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Notre mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour se distingue par les importantes distorsions qu’il peut parfois créer entre le niveau d’appui populaire reçu par chaque parti lors d’une élection et leur représentation effective au Parlement. On parlera ainsi de surreprésentation, de sous-représentation, de régionalisme, de majorités fabriquées ou de faux gagnant. Il a aussi pour défaut de créer d’importantes inégalités politiques entre citoyens selon le lieu où ils habitent (le « vote perdu ») ou selon leur aversion pour certains partis politiques (le « vote stratégique »). Par ailleurs, il a pour avantage, selon ses défenseurs, de favoriser la formation de gouvernements majoritaires, ce qui constituerait un gage de stabilité politique et d’imputabilité.
Cet excellent ouvrage de Julien Verville porte sur l’évolution des débats et des tentatives gouvernementales qui n’ont jamais encore permis de réformer l’actuel mode de scrutin québécois. L’auteur ne cache pas son parti pris en faveur de cette réforme et il explique fort bien, dès les premières pages de son livre et en conclusion, pourquoi elle lui apparait nécessaire dans un parlement multipartiste où les distorsions présentées plus haut risquent de devenir encore plus fréquentes et plus difficiles à justifier.
L’ouvrage s’appuie sur de très nombreuses sources documentaires ainsi que sur de précieux entretiens privés avec des acteurs de premier plan sur la question (ex-politiciens, universitaires et militants). Ceux qui cherchent à connaître et à comprendre les différentes tractations expliquant la non-réforme du mode de scrutin au Québec depuis plus de quarante ans vont y trouver une mine d’informations inédites. Ironie du sort, l’ouvrage fut publié au moment où l’Assemblée nationale du Québec étudiait le projet de loi 39 visant à réformer le mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour. L’auteur consacre d’ailleurs le dernier chapitre de l’ouvrage à l’examen détaillé de la proposition gouvernementale. Il se montre assez critique sur certains points et lucide sur ses chances de réalisation.
Rappelons que les intentions de réforme surviennent généralement à la suite de résultats électoraux qui choquent l’esprit tant ils sont contraires aux principes élémentaires d’une représentation équitable des partis politiques en Chambre. Ce fut le cas à l’élection de 1970 : le Parti québécois fut relégué au quatrième rang à l’Assemblée nationale avec 6,5 % des sièges seulement alors qu’il avait tout de même reçu 23 % des appuis populaires et qu’il aurait plutôt dû former l’opposition officielle avec un tel niveau d’approbation. Et comme si ce n’était pas suffisant, trois ans plus tard, à l’élection de 1973, il recueillera 30,2 % du vote populaire et ne réussira à faire élire cette fois que six candidats! On comprend pourquoi le parti de René Lévesque fut très tôt un chaud partisan d’une réforme de ce mode de scrutin qui l’avait tant défavorisé. Alors pourquoi cela ne s’est-il pas fait par la suite? Et pourquoi le Parti libéral du Québec de Jean Charest n’a jamais mis en place la formule du scrutin mixte compensatoire qu’il avait pourtant endossée en 2002?
Verville explique que les partis politiques, d’ici et d’ailleurs, sont généralement plus séduits par l’idée de réformer le mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour lorsqu’ils siègent dans l’opposition. Une fois qu’ils sont installés au pouvoir, leur opinion évolue et ils en viennent à apprécier la « prime au vainqueur », la fabrication de majorités parlementaires qui leur permet d’exercer pratiquement seul le pouvoir (voir chapitre 7 pour des explications plus complètes).
Alors comment en arriver à une réforme de notre mode de scrutin? On serait tenté de répondre qu’il faudrait simplement retirer des mains des politiciens la question pour la soumettre préalablement à groupe de « sages » qui ne seraient plus à la fois juges et parties. Cela a été tenté dans différentes juridictions mais sans grand succès car on se confronte rapidement à deux difficultés : l’indifférence relative de la population et sa méconnaissance des processus électoraux. Et ces difficultés sont aggravées par le fait qu’on lui présente trop souvent des réformes inutilement complexes pour lesquelles les politiciens en place, juges et parties à la fois, montrent peu d’engagement. Tout projet du genre se perd ainsi dans un cercle vicieux dont la classe politique détient inévitablement la clé.
Ce livre devrait occuper une place de choix dans la bibliothèque de toute personne intéressée par l’évolution de la démocratie québécoise et des institutions à son service. En effet, l’enjeu qu’il contient n’est pas uniquement celui de la qualité de la représentation ou de l’égalité entre citoyens mais surtout celui de la défense d’une culture du compromis en politique qui demeure, faut-il le rappeler, la valeur cardinale que devrait favoriser toute démocratie.