pas limités par ces trois formes juridiques. Bien qu’ils excluent d’emblée la forme de l’entreprise privée à but lucratif qui repose sur le modèle de la propriété exclusive, les communs peuvent s’incarner dans une diversité de formes institutionnelles allant de collectifs informels aux coopératives de solidarité, en passant par les associations, les fiducies d’utilité sociale, des assemblages de multiples organisations imbriquées, ou encore d’autres formes issues du droit coutumier en usage dans diverses sociétés traditionnelles ou non capitalistes.

Enfin, une troisième ligne de démarcation se dessine dans les rapports plus ou moins complexes qu’entretiennent les communs et l’économie sociale au capitalisme. D’un côté, les travaux de l’école de Bloomington soulignent que les communs représentent un modèle de gouvernance collective distinct du secteur privé et étatique, présentant ainsi des points de ressemblance avec l’économie sociale qui cherche à représenter un « troisième secteur » au sein d’une « économie plurielle ». D’un autre côté, les perspectives anticapitalistes soulignent que les communs représentent un modèle alternatif à l’économie capitaliste, préconisant le primat du droit d’usage sur le droit de propriété. En ce sens, les expériences issues de l’autogestion, les entreprises collectives et les coopératives plus « politisées » de l’économie sociale se rapprochent davantage du paradigme des communs. Ici, ce ne sont pas tant la définition, le statut juridique ou les formes de gouvernance des organisations étudiées qui sont en jeu, mais plutôt la finalité sociopolitique des projets et les motivations des acteurs qui participent à ces initiatives collectives. Nous pouvons ainsi dire que les communs, dans leur version plus politisée, impliquent une remise en question explicite des valeurs du capitalisme et de l’ordre dominant, tandis que les communs moins politisés recoupent davantage les formes traditionnelles de l’économie sociale, tout en proposant une voie complémentaire à celles des secteurs public et privé.

En résumé, nous pouvons conclure que les notions d’économie sociale et de communs se recoupent partiellement, sans s’identifier complètement. Dans certains cas, des organisations font partie du domaine de l’économie sociale tout en s’inscrivant pleinement dans l’approche des communs, comme la plupart des organisations étudiées dans ce numéro. Dans d’autres cas, des entreprises d’économie sociale peuvent ne pas représenter des « communs » au sens strict. C’est le cas notamment du Mouvement des caisses Desjardins dont les règles de gouvernance, bien qu’elles s’inscrivent formellement dans le champ de l’économie sociale, adoptent de plus en plus des pratiques et formes organisationnelles similaires à celles des banques du secteur privé et reproduisant la logique du marché (Posca, 2019). Nous pouvons aussi penser à des initiatives collectives, comme les squats ou les projets d’éco-communautés qui, sans passer par la forme d’entreprises d’économie sociale, s’inscrivent pleinement dans l’univers des communs.

Communs et autogestion au Québec : entre nouveauté et tradition

Si le Québec est bien reconnu pour sa tradition, ses pratiques et ses institutions d’économie sociale et du mouvement coopératif, sa « mouvance autogestionnaire » demeure une dimension plus obscure de son histoire. Loin de prétendre à une quelconque exhaustivité, nous souhaitons tout de même présenter brièvement certaines expériences qui permettent d’établir un fil conducteur entre les pratiques que l’on peut rapporter à l’idée d’autogestion et celles qui relèvent des communs (pour une présentation complète de la mouvance autogestionnaire québécoise, voir l’article de Lachapelle et Furukawa Marques dans le présent numéro). Sans évoquer une véritable tradition à proprement parler, nous soutenons qu’il est possible d’identifier un certain nombre d’expériences citoyennes québécoises qui nous permettent à tout le moins de tracer un lien entre le phénomène des communs aujourd’hui, tel qu’il nous est présenté dans les textes de ce numéro, et des pratiques historiques qui s’en rapprochent considérablement. 

