Trois thèses orientent cet ouvrage que le regretté Michel Sarra-Bournet (1960-2019), historien et sociologue, consacra à l’histoire souvent négligée des associations patronales au Québec. La première thèse veut que les courants de pensée ou « idéologies » qui animent ces associations voient leur force respective varier suivant la conjoncture économique. En période de décroissance économique, l’idée de concertation et la collaboration des classes prédominent, alors que le retour de la prospérité s’accompagne de la résurgence des conflits d’intérêts et des luttes sociales. La seconde thèse a trait à l’ascension, à la faveur de la Révolution tranquille, d’une « nouvelle classe moyenne » dont les technocrates alors au service de l’État forment la couche la plus éminente. Enfin, la troisième thèse met en exergue la présence de deux idéologies concurrentes pendant toute la période étudiée, soit du début des années quarante à la fin des années soixante : ces deux conceptions, le corporatisme et le libéralisme, ont non seulement divisé les rangs des associations patronales, ce que l’auteur étudie avec minutie, mais auraient aussi été les idéologies dominantes à l’échelle de la société québécoise. Pour étayer sa démonstration, Sarra-Bournet structure l’exposé de la manière suivante. Après une section introductive présentant de manière approfondie l’état des écrits scientifiques sur l’histoire des regroupements patronaux au Québec et explicitant les hypothèses retenues, l’auteur brosse un tableau général du contexte économique, social et politique d’après-guerre, en soulignant notamment que malgré les progrès de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la démographie, le Québec accusait toujours un fort retard économique par rapport à l’Ontario, lequel a entretenu un sentiment d’infériorité chez les francophones (chapitre 1). Les deux chapitres subséquents (2 et 3) sont consacrés à l’analyse des deux groupes d’affaires les plus importants chez les francophones, soit l’Association professionnelle des industriels (API) et la Chambre de commerce de Montréal (CCDM), de 1943 à 1955. Si les deux groupes s’adressent essentiellement aux PME où se concentre à l’époque l’activité des entrepreneurs francophones, l’API est davantage influencée par le corporatisme catholique, alors que la CCDM s’en tient pour l’essentiel au libéralisme classique. La doctrine sociale de l’Église n’est toutefois nullement univoque : on soulignera à cet égard le conflit épique qui opposera au sein de l’API le père Émile Bouvier, directeur de l’École de relations industrielles à l’Université de Montréal et farouchement antisyndical, et l’abbé Gérard Dion, fondateur du Département des relations industrielles à l’Université Laval et plus sensible aux revendications ouvrières. Ce conflit atteint son paroxysme en 1949 à l’occasion de la grève de l’amiante et conduit à l’implosion (temporaire) de l’API. Le chapitre 4 traite de l’évolution de la pensée des organisations patronales dans les années conduisant à la Révolution tranquille (1953-1960), marquée notamment par la mise sur pied, à l’initiative de la CCDM, de la Commission Tremblay sur l’autonomie provinciale. Le chapitre 5 porte sur les premières années de la Révolution tranquille et notamment sur l’échec de la planification économique et sociale, pourtant voulue par l’élite technocratique à la tête de la nouvelle bureaucratie étatique et par les centrales syndicales mais aussi, étonnamment, par les associations patronales francophones. Enfin, le chapitre 6 résume les dernières années de la 1re phase de la Révolution tranquille, avec les efforts de l’API pour réaliser une plus grande unité des milieux d’affaires, ce qui sera chose faite avec la fondation du Conseil du patronat du Québec. L’ouvrage repose donc sur la mise en parallèle de deux idéologies présentes dans la société québécoise, le corporatisme fortement influencé par la doctrine sociale de l’Église et le libéralisme économique associé à l’État du laisser-faire. À ce niveau de généralisation, il ne peut …
Michel Sarra-Bournet, Entre corporatisme et libéralisme. Le patronat québécois dans l’après-guerre, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021, 348 p.[Notice]
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Michel Coutu
Université de Montréal
michel.coutu@umontreal.ca