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Décédé à Montréal le 23 février 2021, Yves Martin a été l’un des hauts fonctionnaires de l’État les plus importants de sa génération et un artisan majeur de la profonde transformation des institutions publiques québécoises dans les années 1960 et 1970. Avec sa disparition, Recherches sociographiques perd quant à elle, plus de soixante ans après sa création, le dernier de ses trois fondateurs. Alors jeune professeur au Département de sociologie de l’Université Laval, Yves Martin avait en effet collaboré avec Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau à lancer notre revue, qui lui rendait naguère hommage en ces termes : « … cette rigueur précise qu’incarnait si bien celui qui fut le premier maître d’oeuvre de cette revue et qui lui donna son style, Yves Martin ». (La Rédaction, « Pour les vingt ans de Recherches sociographiques », vol. 21, n° 1-2, 1980, p. 7-9).

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Les qualités d’homme de grande culture d’Yves Martin, son intégrité dans son parcours au service de l’État et son engagement dans la promotion des intérêts nationaux du Québec s’imposent d’emblée sans qu’il soit nécessaire de faire appel au principe « De mortibus nihil sine bene » de toute rubrique In memoriam. J’ai eu la chance de côtoyer Yves alors que nous dirigions, avec son grand ami Fernand Dumont, la rédaction d’un imposant Traité des problèmes sociaux, paru en 1994. Si j’ai toujours vouvoyé monsieur Dumont, je me suis senti spontanément très à l’aise avec Yves et nous nous sommes rapidement tutoyés, à sa demande.

J’esquisserai rapidement son parcours. Yves Martin est né à Lachine en novembre 1929. Il a fait son cours classique dans trois institutions, à l’externat classique de Drummondville (1941-1942), au Séminaire de Saint-Hyacinthe (1942-1943) et au Séminaire de Sherbrooke (1943-1949). Sa famille a en effet déménagé plusieurs fois, son père ayant été chargé de mettre en place les bureaux régionaux de la Metropolitan Life dans ces trois villes, avant de s’établir à Chicoutimi. Il fit ensuite partie des premières cohortes de diplômés en sciences sociales au Québec, obtenant un baccalauréat en sociologie de l’Université Laval en 1952 et une maîtrise en 1954. Puis, il se rendit à Paris où, de 1954 à 1956, il fut élève de l’École pratique des hautes études (VIe section) et stagiaire de recherche à l’Institut national d’études démographiques.

De retour d’Europe, il fut de 1956 à 1964 professeur au Département de sociologie de l’Université Laval, où il enseigna notamment la démographie, avec un bref intermède au Bureau fédéral de la statistique, à Ottawa. Avec Fernand Dumont, il mena une enquête empirique commandée par le diocèse de Saint-Jérôme, qui a donné lieu à la publication de la monographie L’analyse des structures sociales régionales (1963), rédigée en collaboration. Cet ouvrage a inspiré tout un courant d’études régionales, un domaine d’excellence dans le champ scientifique québécois. Puis Yves Martin a dirigé, en collaboration avec Marcel Rioux, de l’Université de Montréal, la publication en anglais d’un recueil de textes et d’études portant sur la société canadienne-française (comme on appelait à l’époque la société québécoise). French Canadian Society (Toronto, McClelland & Stewart, 1964) était destiné à expliquer aux Canadiens anglais les mutations en cours au sein de la société québécoise alors en pleine Révolution tranquille. Cet ouvrage, dont l’édition française parut en 1971, connut une bonne diffusion.

À l’invitation d’Arthur Tremblay, sous-ministre en titre du nouveau ministère de l’Éducation du Québec et l’un des plus importants mandarins de la fonction publique, Yves Martin a quitté l’enseignement universitaire pour entrer dans la fonction publique québécoise, d’abord comme directeur de la recherche dans ce ministère en 1964 puis comme sous-ministre adjoint (1966) et sous-ministre en titre à partir de 1969. Son travail de terrain dans la région de Saint-Jérôme l’avait sensibilisé au sous-développement du système scolaire québécois et la faible scolarisation de ses compatriotes l’avait inquiété. Les travaux en démographie qu’il avait réalisés pour la Commission d’enquête sur l’éducation présidée par Mgr Alphonse-Marie Parent l’avaient convaincu de la nécessité d’un vigoureux coup de barre à donner dans l’organisation du système d’enseignement québécois, tant pour le mettre en phase avec la modernité que pour assurer aux jeunes Québécois un accès élargi aux diplômes. Comme plusieurs autres diplômés des sciences sociales de son époque, il s’est tourné vers l’État pour changer les choses.