De ce point de vue, la première expérience à souligner est la création des sociétés de secours mutuels dans la deuxième moitié du 19e siècle. Nous devons à Martin Petitclerc l’étude approfondie du phénomène dans son ouvrage Nous protégeons l’infortune (Petitclerc, 2007), qui retrace cette histoire méconnue des premières formes d’organisation démocratique citoyenne au Québec. Une société de secours mutuels (SSM) est une association que fondent des citoyens en vue de pouvoir diminuer les coûts de certains services jugés essentiels et non dispensés par l’État. En échange d’une cotisation mensuelle, les ouvriers membres d’une SSM avaient généralement le droit à une assurance pour invalidité, maladie, accident de travail, coûts funéraires, ainsi qu’à une pension temporaire offerte aux veuves en cas de décès du mari. La plus connue, l’Union Saint-Jospeh de Montréal, fondée en 1851, comptait 800 membres en 1865. Toujours à Montréal, il existait à la même époque de 30 à 40 sociétés de ce type et plus de 250 ont été fondées au Québec dans la deuxième moitié du 19e siècle. Selon Petitclerc, « [c]es secours n’étaient pas seulement de nature monétaire, mais visaient à renforcer les liens de solidarité entre les membres » (Petitclerc, 2007, p. 11). Les SSM permettaient de construire des réseaux de proximité essentiels aux stratégies de survie des familles dans un contexte de consolidation du capitalisme. Fonctionnant avec des assemblées générales où l’on discutait des enjeux de l’heure qui préoccupaient hautement les ouvriers, ces assemblées étaient nombreuses et obligatoires, entourées d’un important réalisme qui leur donnait une forte dimension collective, et le « lieu d’une véritable discipline sociale » (Idem, p. 12). Ces associations auxquelles on adhère de façon libre et volontaire, dont la gestion est démocratique, qui ne recherchent pas le profit et dont les membres sont propriétaires et bénéficiaires de services, ont certes participé à la genèse de l’économie sociale et du mouvement coopératif au Québec, mais constituent également la fondation de l’idée d’auto-organisation des travailleurs dans une structure démocratique et égalitaire qui leur enseignait, en pratique, à discuter, résoudre des conflits et prendre des décisions collectivement. 

La deuxième expérience fondatrice à mentionner est celle du village de Guyenne en Abitibi. Après une thèse consacrée au sujet, Robert Laplante a publié en 1995 l’ouvrage L’expérience de Guyenne. Colonisation et développement en Abitibi dans lequel il décrit comment le village de Guyenne s’est relevé d’une quasi-faillite économique grâce à des initiatives citoyennes de construction d’organisations coopératives et autogérées. Connue dans le langage courant comme la « petite Russie », cette expérience a montré la capacité des ouvriers à structurer un village entier sur la base d’une économie d’abord tournée vers les besoins sociaux des citoyens plutôt que sur le profit. Ensuite, les années 1960-1980 constituent le dernier et plus important moment historique pour le développement de pratiques citoyennes de démocratie participative dans un esprit d’autogouvernement et, pourrait-on dire aujourd’hui, de communs, que Gabriel Gagnon et Marcel Rioux (1988) ont qualifié de « mouvance autogestionnaire au Québec ». C’est dans un contexte de crise économique avec de graves répercussions sociales que l’on voit naître une série d’initiatives citoyennes qui visaient, certes, à combler des besoins économiques et matériels, mais en s’accordant en même temps un pouvoir nouveau d’autonomie. Autrement dit, au lieu de prioriser des revendications autour d’une meilleure redistribution économique au moyen des politiques sociales de l’État, inspirées de Mai 68, plusieurs militants s’associent dans une grande diversité d’initiatives citoyennes illustrant leur volonté commune de se doter d’organisations autogérées. 

