Qu’il me soit d’abord permis de remercier Recherches sociographiques de son accueil. C’est un privilège pour un auteur de voir son travail susciter une discussion dont on a vu qu’elle s’accompagne d’une critique parfois sévère de certaines des idées que j’ai proposées. Je veux également remercier mes collègues Jean-Philippe Carlos, Richard Handler et François Rocher de leur lecture attentive et critique de mon livre. Le lecteur le constatera bientôt, je ne suis pas toujours d’accord avec les critiques qui me sont adressées, même si de nombreux désaccords sont imputables à certaines ambiguïtés dont mon essai n’est certainement pas exempt. Je vais essayer de répondre au meilleur de ma connaissance à ce que mes collègues ont pu identifier comme erreur, lacune ou mésinterprétation. Cela dit, je m’en tiendrai à l’essentiel. Il me semble en effet que l’on peut ramener la discussion à trois aspects névralgiques de la thèse que je soutiens. Deux de mes critiques abordent la question de la « Grande noirceur », dont j’aurais reconduit l’idéal-type alors même que la sociographie et l’historiographie des dernières décennies ont mis en pièces l’idée d’un genre de « préhistoire » politique des années 1960. J’apporterai quelques précisions à ce sujet, lesquelles auraient dû figurer dans l’ouvrage lui-même. La définition du « sujet politique » sur laquelle je m’appuie suscite elle aussi certaines réticences. Là encore, des précisions s’imposent. Elles rejoindront forcément les considérations supplémentaires que j’apporterai à la question de la Grande noirceur et du traditionalisme d’avant la Révolution tranquille. C’est en effet l’importante question de l’apolitisme des idéologies canadiennes-françaises et de la politisation de l’identité québécoise au cours des années 1960 que j’aborderai. Je reviendrai enfin sur la question de la « québécitude » qui constitue l’arrière-plan en même temps que le motif principal de mon essai. Toute mon entreprise repose, en effet, sur l’apriori d’une réalité socio-historique québécoise sui generis. C’est ce découpage qui m’autorise à analyser la société québécoise en la mettant en bocal, à l’isoler « artificiellement » des réalités socio-historiques qui l’entourent. L’isolat que constitue pour moi l’objet Québec suscite deux critiques. D’une part, j’ignorerais les effets politiques de l’intégration du Québec à l’ensemble canadien et, d’autre part, je négligerais la diversité interne de la société québécoise, ce qui aurait pour effet de limiter mon analyse au monde canadien-français. Je paye ici le prix d’une certaine négligence. J’ai présumé de la légitimité mais surtout de la pertinence sociologique d’un tel découpage. Il est un peu tard mais j’essaierai de m’en expliquer ici. Jean-Philippe Carlos accueille plutôt favorablement certaines des idées avancées dans mon livre, ce dont je me réjouis. Il choisit de limiter sa critique à certains aspects de ma thèse que j’aurais selon lui peut-être négligés. Il me reproche ainsi de revenir sur la thèse aujourd’hui contestée de la « Grande noirceur » ou, si on veut, d’un indéracinable traditionalisme aveugle au politique avant les années 1960. Je reprendrais en cela et à ma manière la thèse d’André J. Bélanger (1974) portant sur l’apolitisme des idéologies canadiennes-françaises d’avant 1960, reconduisant de la sorte la représentation aujourd’hui largement contestée de la « Grande noirceur », critique que François Rocher m’adresse également. Je comprends les motifs de ce reproche. Ils tiennent sans doute à l’ambiguïté de mes propos concernant le Québec d’alors. J’ai dépeint le monde canadien-français d’avant 1960 à l’image d’une culture regroupant ses membres dispersés partout en Amérique sous la bannière d’une culture partagée dont le catholicisme, la langue française et un certain messianisme ont constitué les motifs centraux. Cela implique-t-il l’apolitisme des idéologies et l’enlisement dans un conservatisme …
Parties annexes
Bibliographie
- Beauchemin, Jacques, 2015 La souveraineté en héritage, Montréal, Boréal.
- Bélanger, André J., 1974 L’apolitisme des idéologies québécoises. Le grand tournant de 1934-1936, Québec, P.U.L.
- Bourque, Gilles, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, 1994 La société libérale duplessiste, Montréal, P.U.M.
- D’Allemagne, André, 1966 Le colonialisme au Québec, Montréal, Éditions R-B.
- Dumont, Fernand, 1963 « L’étude systématique de la société canadienne-française », Situation de la recherche sur le Canada français, Presses de l’Université Laval, Québec, p. 277-292.
- Guy Rocher et Fernand Dumont, 1961 « Introduction à une sociologie du Canada français », Recherches et débats, Centre catholique des intellectuels français, cahier no 34, Paris, Librarie Arthème Fayard, p. 13-38.
- Sand, Shlomo, 2012 Comment la terre d’Israël fut inventée : de la Terre sainte à la mère patrie, traduit de l’hébreu par Michel Bilis, Paris, Flammarion.
- Séguin, Maurice, 2006 [1965] Les Normes, dans : É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens : Anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec [http://books.openedition.org/pum/13157], Montréal, P.U.M.
- Thériault, Joseph Yvon, 2005 « Sur la trace d’une tradition », dans : J. Y. Thériault, Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec, Montréal, Québec Amérique, coll. « QA compact ».
- Vadeboncoeur, Pierre, 2018 [1970] La dernière heure et la première, Montréal, Les éditions du Boréal.