Le développement du système d’éducation, allant du secondaire à l’université, fut l’oeuvre de sa vie et le principal héritage – mais non le seul, on le verra – qu’il a laissé. Dans les années 1960, autour de cent vingt mille jeunes atteignaient chaque mois de septembre l’âge d’entreprendre des études secondaires, résultat du baby-boom d’après-guerre, et il fallait agir vite pour mettre en place un réseau d’écoles secondaires polyvalentes mais aussi pour revoir tout le système d’enseignement postsecondaire. La contribution d’Yves Martin à la création du réseau de collèges d’enseignement général et professionnel fut importante. Il a notamment oeuvré à l’achat des immeubles des différents collèges classiques du Québec, appelés à héberger les premiers cégeps. Yves m’a raconté qu’il avait un jour réuni les directeurs de ces collèges afin de leur expliquer quelles étaient les intentions de l’État en la matière. Loin d’avoir été houleuse (ce qu’appréhendaient les représentants du ministère), la réunion se déroula dans un climat de résignation et de réalisme. En quittant la salle, le directeur d’un des collèges qu’il avait fréquentés des années auparavant s’approcha de lui : « Yves, je n’aurais jamais cru que tu nous ferais ça un jour. » Et sans attendre la réplique, il s’en alla. L’anecdote illustre le peu de résistance rencontrée dans la réorganisation du système d’enseignement postsecondaire, une fois bien en place le ministère de l’Éducation, créé pourtant dans la controverse quelques années auparavant.

Une autre anecdote illustre la grande vitesse du processus de création d’un grand nombre de cégeps. Au moment de l’annonce de la mise sur pied du Cégep du Vieux Montréal, le comité d’implantation avait tout préparé mais on avait oublié un détail important : comment allait s’appeler le nouveau collège situé au coeur de la ville? Yves Martin suggéra à brûle-pourpoint : « Collège d’enseignement général et professionnel du Vieux Montréal ». L’accord fut instantanément donné et il écrivit le nom sur le dossier que le ministre présenta aux médias quelques minutes plus tard.

Yves Martin a négocié l’achat des immeubles du Séminaire de Chicoutimi avec Lucien Bouchard, alors avocat à Chicoutimi et mandaté par cette institution d’enseignement, pour y implanter un cégep. « C’est ainsi que me fut donnée l’occasion de découvrir un interlocuteur particulièrement coriace, voué jusqu’à l’intransigeance à la défense des intérêts de l’État », s’est rappelé Bouchard[1]. Yves Martin a eu l’occasion de travailler de près avec ce dernier lorsqu’il présida la Commission d’étude et de consultation sur la révision du régime des négociations collectives dans les secteurs public et parapublic, mandatée par le premier ministre René Lévesque en 1977, où Bouchard siégeait à titre de commissaire. Le chef du gouvernement voulait établir un régime de négociation avec les employés de l’État moins houleux que celui qui avait pris place sous les gouvernements antérieurs. Cet épisode contribua à nouer une solide amitié entre les cosignataires du Rapport Martin-Bouchard.

Yves Martin a été l’une des principales chevilles ouvrières de la fondation du réseau de l’Université du Québec, inspiré du modèle californien d’une université d’État avec plusieurs campus dans différentes villes. En lui décernant un doctorat honoris causa en 2018, l’Université du Québec a reconnu en lui l’un « des grands artisans ayant oeuvré à doter le Québec moderne d’une institution unique, qui a changé le visage de la société québécoise ». « C’est à Yves Martin que pourrait être décerné le titre de père fondateur de l’Université du Québec », ont écrit Denis Bertrand, Robert Comeau et Pierre-Yves Paradis dans leur ouvrage La naissance de l’UQAM. Témoignages, acteurs et contexte (2009).

L’action d’Yves Martin comme haut fonctionnaire ne se limita pas au champ de l’éducation. Il fut nommé président-directeur général de la Régie de l’assurance maladie du Québec en 1973. De 1975 à 1981, il fut le premier recteur laïc de l’Université de Sherbrooke. Puis, il joua un rôle clé dans la fondation de l’Institut de recherche en santé et sécurité du travail du Québec, dont le siège social était situé à Montréal et dont il fut le premier directeur général. Sa carrière se poursuivit ensuite comme sous-ministre des Relations internationales du Québec de 1984 jusqu’au début de l’année 1986.

Sous le second gouvernement de Robert Bourassa, réélu en décembre 1985, Yves Martin fut écarté sans ménagement de la fonction publique. « On l’a mis sur la touche. Il en est resté profondément blessé » écrivait Denis Lessard dans La Presse, au lendemain de son décès. Fort de son expérience en relations internationales, il a alors agi comme consultant autonome pendant quelques années, jusqu’en 1991. Yves Martin a joué un rôle de premier plan dans les relations internationales du Québec, un aspect de sa carrière moins connu que sa contribution au domaine de l’éducation. Comme haut fonctionnaire et comme consultant en coopération internationale, tant pour l’Agence canadienne de développement international (ACDI) que pour le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), il a participé à un grand nombre de missions diplomatiques dans plus de vingt pays, notamment dans plusieurs pays du continent africain qu’il a visités à maintes reprises, mettant à profit ses connaissances, son expertise de gestionnaire en affaires publiques et son réseau au sein de la francophonie.