Gagnon, Rioux et leur équipe de chercheurs, parmi lesquels on comptait notamment Andrée Fortin, Jean-Pierre Dupuy et Robert Laplante, ont étudié collectivement un ensemble de cas couvrant trois dimensions clés de l’organisation sociale : le travail, le cadre de vie et la culture. Dans la dimension travail, l’on retrouvait notamment la reprise de Tricofil par ses travailleurs pour transformer l’entreprise en usine autogérée et la coopérative de développement du JAL créée à la suite de l’annonce de fermeture de trois villages (Saint-Juste, Auclair et Lejeune). En ce qui concerne le cadre de vie, on assistait à plusieurs luttes sociales pour la construction de coopératives d’habitation, comme dans le quartier Saint-Jean-Baptiste à Québec (Saillant, 2018), de squats et de communes, mais aussi de banques et de coopératives alimentaires, fédérées entre elles dans le Rézo (Fortin, 1985) ou de bars à vocation sociale comme la coopérative Café Campus. C’est également à ce moment qu’émergent des cliniques communautaires comme les CLSC (Plourde, 2021) et que se multiplient les groupes de femmes. Enfin, du côté de la culture, des théâtres populaires comme le Théâtre Parminou, les radios communautaires et des revues à caractère autogestionnaire comme la revue Possibles, voient le jour à la même époque. Il semble donc se dégager une « galaxie de principes » (Rosanvallon, 1976) sociopolitiques tentant de combiner des dimensions anticapitalistes, syndicalistes, populaires, contre-culturelles, nationalistes et féministes. Ainsi, le moment actuel, notamment après la crise financière de 2008, constituerait une nouvelle vague de coopération démocratique et autogérée portée par des collectifs citoyens. Néanmoins, les termes mobilisés relèvent davantage des communs, de la transition socioécologique ou encore de la transformation sociale et environnementale. Malgré l’évolution des discours et du vocabulaire mobilisés par les milieux militants et la recherche pour décrire ces projets et pratiques collectives, il semble que la dimension politique des communs et cette aspiration à dépasser le capitalisme soient présentes à plusieurs moments de l’histoire québécoise, avec une vague récente d’initiatives qu’il s’agit d’étudier plus en profondeur.

Survol du numéro : aperçu des articles

Dans ce numéro spécial sur les nouvelles formes de coopération et de communs au Québec, il n’a pas été possible de tracer un tableau exhaustif ni même une cartographie sommaire des expériences collectives de ce genre à travers le territoire. L’objectif était plutôt de juxtaposer différentes études de cas et analyses d’expériences emblématiques, afin de faire ressortir la dimension politique des communs visant un dépassement du capitalisme, de même que les tensions associées à leur mise en pratique.

L’article coécrit par Dan Furukawa Marques et Marc D. Lachapelle reprend certaines des considérations théoriques esquissées dans le présent texte, et problématise davantage les relations complexes entre le champ de recherche sur les communs et le paradigme de l’« autogestion ». Les auteurs proposent une relecture de la recherche sur les « pratiques émancipatoires » menée par Gabriel Gagnon et Marcel Rioux dans les années 1980 : diverses organisations autogérées comme l’entreprise récupérée[4] Tricofil, des coopératives alimentaires et d’habitation, des cliniques communautaires, etc. ont été analysées. Ces expériences qui préfiguraient l’émergence d’un nouveau monde dans les interstices de l’ancien ont laissé planer un vent d’espoir et de désillusion, comme l’évoque Gabriel Gagnon : « Au terme de ce voyage au coeur des pratiques émancipatoires qui confère à la société québécoise son intérêt et sa spécificité, le tableau apparaît constellé d’échecs et de désenchantement » (Fortin 1988, p. 123).

L’article écrit par Stella Warnier aborde une dimension centrale, mais souvent négligée des communs : leur aspect juridique. Elle propose une analyse comparative fort éclairante entre le droit civil québécois et le contexte juridique italien, la Commission Rodotà de 2007 ayant permis de reconnaître la catégorie des « beni comuni » qui dépasse la division classique entre biens publics et privés. Cette innovation juridique est mise en dialogue avec l’expérience québécoise qui, bien que n’offrant pas de cadre légal explicite lié à la terminologie des communs, offre divers concepts juridiques allant en ce sens, dont la fiducie d’utilité sociale.

Les trois articles suivants proposent des études de cas de communs implantés en sol montréalais. Sylvain Lefèvre et David Grant-Poitras se penchent sur le cas du Bâtiment 7, un large bâtiment industriel que s’est réapproprié la communauté dans le quartier Pointe-Saint-Charles au tournant des années 2010. Bien qu’il s’agisse sans doute du commun urbain le plus populaire et le plus étudié actuellement au Québec, les coauteurs analysent un enjeu névralgique, mais souvent négligé dans ce genre de projet : la quête de l’autonomie financière. Cette étude empirique met en évidence le rôle complexe de la « micropolitique du financement » essentielle à tout projet collectif de cette envergure, et qui entre souvent en tension avec l’idéal d’autogestion et d’autonomie collective que ses membres cherchent à incarner dans leurs pratiques.

