Comptes rendus

Éric Gagnon, Les signes du monde. Une ethnographie des centres d’hébergement, Montréal, Liber, 2021, 161 p.[Notice]

  • Yves Couturier

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Le livre d’Éric Gagnon porte sur la vie en centre d’hébergement et de soins de longue durée, celle qui se déploie à la faveur de la rencontre des gens qui y sont hébergés, de ceux qui y travaillent et de ceux qui y font du bénévolat ou de la proche-aidance. Cette rencontre produit divers rapports au monde, que sa sociologie compréhensive élucide pour un lecteur la plupart du temps distant de ce milieu clos et objet de diverses représentations, le plus souvent négatives. La posture ethnographique prise par l’auteur, en appui sur divers travaux de recherche in situ et sur une substantielle pratique de bénévolat en ces milieux, lui permet de produire une oeuvre originale et pertinente, car éloignée autant des critiques usuelles à l’encontre de ces organisations (maltraitance, effets nosocomiaux, ambiance mortifère, etc.) que d’une idéalisation trop facile minorant par jovialisme les réelles difficultés qui les caractérisent. Entre ces deux réductions malheureuses se trouve donc la vie, celle qui produit au jour le jour des compromis raisonnables, qui s’adapte aux contradictions insolubles, qui gère les limites nombreuses, qui recherche l’équilibre entre désirs, besoins et capacités, ceux des personnes hébergées autant que ceux des personnes qui y oeuvrent. Ce milieu produit donc les conditions d’une vie, différentes de celle d’avant, mais une vie néanmoins. « Prendre soin de quelqu’un, c’est lui permettre d’habiter le monde et d’y accomplir des choses », écrit Éric Gagnon. Par ce travail du soin, même imparfait et soumis à de nombreuses contraintes, se tissent et se retissent ce qu’il nomme les nervures du monde, les liens qui font monde, et donc la commune humanité de ceux du centre et de ceux hors du centre. Cette vie est appréhendée en cinq thèmes, soit l’admission des personnes hébergées et la nécessaire adaptation de chacun, l’intégration de nouvelles habitudes de vie, la communication entre les diverses personnes qui se côtoient dans un centre, la mémoire et ses divers effets relationnels et d’affirmation de soi, ainsi que les efforts de préservation de la subjectivité des uns et des autres malgré les contraintes du corps, de l’esprit et de l’organisation du travail. Ces thèmes sont abordés selon différents angles émergeant moins d’un cadre conceptuel a priori que de l’expérience vécue par le chercheur au contact de ces personnes – travailleurs, bénévoles et personnes hébergées – en faisant du bénévolat. Surgit par exemple le thème inattendu pour plusieurs du rire ou de la plaisanterie et de leur capacité de refaire la commune humanité des uns et des autres, malgré les difficultés du travail ou les souffrances liées aux conditions de santé et de bien-être des personnes hébergées. Le ton du livre est celui d’une sociologie profondément compréhensive, mettant la question du sens au centre de l’exposé. Un peu à l’image des dernières toiles de Riopelle, où l’abstrait autorise peu à peu le retour du pictural (les oies), le lecteur aura d’abord et surtout accès au sens de la vie des personnes qui se rencontrent en ces centres, avec force nuances. Au fil de sa lecture, lui apparaîtra peu à peu le méthodologique et, surtout, le théorique, celui qui fonde ce travail, et celui qui en découle, mais sans jamais altérer la primauté du sémantique. Cette pertinente posture narrative permet à tout lecteur (bénévole, étudiant, professionnel, proche de personnes hébergées, personne hébergée ou chercheur) d’accéder à la théorisation émergente sans posséder tous les codes de l’académisme. Il importe de ne pas divulgâcher ici cette théorisation émergente, dont la valeur est certaine, y compris d’un point de vue scientifique. Il est néanmoins possible d’indiquer que le livre expose très habilement une proposition théorique …