Le livre que nous offre Jacques Beauchemin pose la question du politique sous l’angle de la conscience historique du Québec contemporain. Il soulève l’enjeu de l’articulation entre le nationalisme et les projets politiques qui lui donnent un sens, une orientation, et ultimement des moyens d’action. À cet égard, cet ouvrage me semble emblématique d’une certaine façon de problématiser la question nationale québécoise et de lui assigner une seule finalité, à savoir l’atteinte de la souveraineté, qui sert d’unique point de référence pour évaluer son caractère « politique ». Le lecteur comprend assez rapidement qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un essai militant. Il propose un état des lieux personnel de l’identité québécoise et nourrit ses réflexions notamment d’une lecture des textes, tout aussi militants, de Pierre Vadeboncoeur, qui avait dressé le même bilan. Bien qu’il ne le formule pas dans ces termes, tout l’argumentaire de l’auteur repose sur un sentiment de désabusement, voire de désenchantement et de désillusion, à l’endroit des Québécois francophones (il n’est jamais question des autres composantes de la société québécoise) qui n’ont pas souscrit au projet indépendantiste plongeant ses racines dans la Révolution tranquille. Dès lors, comme le prétend Beauchemin, « les perspectives émancipatrices que profilait la Révolution tranquille paraissent s’évanouir dans un Québec revenu de l’euphorie qu’avaient suscitée les idéaux enivrants de libération nationale, de décolonisation et d’indépendance politique » (p. 35). L’élan de liberté qui aurait marqué cette période s’est en quelque sorte fracassé sur le double refus des Québécois de former un pays lors des référendums de 1980 et 1995. À la lumière de ce constat, Jacques Beauchemin nous invite à comprendre que le Québec serait entré dans une période de déliquescence marquée par un ensemble de traits tous plus déprimants les uns que les autres : un rapport ambivalent au passé; un refus inconscient de se poser en sujet libre et responsable de lui-même; un rejet de l’agir politique; un recours aux mythes compensatoires – notamment celui du Canada français; un défaitisme larvé; une attitude démissionnaire largement inconsciente; un sentiment d’impuissance; un repli sur la culture comme seule garantie de la survivance; un rétrécissement du projet émancipateur conçu au cours des années 1960; un étiolement de la représentation du sujet politique; une soumission tacite à l’ordre des choses; un repli inquiet sur ce qui avait constitué l’essentiel du parcours historique québécois; une impuissance politique ayant pour conséquence de l’empêcher d’atteindre la souveraineté; une dépolitisation qui renvoie à l’affirmation régressive d’une conception de la collectivité qui la dépeint sous les traits de l’ethnie, de la race ou de la culture; une propension à l’apolitisme; un authentique retour en arrière; un renoncement à l’émancipation politique signe d’un recul et d’une rémanence des illusions de la permanence à la fois consolatrice et paralysante. Pour qui n’aurait pas bien compris le message, il termine en soutenant que « renoncer au statut de sujet politique et accepter la dépolitisation de notre être collectif annonce peut-être la folklorisation de notre collectivité. Un tel pronostic […] pointe en tout cas en direction de ce qui aurait dû être et de ce qui semble nous échapper » (p. 205). Il y a plusieurs façons de commenter cet ouvrage. J’en retiendrai deux. La première est d’ordre conceptuel. Jacques Beauchemin ne peut que déplorer la « dépolitisation de l’identité québécoise » lorsque cette dernière est définie de la manière dont il le fait. La seconde porte plutôt sur la lecture unidimensionnelle, voire déterministe, des intentions qui ont alimenté la Révolution tranquille. Traitons d’abord la question de la dépolitisation. L’auteur l’aborde comme une métaphore (p. 32). Jacques Beauchemin voit dans la dépolitisation une …
Parties annexes
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