Emmanuel Guay et Alessandro Drago étudient la tension entre la création de liens sociaux, les initiatives collectives et les processus conflictuels au sein des mobilisations contre la gentrification dans le quartier Parc-Extension. À travers une étude ethnographique des actions menées par le Comité d’action politique de Parc-Extension (CAPE), les auteurs mettent de l’avant certains concepts liés à l’étude des mouvements sociaux qui font écho aux processus de « mise en commun » (commoning) essentiels à la protection, la mise en oeuvre et la gestion collective des communs. Leur analyse se concentre ainsi sur le rôle du travail relationnel, l’énergie émotionnelle, les infrastructures sociales et la construction d’identités interpersonnelles qui permettent de développer et de maintenir les capacités d’action collective d’un groupe à travers le temps.

Le troisième article coécrit par Laurent Dambre-Sauvage, Juan-Luis Klein et Diane-Gabrielle Tremblay se déplace vers le quartier Saint-Michel pour examiner les communs culturels territoriaux (CCT) émergeant dans ce milieu de vie. Ce quartier s’avère à la fois un noyau d’établissements culturels, une communauté très diverse et défavorisée, soutenue par une série d’organismes communautaires jouant un rôle central dans les stratégies de revitalisation locale. Mobilisant le cadre théorique d’Elinor Ostrom, les auteurs étudient les démarches mises en oeuvre par la table de quartier Vivre Saint-Michel en Santé (VSMS) qui agirait comme un véritable CCT « mobilisant des ressources culturelles dans une dynamique de revitalisation du territoire », notamment depuis le contexte de la pandémie COVID-19.

Enfin, l’article de Nadim Tadjine et Émilie Dazé étudie de plus près les défis liés à l’autogestion et à la transformation des modèles traditionnels de l’économie sociale en prenant l’exemple de la coopérative de solidarité Temps-libre. Cet espace de travail partagé et collaboratif ouvert à la communauté a pris naissance en 2016 dans le quartier du Mile-End, a d’abord fonctionné selon le modèle de gestion verticale classique (avec une direction générale), avant de basculer vers un modèle d’autogestion basé sur l’implication bénévole à partir de 2019. Les deux chercheurs-praticiens parviennent ainsi à documenter cette transition et transformation des pratiques internes à ce commun, avec ses avantages, ses défis et ses stratégies de transformation organisationnelle, au carrefour de l’économie sociale et d’une approche plus politisée des communs.

Pour terminer le dossier, Yves-Marie Abraham et Ambre Fourrier proposent un cadre théorique synthétique pour mettre en lumière les processus et les règles sociales qui sont à la source des communs dans une perspective anticapitaliste. Pour eux, l’autoproduction, la communalisation, la démocratisation, lacoopération permettraient de construire un idéal-type du « commun », entrant en conflit avec l’imaginaire de la modernité capitaliste occidentale. Les auteurs illustrent les dimensions de l’idéal-type à travers les exemples de la Communauté Milton Parc, Le Champ des possibles, la Mobilisation 6600 MHM, La Remise, UPop Montréal, la Banque d’échanges communautaires de services (BECS) et l’organisme Solon. Enfin, ce texte épouse une perspective critique en problématisant les stratégies de sortie du capitalisme, et en faisant l’hypothèse que la communalisation représente « une stratégie interstitielle prometteuse pour tenter de se libérer de la mégamachine techno-capitaliste ». Le titre provocateur « Mais vous êtes donc communiste? » évoque ainsi la nature intrinsèquement politique des communs et leur caractère potentiellement subversif.

En conclusion, les communs pourraient-ils devenir un nouveau concept fédérateur pour créer des ponts entre les multiples initiatives collectives, expérimentations démocratiques, éco-communautés, entreprises d’économie sociale et organismes communautaires présents sur le territoire québécois? Ce numéro spécial ne prétend pas offrir toutes les réponses, mais plutôt ouvrir un chantier de recherche cherchant à faire dialoguer les « pratiques émancipatoires » d’autrefois et les nouvelles pratiques préfiguratives des générations actuelles. La devise latine Omnia sunt communia, tirée de la Bible et servant jadis d’inspiration pour certaines communautés chrétiennes, semble aujourd’hui renaître sous une forme inédite en nous invitant à l’expérimentation. Pour répondre aux crises actuelles, il faudrait sortir de l’imaginaire de la modernité capitaliste et de l’idéologie propriétaire en mettant en oeuvre la maxime : « toutes choses doivent être tenues en commun ».