Yves Martin n’avait jamais caché ses convictions indépendantistes, mais il avait cependant toujours pris soin que ses positions sur la question nationale n’interfèrent pas avec ses fonctions et ses mandats dans l’appareil gouvernemental. Lors du premier référendum sur la souveraineté-association en 1980, alors recteur de l’Université de Sherbrooke, il a fait partie des 194 membres du Regroupement national pour le Oui. Le début des années 1990 marqua un changement important dans sa carrière, car il s’engagea alors directement dans l’action politique. En 1990, il reprit contact avec Lucien Bouchard à l’occasion des travaux de la Commission Bélanger-Campeau sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec, à titre de conseiller bénévole. Par la suite, il s’engagea auprès de Jacques Parizeau comme conseiller spécial au cabinet du chef de l’opposition à l’Assemblée nationale, tout en continuant de conseiller à l’occasion le chef du Bloc Québécois, pour qui il rédigea quelques discours après que celui-ci se fut retrouvé chef de l’opposition officielle au parlement d’Ottawa.

Après l’élection de Jacques Parizeau en 1994, Yves Martin revint dans l’appareil gouvernemental québécois à titre de conseiller au Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes. En juin 1995, il entra au cabinet du premier ministre du Québec, affecté à la préparation du référendum sur la souveraineté du Québec. Il était resté très proche de Parizeau, qui l’avait précédé en tant que stagiaire à l’INED et qu’il avait connu lors de son séjour à Paris lorsque celui-ci y passa à quelques reprises pendant ses études à Londres. Les deux hommes s’étaient ensuite côtoyés dans les hautes sphères de la fonction publique. Après le référendum de 1995, il fut brièvement sous-ministre associé au Secrétariat à la politique linguistique du gouvernement du Québec. Puis il fit son entrée au sein du cabinet politique de Lucien Bouchard, devenu premier ministre du Québec en remplacement de Parizeau au lendemain du référendum de 1995. Après la démission de Bouchard, Yves Martin fut conseiller de Bernard Landry, mais il a pris ses distances avec le Parti québécois après le départ de Landry en 2005.

Même pendant qu’il était engagé dans la haute fonction publique québécoise ou en tant que conseiller politique, Yves Martin n’a jamais délaissé le travail intellectuel. Il a été toute sa vie le premier lecteur des ouvrages de Fernand Dumont qui lui soumettait pour examen ses manuscrits, une amitié qui aura duré plus de cinquante ans. Ils dirigèrent tous deux la préparation des Mélanges Falardeau parus sous le titre Imaginaire social et représentations collectives (1982) après avoir été publiés comme numéro spécial de Recherches sociographiques. Martin fut aussi un étroit collaborateur de Dumont dans plusieurs entreprises éditoriales d’envergure lorsque celui-ci était président de l’Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC). Ils co-dirigèrent, avec Jacques Dufresne, le Traité d’anthropologie médicale, un ouvrage original couvrant les diverses facettes de la santé en faisant une large place aux savoirs des sciences sociales. Il prépara ensuite quatre ouvrages collectifs portant sur l’éducation, sur la place du Québec dans le monde et aussi sur les questions démographiques pour lesquelles il conserva un grand intérêt, collaborant avec Jacques Henripin, du Département de démographie de l’Université de Montréal. Il participa à l’édition des premières histoires régionales à l’IQRC, notamment l’Histoire des Laurentides de Serge Laurin (1989), une région qu’il connaissait bien pour y avoir réalisé la grande étude empirique citée plus haut.

