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Quelque peu oublié de nos jours, le géographe et politologue français André Siegfried (1875-1959) a écrit deux ouvrages importants – Le Canada, les deux races : problèmes politiques contemporains (1906) et Le Canada puissance internationale (1937). Ces deux livres font partie du corpus des oeuvres marquantes sur l’état du Canada dans la première moitié du 19e siècle, à l’époque où le dominion britannique était en phase de construction nationale. Il faut savoir gré à Gérard Fabre de contribuer à sauver de l’oubli la pensée et les analyses pertinentes de Siegfried et d’avoir proposé une vue panoramique de son oeuvre sur le Canada qui retrace « l’esprit du temps éloigné qui n’est plus le nôtre, mais dont nous avons reçu le legs » (p. 2). Le livre de Fabre fait plus que dégager de manière exhaustive les grandes lignes de la pensée du politologue et géographe français, car il a reconstitué avec une grande érudition les contacts et relations de l’observateur français avec les élites canadiennes de son temps – Wilfrid Laurier, Henri Bourassa, l’abbé H.-R. Casgrain, notamment – qui permettent de cerner ce qui a influencé sa pensée. Il a, de plus, présenté les éléments biographiques qui permettent de bien cerner la pensée de Siegfried, et scruté avec minutie et grande érudition la réception de ses deux ouvrages. Voici donc un ouvrage, succinct mais bien complet, qui remettra à l’honneur un auteur classique sur le Canada et le Canada français.
Pour Fabre, l’intérêt des deux ouvrages de Siegfried est de montrer « comment se structure une totalité historique » (p. 15). Inspiré par son contemporain Vidal de la Blache – auteur du Tableau de la géographie de la France (1903) – et par l’école de Frédéric Le Play, Siegfried soutient que la géographie concourt à donner à un pays son individualité et son originalité autant que les contours de son histoire et sa démographie. Professeur au Collège de France et à l’Institut d’études politiques (« Sciences Po ») de Paris, Siegfried est aussi par ailleurs un fin analyste de la dimension politique sur le plan interne tant qu’externe, ce qui confère à son oeuvre une grande portée.
Siegfried considère que le Canada est une puissance internationale et la thèse centrale de ses analyses en fait un carrefour géographique entre l’Amérique et l’Europe qui « comptera dorénavant dans le concert des nations » (p. 90). Siegfried ne s’attarde, en effet, pas seulement à scruter la sociographie interne du dominion canadien en phase de construction nationale, car il « va plus loin en s’intéressant à un angle mort du comparatisme : la question des relations entre les espaces nationaux » (p. 19). Le politologue est anglophile et épris du libéralisme anglais. Pour lui, « [l]’assise britannique garantit l’avenir du Dominion canadien » (p. 31). Fabre poursuit sa lecture. « Le géographe ne s’accommode guère d’une américanisation du Canada qu’il perçoit comme un danger. En voulant conserver au Canada son statut de Dominion, il pense assurer un contrepoids, qu’il juge favorable aux Francophones » (p. 32).
Fabre note que Siegfried fait montre d’un réel attachement au Canada français. « Toutefois, Siegfried n’appréhende pas la société québécoise comme le font la plupart de ses compatriotes : il n’est pas obnubilé par ses composantes cléricale et traditionaliste. » Il voit d’un oeil favorable l’action et les politiques de Wilfrid Laurier, dont il admire la stature d’homme politique ainsi que son « libéralisme britannique ».
Siegfried est lucide sur deux points majeurs. Tout d’abord, il prend bonne note de la domination anglaise sur la partie francophone du dominion. « L’anglophile formé dans le moule leplaysien est sensible à la domination anglaise parce qu’elle déséquilibre dangereusement la Confédération. Son sens de la mesure, qu’il tient de ses affinités politiques libérales, l’empêche d’être plus incisif » (p. 42). » Fabre souligne que Siegfried connait bien l’histoire du Canada pour y avoir fait plusieurs séjours prolongés, ce qui l’amène à poser ce diagnostic : « Depuis le tournant du siècle, l’asymétrie de la situation canadienne lui paraît durable : la dualité des “deux peuples” fondateurs procède de mécanismes historiques de domination » (p. 56).
La domination telle que vue par Siegfried est avant tout politique. Plus tard après la guerre de 1939-45, Eugene Forsey critiquera sévèrement l’analyse socioéconomique de Siegfried et l’absence de références aux classes sociales, les ouvriers canadiens-français étant alors largement prolétaires. Plus près de nous, note Fabre, l’économiste Gilles Paquet reproche au politologue d’avoir trop insisté sur le conservatisme d’inspiration catholique pour expliquer le retard du Canada français et d’avoir négligé le rôle de la domination des capitaux britanniques d’abord, états-uniens ensuite, pour expliquer la dissymétrie entre les « deux races ».
Siegfried est par ailleurs – et c’est le second point majeur – conscient des faiblesses du Canada français. Ainsi, il se montre critique des élites traditionnelles canadiennes-françaises et en particulier du messianisme francophone catholique, soutenant que le provincialisme génère un isolationnisme culturel. « Siegfried sous-entend que l’élite traditionnelle canadienne-française a fait son temps et qu’il faut en concevoir une autre, à l’aune du modèle anglais dont le prestige lui semble intact » (p. 92-93). Ses remarques sur les élites cléricales, on s’en doute, expliquent une certaine froideur dans la réception de ses analyses au sein de la société canadienne-française de l’époque, que l’ouvrage retrace avec précision.
Le politologue ne conçoit pas que le Canada français – plus précisément, la province francophone – puisse un jour devenir indépendant, notamment parce qu’il valorise un Canada uni seul en mesure de jouer un rôle clé d’intermédiaire entre le monde américain et le monde européen. Fabre se questionne enfin sur les raisons du silence de Siegfried sur l’évolution du Canada et du Québec après la guerre de 1939-45, période de profonds changements. Profondément libéral, il se serait abstenu de critiquer les gouvernements de Maurice Duplessis et peut-être considérait-il ses analyses antérieures du Canada anglais comme étant définitives.
Quoi qu’il en soit, Gérard Fabre conclut qu’André Siegfried fut un observateur averti de la formation nationale du Canada dans la première moitié du 20e siècle, même s’il n’a pas su parfaitement entrevoir son évolution future, et l’auteur se garde de le lui reprocher par souci de ne pas sombrer dans le présentisme. « Ses écrits façonnèrent une nouvelle conception du Canada au sein de la population française. (…) Siegfried dessina la carte mentale d’un pays méconnu des Français » (p. 110), conclut Fabre.
L’ouvrage est fort bien écrit et souhaitons qu’il contribue à faire voir sous un jour nouveau les relations entre la France et le Québec dans la longue durée.