Fernand Harvey estime à juste titre qu’Yves Martin est considéré comme un pionnier des études régionales en sociologie et en histoire[2]. Citons un échantillon de ses travaux dans ce domaine. Son premier article scientifique portait un titre évocateur : « L’étude du milieu humain : essai sur le concept d’écologie humaine » (Hermès, automne 1953 p. 7-16). Il a publié par la suite une étude sur la population de Sainte-Marie-de-Beauce (1954). En 1954, tout juste avant de partir pour étudier en France, il passa l’été à l’Isle-aux-Coudres et il rédigea une longue monographie sur l’endroit, qui donna lieu à la publication de l’article « Isle-aux-Coudres : population et économie », Cahiers de géographie, avril 1957, p. 167-195. Quelques années plus tard, le cinéaste Pierre Perrault – qui devint un grand ami – l’a consulté en préparation de ses documentaires sur l’île. En 2003, lors du congrès annuel de l’ACFAS tenu à l’Université du Québec à Rimouski, on a souligné le 40e anniversaire du champ des études régionales au Québec, dont on fixait le début à l’année de publication de l’ouvrage sur la région de Saint-Jérôme cité plus haut. L’UQAR avait alors remis un prix à Yves Martin dans le but de reconnaître sa contribution majeure à ce domaine d’études. Remise à Rimouski, cette distinction était d’autant plus appropriée qu’il avait publié en 1959, alors jeune professeur, une étude démographique sur la région du Bas-Saint-Laurent, suivie en 1960 d’un article sur la ville de Rimouski paru dans Recherches sociographiques (en coll. avec Yves Dubé[3]).

Homme d’action, Yves Martin a aussi été un homme de réflexion, intéressé par la vie intellectuelle et en particulier par les études québécoises, auxquelles il a apporté une contribution non négligeable pendant sa vie active et après sa retraite. À l’IQRC, j’ai eu le privilège de travailler étroitement avec lui lors de la rédaction du Traité des problèmes sociaux (P.U.L., 1990) suivi par les Mélanges Dumont (L’horizon de la culture, P.U.L., 1995). Bien que très occupé à l’Assemblée nationale à cette époque, Yves Martin trouvait toujours du temps pour faire sa part dans ces travaux collectifs d’envergure, impliquant un grand nombre de collaborations sollicitées. Un peu plus tard, lorsque j’ai été rédacteur de Recherches sociographiques, j’ai aussi régulièrement fait appel à ses yeux de lynx pour la relecture des épreuves des articles à paraître. Je pense qu’il a apprécié que la revue qu’il affectionnait requière ses services une fois retraité. « N’oublie pas de m’envoyer tes épreuves » disait-il au détour d’une conversation. Les membres de sa famille n’échappaient pas à ce traitement : qu’il s’agisse de thèses de doctorat, de mémoires de maîtrise, d’articles spécialisés, de chroniques, de scénarios de films, de livres illustrés pour enfants ou de tout autre écrit, en français ou en anglais, ses proches ont toujours pu compter sur ses conseils judicieux et ses révisions minutieuses. Il a présidé le conseil de la Chaire Fernand-Dumont de l’INRS, auquel il a consacré beaucoup de temps et d’énergie.

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À l’âge de la retraite, Yves Martin s’est prononcé publiquement sur certains enjeux en lien avec le rôle de l’État dans la société, notamment sur la langue française et sur la laïcité. Retenons un extrait d’un texte paru dans Le Devoir (15 février 2014) pour y défendre la position gouvernementale sur la charte de la laïcité[4]. « Deux critères essentiels guideraient ainsi les choix en matière d’interdiction des signes religieux ostentatoires : la manifestation de la laïcité de l’État dans les institutions et chez les personnes qui incarnent celui-ci directement (ce qui permet de statuer sur l’opportunité de ne pas maintenir le crucifix à l’Assemblée nationale, soit dit en passant) et l’expression de cette valeur de société dans les lieux de formation initiale des jeunes. » Pour lui, cet objectif est conciliable avec une position nuancée sur les champs d’application de la Charte. « C’est en fonction de ces critères qu’il ne m’apparaît pas nécessaire d’étendre la mesure indistinctement à toutes les sociétés ou agences de l’État, ni aux collèges et universités, ni aux établissements de santé et de services sociaux ou aux garderies en milieu familial ou communautaire, à l’expression de particularités culturelles ou religieuses. »

En plus du doctorat honoris causa octroyé par l’Université du Québec, Yves Martin a reçu en 1979 un doctorat honorifique de l’université de Caen (France) en reconnaissance de sa contribution aux relations entre la France et le Québec, et la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval lui a attribué la Médaille Georges-Henri-Lévesque, en vue de souligner ses réalisations et l’excellence de sa carrière. Il fut reçu officier de l’Ordre national du Québec en 2013.

Ses proches collaborateurs connaissaient son côté un peu austère et frugal et tous ont apprécié sa grande rigueur intellectuelle. Conscient, comme l’avait été Jacques Parizeau, de l’infériorité économique des Canadiens français à l’époque de sa jeunesse, Yves Martin estimait que le développement social et économique du Québec passait par l’intervention de l’État. Par son action, il y a largement contribué et son héritage est impressionnant.

Notre revue tient à adresser aux six enfants d’Yves Martin – Claire, Catherine, Anne Marie, Pierre, Laurent et Paul –, à sa soeur Geneviève et à son frère Luc, ainsi qu’à ses nombreux petits-enfants et arrière-petits-enfants, nos plus sincères condoléances.